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SOURCE : Arguments pour la lutte sociale
La première tache pour les militants ouvriers du monde entier en ce qui concerne les évènements en Bélarus, c’est de dire ce qui est (Ferdinand Lassalle : « Dire ce qui est, c’est faire acte de révolution ») en dissipant du coup bien des légendes.
Qu’est-ce que la Bélarus ? Certainement pas un îlot de socialisme plus ou moins préservé ! En 1991, l’ancienne Biélorussie (le nom « Bélarus » renvoie au passé polono-lituanien plutôt que tsariste) devient indépendante de facto avec l’explosion de l’URSS. Loukatchenko est élu – réellement élu, pour la première et dernière fois – en 1994 par une campagne dirigée à la fois contre la corruption de l’ancien appareil soviétique (dont il est issu) et contre les démocrates-nationalistes tournés vers l’Ouest. Les privatisations de masse qui marquent alors la Russie puis l’Ukraine n’ont pas lieu en Bélarus, mais la grève du métro de Minsk est durement réprimée : c’est le baptême du feu anti-ouvrier de Loukatchenko, une défaite sociale qui pèse dans le rapport de force entre les classes à l’échelle de toute l’ancienne URSS, notamment dans la Russie où Poutine arrive ensuite au pouvoir. Mais c’est bien en Bélarus qu’est imposé le pire « droit du travail » … de toute l’Europe !
Qu’on en juge : les CDI sont interdits, les contrats collectifs aussi ! Il n’y a que des contrats individuels, la plupart étant des CDD d’un an. Les nouveaux diplômés sont affectés d’office dans des entreprises, privées ou publiques, avec des sous-salaires pendant deux ans. Le chômage officiellement dépasse à peine les 1%, il est en fait probablement de 10% et peu compensé : au contraire, des amendes frappent les « parasites sociaux » que sont les pauvres survivant sans emploi. Quant aux grands parasites, ils bénéficient depuis 2010 d’un ministère (« Agence nationale ») des Privatisations, en relation avec la Banque mondiale et le FMI. Mais le secteur d’État(60% du PIB environ) est en fait un secteur capitaliste, qui exporte des pièces de précision et des armes en Russie et des légumes et produits laitiers vers l’Union Européenne. Les premières privatisations explicites se sont faites au bénéfice du trust russe Gazprom … et de Loukatchenko en personne dans le secteur des loisirs et de l’hôtellerie de luxe !
Donc, quand on vous dit : « certes, c’est un régime autoritaire mais tout de même, il ne faudrait pas que ces manifs et ces grèves fassent le jeu des privatisations, car un dictateur vaut sans doute mieux que 10 oligarques », svp camarades, balayez ces légendes d’un revers de main. Ce n’est pas un « îlot de socialisme », c’est une république bananière façon Amérique centrale … si ce n’est que la puissance tutélaire est à Moscou plutôt qu’à Washington : et alors ? (d’ailleurs, la monnaie d’échange avec celle-ci est … le dollar !).
Ces indispensables précisions étant faites, résumons les évènements récents.
Acte 1 : les élections présidentielles. Comme d’habitude, Loukatchenko compte les truquer en commençant par évincer les candidatures susceptibles de lui faire de l’ombre, dont quelques oligarques liés à Moscou. Mais il fait une erreur, parce qu’il est macho et pas très malin : il pense qu’il n’y a rien à craindre à autoriser la candidature d’une frêle donzelle apolitique qui veut défendre son époux arrêté, interdit de candidature alors qu’il avait récolté les 200.000 signatures requises. Rien à craindre d’une faible femme. Celle-ci devient un symbole et la foule, d’abord la jeunesse urbaine puis tout le monde, afflue à ses meetings. L’odeur d’une révolution démocratique est là. De toute évidence, Svetlana Tikhanovskaia a gagné les élections. De combien ? On ne le saura jamais car le pouvoir a brûlé les bulletins et proclamé Loukatchenko vainqueur à … 80 % !
Acte 2 : les manifestations de protestation spontanées sont réprimées. Sauvagement. 7000 arrestations et internements dans des camps pour des « condamnation » de 5 à 20 jours durant lesquels les victimes sont battues et torturées. Mais toutes celles et ceux qui sortent crient leur dégoût et leur colère, avec leurs parents et amis, avec tout le monde. Cela aussi, Loukatchenko ne l’avait pas prévu. Ceci étant, la plupart des commentateurs pensaient que les choses allaient en rester là. A ce stade, pas de « protestations » de l’UE ou de Macron …
Acte 3, décisif : le début de révolution démocratique avec les femmes en avant, devient une révolution ouvrière. Oui, la plus grande grève industrielle en Europe depuis trente ans. Qui commence à l’usine Azot de Hrodna (en russe Grodno) au petit matin du 11 août 2020. Un mot d’ordre spontané se répand : « grève générale pour la démocratie ». Dehors Louka, libération de tous les emprisonnés, élections libres, et dès qu’on le pourra en ayant instauré la démocratie, suppression du système inique des CDD pour tous ! Cette grève avance pas à pas, lentement, car les ouvriers prennent conscience de leur force et confiance en eux au fur et à mesure.
