Des classes populaires pas tout à fait comme tout le monde

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SOURCE : Alternatives économiques

Alternatives économiques, 29 août 2020

Bien qu’ils restent moins bien lotis en termes de revenu ou d’éducation, employées et ouvriers partagent aujourd’hui, en matière de consommation et de rapports de genre notamment, certains des goûts et aspirations des classes moyennes.

« Embourgeoisés » disait-on des ouvriers et des employés dans les années 1960. Aujourd’hui, on les décrit comme les « classes moyennes pauvres ». Cette représentation, largement diffusée, empêche de penser véritablement la condition populaire dans la société française actuelle.

Certes, cette dernière apparait de moins en moins comme « une société de classes populaires ». En 2019, les employés et les ouvriers étaient à peine plus nombreux que les professions intermédiaires et les cadres. Leurs situations professionnelles sont diverses, loin de se résumer à l’emploi masculin industriel qui fut longtemps dominant. Et, depuis les années 1960, bien des transformations ont décloisonné les univers de vie de ces catégories : accès élargi au logement ordinaire, à la consommation, à la voiture, à l’enseignement secondaire et supérieur ou encore aux normes de santé, d’alimentation et d’entretien du corps.

Pour ne prendre qu’un exemple, l’obésité, si elle reste plus fréquente parmi les ouvriers et les employés, ne frappe jamais qu’une minorité d’entre eux1. L’ouverture se donne également à voir dans les alliances exogames (avec un conjoint n’appartenant pas au même groupe social), plus nombreuses qu’autrefois, surtout chez les employées.

Une condition toujours à part

Ces constats sont importants : ils témoignent de la pénétration dans les ménages populaires de biens, de goûts, de pratiques et de façons de penser qui étaient fréquemment associés aux seules classes moyennes. Cela ne suffit toutefois pas à les y agglomérer, car ils en restent objectivement séparés. Lorsqu’on les compare à ceux de la société française dans son ensemble, les revenus des ouvriers et des employées2 se situent majoritairement en-deçà de la médiane. Leurs diplômes sont bien plus souvent inférieurs au baccalauréat général. Ils ne bénéficient pas non plus des mêmes protections dans l’emploi, les périodes de chômage et de précarité étant plus longues et plus fréquentes pour eux. Enfin, leur travail demeure non seulement peu payé et peu reconnu socialement, mais il les prive toujours de possibilités « d’évoluer ». En ce sens, ce sont bien des travailleurs subalternes.

Par ailleurs, qu’il s’agisse de l’organisation de la vie domestique et de la gestion de l’argent, des pratiques culturelles ou du rapport à l’école et à l’avenir, les membres des catégories populaires sont loin de reproduire les comportements des catégories qui détiennent davantage de ressources scolaires, culturelles et économiques3.

Il n’y a donc pas eu moyennisation. La condition populaire ne ressort cependant pas inchangée des transformations de la société française durant ce dernier demi-siècle.

Une enquête au cœur des classes populaires

Pour mieux la saisir, nous avons réalisé, dans le cadre d’une enquête collective dont un livre a récemment restitué les résultats, 21 monographies de ménages populaires. Les familles que nous avons interrogées appartiennent aux fractions centrales des classes populaires. Elles sont situées entre la fraction des ménages les plus modestes et éloignés du marché du travail, ou qui y connaissent une situation précaire, et la fraction des plus aisés, que les perspectives de carrière rapprochent des classes moyennes. La fraction inférieure est plus souvent composée d’ouvriers célibataires ou d’employées en situation monoparentale, avec une dominante d’ouvriers ou ouvrières peu qualifié.e.s, comme les agents du nettoyage, de l’emballage ou du tri. La fraction supérieure est majoritairement formée de couples comprenant une employée de bureau, un policier, pompier ou militaire.

L’espace des classes populaires contemporaines

Répartition des catégories populaires selon leurs ressources économiques (niveau de vie médian) et scolaires (pourcentage de bacheliers)

Champ : catégories d’ouvrier, employée, inactif.ve de moins de 60 ans et chômeur.se n’ayant jamais travaillé. La taille des points est proportionnelle aux effectifs de chaque catégorie. Dans le texte, les interviewé.e.s appartiennent majoritairement à la fraction centrale des classes populaires (en violet) Source : Insee, enquête Revenus fiscaux et sociaux, 2013

Cette fraction centrale des classes populaires, plus nombreuse, réunit plus souvent des ouvriers qualifiés (de l’industrie, l’artisanat, la logistique ou le transport) en couple avec des employées de la fonction publique, du commerce ou des services aux particuliers. Issu.e.s en majorité du monde ouvrier, ils ou elles détiennent pour moitié un CAP ou BEP, ont pour un quart le bac (dont une bonne part dans la filière professionnelle) mais n’ont que rarement eu accès à l’enseignement supérieur (un peu plus d’un.e sur dix sont dans ce cas).

