Douglas Kennedy : “La classe moyenne américaine est foutue depuis la fin des années 90”

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SOURCE : WE demain

LA REVUE. À deux mois des élections présidentielles américaines, le plus européen des auteurs d’outre-Atlantique appelle de ses voeux une victoire du camp démocrate. Il dépeint, dans le numéro de rentrée de We Demain, les États-Unis de Donald Trump et la fin du rêve américain.


(Crédit : Wikipedia Commons)

(Crédit : Wikipedia Commons)


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En ce début de mois de juillet, Douglas Kennedy est inquiet. L’Europe vient de refuser d’accueillir les Américains suite à l’aggravation de l’épidémie de Covid-19 aux États-Unis. Lui qui se rend à Paris tous les quinze jours ! “Cela fait quatre mois que je suis confiné dans le Maine ; Paris me manque, la France me manque… J’espère que je vais pouvoir venir avec mon passeport irlandais…

Douglas Kennedy est un véritable Euro-Américain. Né en 1955 à New York, il y a vécu jusqu’à 22 ans, puis a passé les années 1980 et 1990 en Europe – Dublin, Paris, Londres – avant de s’installer dans le Maine, près du Canada. C’est dire s’il connait bien les deux cultures, l’américaine et la française…

Il a décrit l’époque d’intolérance du maccarthysme dans La poursuite du bonheur (Belfond, 2001) et raconté l’insouciance libertaire et les combats des années 1960-1970 dans La symphonie du hasard (Belfond, 2018). Il présente un Paris pauvre et crépusculaire, où l’amour est rédempteur, dans La femme du Ve (Belfond, 2007) et traite de l’adultère assumé d’une Parisienne – “une idée irrecevable dans l’Amérique puritaine” – dans Isabelle, l’après-midi (Belfond, 2020).

Voilà peut-être pourquoi il est l’auteur américain préféré des Français : il aurait vendu 5 millions d’ouvrages dans notre pays. Cette double appartenance fait de Douglas Kennedy un observateur privilégié des États-Unis, à la veille de l’élection présidentielle de novembre. Descendant de réfugiés juifs allemands ayant fui le nazisme dans les années 1940, il a comme eux cru au “rêve américain”. Il en a bénéficié. Ses parents ont réussi. Lui-même a adoré vivre dans le New York des seventies. Et puis, depuis les années 2000, son pays rayonnant et libre, où chacun pouvait refaire sa vie, s’est délité.

Extrait de ce grand entretien.


Le rêve américain, ma famille venue d’Allemagne y a cru, mais il est aujourd’hui moribond. Je suis né le 1er  janvier 1955, d’une mère juive d’un quartier petitbourgeois de Brooklyn – elle est très vieille, maintenant. Quant à mon père, disparu, il a grandi dans un block  populaire irlandais à New York. Quand j’étais enfant, une fois par mois, nous prenions le métro depuis Manhattan pour retourner à Brooklyn, et on passait l’après-midi avec mes grands-tantes Amelia et Millie, et son mari Joe.

Tous trois ont grandi et vécu à Munich jusqu’à la “Nuit de cristal”, le pogrom des nazis contre les Juifs en novembre 1938. Ce fut une fuite éperdue. Grâce à des appuis familiaux, ils ont trouvé des visas à la dernière minute, pris le premier bateau, et sont arrivés à New York.

En 1938, Amelia avait 63 ans, Millie 58 et Joe 60… Ma grand-tante Amelia est morte en 1961, je l’ai fréquentée jusqu’à mes 6 ans. J’ai donc connu des gens nés en Allemagne à l’époque de Bismarck, qui étaient dans la fleur de l’âge pendant la Première Guerre mondiale, qui ont vu les nazis prendre le pouvoir, et qui sont arrivés aux États-Unis à la soixantaine. Quelle histoire extraordinaire !

Leur installation en Amérique n’a pas été facile, ils avaient tout perdu, ils parlaient juste l’allemand. Mais c’était ça ou Dachau… Pour eux, comme pour mes parents, et pour moi qui ai grandi avec, le rêve américain signifiait cette possibilité de refaire complètement sa vie, dans un pays égalitaire, une démocratie, avec des droits, des libertés, pas un régime dictatorial. Ce rêve, c’était aussi rejoindre la classe moyenne américaine, espérer une ascension sociale, se dire “on aura sa maison, deux voitures, un bon salaire, une vie stable, on enverra ses enfants à l’université“.

Ce grand rêve est né après la Seconde Guerre mondiale, il a fait vibrer beaucoup de gens à travers le monde, mais aujourd’hui il est brisé.

J’ai grandi à New York entre la 19e Rue et la 2e Avenue, dans un immeuble des débuts du XXe siècle, très classe moyenne, dans un grand appartement. À l’époque, les années 1960, New York était une ville très mixte socialement, très vivante, très diverse, avec des petits commerçants partout, des petits livreurs indépendants, des salles de spectacle. Dans les années 1970, la vie était bon marché ; je n’avais pas beaucoup d’argent, mais on trouvait facilement du travail, on allait dans les nombreuses salles de cinéma, dans des petits restaurants, aux concerts de jazz. Franchement, à l’époque, New York était une ville extraordinaire à vivre.

Aujourd’hui, tout a changé. La plupart des petits commerces ont fermé, on ne voit plus que des magasins de luxe et des chaines partout, des restaurants et des hôtels dispendieux. C’est devenu mission impossible de vivre dans une grande ville américaine quand on est de la classe moyenne. Tout est trop cher. Le logement, les médicaments, les sorties… Je suis bien obligé de le constater : l’hypercapitalisme l’a emporté.

Plus grave encore, la santé et l’éducation sont désormais hors de prix. Il est devenu très difficile d’éduquer ses enfants sans contracter d’énormes dettes. Et se soigner correctement exige d’avoir une assurance privée très chère. Pour la majorité des Américains, excepté une riche minorité, c’est un sujet de préoccupation constant.

Tous les politiciens républicains parlent de la famille, de la défense des valeurs familiales, mais rien n’est fait pour les protéger. La classe moyenne américaine est foutue depuis la  fin des années 1990. Les ouvriers aussi souffrent. Je suis Irlandais par mon père et Américain par ma mère. Mes deux enfants, qui vivent en Irlande, ont décidé d’aller à l’université aux États-Unis. J’ai pris en charge leurs frais éducatifs pour 60 000 dollars par enfant et par an. C’est dingue ! Un étudiant doit s’endetter s’il veut faire des études supérieures aux États-Unis. J’ai dû beaucoup travailler pour payer leurs études. Je ne voulais pas qu’ils commencent leur vie avec de lourdes dettes. Comment démarrer dans l’existence dans ces conditions ? (…)


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