Florence Pazzottu, j’aime le mot homme et sa distance

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SOURCE : Dissidences

Un compte rendu de Frédéric Thomas

Auteure prolixe1, ayant récemment réalisé son premier film, Florence Pazzottu est l’une des grandes poétesses actuelle de langue française. Le sous-titre de J’aime le mot homme et sa distance (« cadrage-débordement ») emprunte au rugby, alors que les textes ici rassemblés empruntent, eux, à diverses formes, en vers et prose, entre récit aux couleurs autobiographiques et poèmes-sms, en passant par le détournement de contes japonais du Xe siècle (les Contes d’Ise). Quant au titre, il décline l’amour et sa distance, sous ses diverses formes – le face-à-face, la feinte, l’échappée, le débordement… – au gré des pages, des histoires et des rencontres. Au plus près de ce qui se joue entre deux êtres, entre deux corps, jusque dans « la douleur / du désaccord », contrariant « l’ordre libéral de l’échange – on ne peut pas offrir le manque » (p. 20)

Le bouleversant « Plier le drame » interroge, y compris dans le silence et le retard des mots, dans la distance des années aussi – la petite fille devenue grande –, la « déchirure d’un drame qui ne m’est pas arrivé » (p. 25). « Faire coup(l)e » explore la double version des deux versants d’une relation. D’autres parties accentuent le jeu des formes, les ellipses sur la page. Viennent alors ses « treize sms tressant poème ». Le caractère fonctionnel de l’outil, la trivialité des messages échangés en général pouvaient faire craindre un essai de poésie (faussement) quotidienne. Il n’en est rien. Car c’est aussi à un beau détournement auquel nous invite Florence Pazzottu. Non sans humour parfois :

« Tu ignores tout du Hollandais

volant ? Il dirige un navire fantôme mais

suscite et éprouve un amour vrai – n’est-ce pas mieux

au fond que l’inverse ? (13 août 14 à 9h)… » (p. 91).

Mais ce sont les « Quarante-cinq contes d’ici », qui constitue la partie la plus émouvante – celle du moins qui me touche le plus. Elle occupe plus du tiers du recueil. Courts textes, dont la majorité commence par « Une femme » – « Une femme avait perdu celui qu’elle aimait » ; « Une femme chez qui un homme venait de passer la nuit sans qu’il ait été dit entre eux que d’autres rendez-vous suivraient cette première traversée » ; « Une femme avait cessé d’attendre un homme »… –, où se donnent à voir les variations de la rencontre, de la déchirure, du presque – « j’y suis presque » – et du passer à côté. À nouveau, cette distance dans les mots « Une femme et un homme ». Et les sms comme clé d’un échange autre et autrement, où se donnerait à voir « ce qui leur arriverait un jour, ou [de] ce qui aurait pu leur arriver, ou [de] ce qui, peut-être, avait déjà, en eux et entre eux, surgi, mais qu’ils avaient laissé sans corps et sans nom » (p. 131). Et ce qui, peut-être, resterait « indemne de la destruction » :

« Je veille, vois-tu

non sur mon mal,

encore moins sur l’espoir ténu

d’un retour

de cet effondré par toi, notre amour,

mais sur ce qui continue

à s’écrire de ce qui fut» (p. 147).

En guise d’exemple, un seul extrait, parmi les plus romantiques : le quarante-quatrième « contes d’ici » :

« Une femme, bousculée par une rencontre, prise en cisailles entre les poussées d’une joie immense et une pressante envie de fuir, titillée par un souvenir qui au lieu de s’émousser au fil des nuits s’affûta, devenant aussi aigu qu’une question infiniment exigeante, écrivit finalement à l’homme qui demandait à la revoir :

Trois hommes jusque-là

m’ont fait une déclaration.

Le premier ne le reconnut pas

et cependant ces paroles,

jetées à son insu

un soir d’ivresse, scellèrent

trois ans d’amour fou.

Le deuxième prétendit

avoir « glissé sur une flaque d’huile »

et cette glissade décisive

suffit à fonder une alliance

d’une très certaine durée

(trois enfants en sont nés).

À quoi dois-je m’attendre

avec un qui affirme

à peine m’a-t-il vue

qu’importe peu l’issue,

car déjà sa vie

en est toute changée ?

L’homme répondit presque aussitôt par ce texto :

Ne vous attendez à rien

Venez quand vous venez.

J’ai posé tout à l’heure

pour vous le double de mes clés ».

Au plus intime de la distance, dans la refonte conjuguée de textos et de vieux contes japonais, en reprenant la règle de l’enchâssement de poèmes dans quelques lignes de prose, qui délivrent l’anecdote, se joue ainsi le « cadrage-débordement » de « l’ordre libéral de l’échange ». Et son possible renversement dans la poésie d’une rencontre où l’échange change l’ordre. Un très beau recueil de poèmes.

1Nous avions déjà chroniqué ici un de ses ouvrages en 2016 : Frères numains (Discours aux classes intermédiaires). Voir https://dissidences.hypotheses.org/7477.


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