Les ouvriers et les employées dont il est ici question sont assistante maternelle, routier, caissière de grande surface, ouvrier automobile, femme de ménage, conducteur de car, artisan et employée du secteur de la coiffure, régleur de l’industrie, aide-soignante, agent de sécurité, gestionnaire administrative, mécanicien agricole, préparatrice de commande, facteur ou encore releveur de compteurs… Ils vivent de leur travail et parviennent à échapper au risque de pauvreté, en tout cas à ne pas dépendre des aides sociales. Leurs familles s’en sortent à peu près : pour la plupart, elles se situent au-dessus du seuil de pauvreté (environ 1000 euros pour une personne seule) mais ne dépassent que rarement le niveau de vie médian (de l’ordre de 1700 euros).

Mêmes stabilisées, les classes populaires restent marquée par l’empreinte, le souvenir ou la crainte d’une précarité jamais totalement éloignée

Par-delà ces traits communs, les situations géographiques sont diverses : certains couples, ancrés régionalement, sont parvenus à accéder à la propriété dans des espaces ruraux ou péri-urbains. D’autres, qui ont connu davantage de mobilités, parfois une migration, sont locataires dans les pôles urbains des grandes agglomérations, notamment en banlieue parisienne. Bien que stabilisée, cette population est traversée par les incertitudes liées à l’âge, aux événements familiaux (mise en couple, naissance d’enfant, séparation) ou aux aléas professionnels (accès à un emploi stable, licenciement). Elle reste ainsi marquée par l’empreinte, le souvenir ou la crainte d’une précarité jamais totalement éloignée.

Consommation : des « petits plaisirs » comptés

Les ménages que nous avons rencontrés se caractérisent par une aspiration à consommer « comme tout le monde ». Leurs pratiques sont ainsi bien éloignées de l’image mêlant contrainte de nécessité et insouciance dans la dépense (parfois au risque du sur-endettement), qui est associée aux plus pauvres et précaires.

On observe des dépenses autrefois impensables : parfum et sac à main de marque, robot ménager connecté, drone, quad ou voiture de sport

Ayant acquis une certaine stabilité économique, ces employées et ouvriers restent sensibles à la fragilité de leur situation, qui peut rapidement basculer en fonction d’aléas professionnels, familiaux ou immobiliers. Ils ont ainsi intériorisé l’injonction à être raisonnable dans leurs consommations. Mais leurs dépenses ne sont pas pour autant faites que de nécessité : elles ne visent pas seulement à répondre à des besoins élémentaires traditionnels (se loger, se nourrir) ou plus contemporains (se déplacer en voiture ; être « connecté » grâce aux équipements numériques). Plus qu’un accès désormais généralisé à la consommation de masse, qui fut emblématique des Trente Glorieuses, nos observations montrent des dépenses autrefois impensables : parfum et sac à main de marque, robot ménager connecté, drone, quad ou voiture de sport. En décalage avec une culture matérielle ouvrière longtemps marquée par la restriction et l’auto-consommation (jardinage, bricolage, couture), l’achat de services ne fait plus l’objet d’une réprobation morale : en se payant repas au restaurant, abonnement dans un club de sport ou encore voyage en avion à l’étranger, les familles enquêtées expriment les mêmes aspirations que les classes moyennes et supérieures.

Éviter la mauvaise pente. L’exemple des Leblanc

Régine Leblanc, 46 ans, assistante maternelle, gagne 1200 euros nets par mois. Son mari est conducteur de bus dans une grande ville de l’Ouest pour un salaire mensuel de 1600 euros net plus un 13ème mois. Ils habitent un pavillon de 90 m2 dans la proche banlieue. Leurs filles de 23 et 21 ans, en BTS en alternance, subvenant en partie à leurs besoins, le budget familial se desserre. Régine est partie récemment une semaine à Rome avec la cadette. Hervé s’est s’acheté un coupé cabriolet Peugeot à crédit. Ils ont des activités sportives en club, lui, la pétanque, elle, le tir-à-l’arc. La stabilité et l’aisance matérielle relative qui rapprochent ce couple des classes moyennes ne doivent pourtant pas faire illusion.

Hervé et Régine se rencontrent dans la région de Saint-Brieuc au milieu des années 1980. Dotés d’un CAP boucherie et d’un BEP industrie de l’habillement, ils enchaînent chômage, contrat aidé, intérim pendant plus de trois ans. Ils finissent par s’en sortir grâce à une migration vers la région parisienne qui permet à Hervé d’avoir un emploi de conducteur de car chez un sous-traitant d’Aéroports de Paris. Régine, devenue serveuse en horaires décalés, loin de sa famille, ne trouve aucune solution de garde pour sa fille. Pendant six ans elle renonce à travailler : « des années que je n’ai pas aimées, parce que je n’avais pas de salaire et qu’il fallait vivre chichement ». Une fois sa cadette entrée à l’école, elle reprend un emploi à temps partiel de repasseuse dans un pressing puis, suivant son mari recruté dans l’Ouest, elle passe l’agrément pour garder des enfants chez elle. En 2002, le couple, stabilisé professionnellement, après des années de location dans le parc social, parvient à acheter un appartement dans un immeuble situé près de l’établissement scolaire privé fréquenté par ses filles. Mais les charges de copropriété s’avérant trop lourdes, ils doivent le revendre pour racheter une maison individuelle. Dans le contexte de la crise de 2008, ils vont payer un crédit-relais bien plus longtemps que prévu. La « vie chiche » et les « problèmes d’argent » recommencent donc pour eux, passé la quarantaine, d’autant que suite au déménagement, Régine ne trouve d’abord plus assez d’enfants à garder.