Des comités de grève sont formés dans les plus grandes usines, dont les membres sont souvent arrêtés. Le Congrès bélarusse des syndicats démocratiques, syndicat indépendant créé en 1991 et ayant survécu depuis difficilement, qui fédère des syndicats locaux dans des secteurs industriels variés, aide souvent à leur formation et appelle à créer un Comité national de grève seul à même, selon lui, d’exercer le pouvoir pendant la phase de transition devant permettre de vraies élections libres. Dans les usines l’affrontement est souvent violent avec le syndicat officiel jaune, qui menace de non renouvellement des CDD des grévistes et qu’aucun militant ouvrier sérieux ne devrait prendre pour « le » syndicat de ce pays parce qu’il est affilié à la FSM !
A ce jour il n’y a pas, ou pas encore, de telle structuration nationale, pour deux raisons. La première est la répression. Lundi 24 août étaient arrêtés les membres des plus importants comités de grève élus dans les usines bélarusses, dont Alexandre Lavrinovitch, président du comité de grève de MKZ, usine d’où Loukatchenko avait dû s’enfuir le lundi précédent, Anatoli Bokan de Belaruskali, le grand complexe de la potasse, Sergueï Dilevski président du comité de grève de l’usine de tracteurs de Minsk. Mais le jour même les mineurs et la population de Salihorsk ont imposé la libération rapide de Anatoli Bokan en entourant les locaux du ministère de l’Intérieur.
La seconde raison est que Svetlana Tikhanovskaia enfuie à Vilnius (Lituanie), craignant pour sa famille et disant, au début, avoir assumé son rôle de symbole et vouloir s’en tenir là, s’est mise ensuite à tenter de former, avec des représentants de petits partis pro-capitalistes et des personnalités diverses, dont la grande écrivaine Svetlana Alexeievitch, une sorte de comité gouvernemental de transition tout à fait « pro-capitaliste » dans sa composition politique, auquel les présidents des comités de grève des deux plus grandes usines de Minsk ont été cooptés, avant d’être arrêtés eux aussi.
Pour des militants ouvriers et socialistes, un mouvement qui pousse à la formation de comités de grève élus cherchant à se centraliser pour exercer de fait le pouvoir, évoque bien des révolutions et signifie bien des choses. Il faut bien comprendre que l’appel du Congrès bélarusse des syndicats démocratiques ne dit pas « tout le pouvoir aux soviets », mais affirme que seule la classe ouvrière peut garantir des élections démocratiques libres réelles. C’est cela l’important : ce sont la grève, la grève générale politique, les comités de grève élus, leur centralisation, la vraie garantie pour détruire l’appareil répressif de l’État et assurer des élections libres et la démocratie politique.
Les nations voisines, lituanienne, polonaise, ukrainienne, et surtout russe, sont passionnées par ce qui se passe en Bélarus. Poutine en a peur et, depuis que Loukatchenko a laissé les fausses velléités d’indépendance et lui a humblement demandé son aide, il la lui procure en envoyant des « forces spéciales » encadrer armée et Omon (police) pour éviter les défections, et en cherchant à envoyer des équipes de briseurs de grève. Or, non seulement les syndicats indépendants russes (KTR, 2 millions de syndiqués) ont protesté contre cela, mais les syndicats ex-officiels (FNPR, 30 millions de membres dont la plupart n’ont jamais adhéré) ont dû en faire autant. La possibilité de « contagion » est majeure, et peut à juste titre affoler Poutine.
Ces lignes sont écrites le dimanche 30 août. Nul doute que les manifestants vont à nouveau déferler à Minsk aujourd’hui. Hier, les femmes ont marché, affronté les Omons et ont brisé leurs lignes en scandant « Le pouvoir, c’est nous !« . Pour avoir participé à quelques échanges avec des syndicalistes bélarusses, j’ai vu une chose : les délégués, même chez les mineurs et les métallos, sont souvent des jeunes femmes. Vive les femmes, la classe ouvrière et le peuple bélarusse qui, en cette année de tous les soulèvements, renouent avec l’histoire et refondent l’avenir !
Vincent Présumey, le 30/08/2020.
Article rédigé pour le numéro de rentrée de la revue Démocratie & Socialisme,journal de la Gauche Démocratique et Sociale, à sa demande.