Quand on le rencontre pour la première fois en 2012, ce couple vient donc de « remonter la pente » grâce au salaire stable d’Hervé, à la combativité de Régine pour multiplier les contrats de garde et supporter un travail intense (11 heures par jour, 5 jours par semaine) mais aussi à sa gestion rigoureuse du budget familial. Pour ces familles populaires, l’accès aux dépenses hédonistes et à la stabilité sociale, loin d’être acquis une fois pour toutes, s’apparente aujourd’hui à une lutte plusieurs fois recommencée tout au long de la vie.

Un ensemble de facteurs ont rendu possible cette évolution : l’existence d’un second salaire, et donc l’activité des femmes et des hommes comme condition pour « se faire plaisir » ; l’abaissement des prix lié au développement des grandes surfaces, avec le rôle central occupé par des hypermarchés aujourd’hui délaissés par une partie des familles plus favorisées ; l’extension enfin de la gamme des produits, qui désormais existent à tous les prix et qualités, ce qui permet d’accéder à des marques à coût réduit.

Surtout, ces achats « plaisir » demeurent exceptionnels, supposant une planification rigoureuse des dépenses, qui, comme naguère, est prise en charge par les femmes. Conquis après des mois voire des années d’économie, ils demeurent rares, parfois uniques à l’échelle de l’existence. Pour les employées et les ouvriers rencontrés, le plaisir vient précisément de la conscience d’avoir pu s’offrir ce dont ils sont d’ordinaire privés, quand d’autres y accèdent régulièrement. Tout en se rapprochant de ceux des classes moyennes et supérieures par le biais d’aspirations partagées, les modes de consommation populaires n’en conservent donc pas moins certaines spécificités.

Cécile et Jean-Marc Pilier, un sentiment de réussite

Âgés d’une trentaine d’années, Cécile et Jean-Marc Pilier habitent dans une petite ville de l’Ouest de la France. Tous deux sont en CDI. Cécile Pilier est coiffeuse ; elle travaille à temps plein. Jean-Marc est agent dans une entreprise de sécurité. Ils ont un enfant de trois ans.

Le sentiment de réussite qu’ils éprouvent tient à une double caractéristique de leur trajectoire. Entré dans son entreprise comme simple agent, Jean-Marc est récemment devenu chef d’équipe. Surtout, ils sont parvenus à devenir propriétaires d’une maison. Cette réussite était loin d’aller de soi. Leurs salaires sont peu élevés : 1400 euros pour Jean-Marc, 1200 pour Cécile. De même pour leurs diplômes : un CAP de coiffure pour Cécile, de carrosserie pour Jean-Marc. La maison qu’ils ont achetée est petite, ancienne, demande des travaux que, faute de moyens, ils effectuent eux-mêmes. C’est la biactivité du couple, leur endurance – et l’aide du père de Cécile – pour les travaux, et la gestion experte des finances par Cécile qui leur a permis cette réussite, dont ils se disent fiers.

Leur fierté concerne par ailleurs leur fonctionnement conjugal. Cécile Pilier s’est construite sur un modèle de féminité explicitement en rupture avec la division tranchée des rôles qui prévalait chez ses parents. Pas question pour elle d’être mère au foyer ; elle n’accepterait pas d’autre part, dit-elle, un mari « macho », ne faisant rien à la maison et s’y comportant – comme le faisait son père – autoritairement. Elle a trouvé en Jean-Marc un conjoint prêt à la suivre. Jean-Marc s’occupe de leur enfant, prend en charge les courses du ménage, prépare régulièrement les repas. Ils ont rompu avec la division parentale des rôles entre les sexes, ce dont, là aussi, ils se disent fiers.

À travers eux se donne à voir un ménage des fractions « centrales » des classes populaires. Et leur cas donne un exemple des remises en cause qui, dans ces classes elles aussi, sont susceptibles de se produire dans les rapports de genre.

De nouveaux rapports de genre dans la famille

De nombreux travaux l’ont montré : les classes populaires se caractérisent traditionnellement, sur la question des rapports de genre dans la famille, par une division marquée des rôles entre les sexes et par le type de place qu’occupent les femmes dans cet espace. À l’homme, la tâche prioritaire d’apporteur de ressources par le travail salarié ; à la femme, tout le travail ménager, le soin quotidien des enfants, la charge de veiller sur les finances familiales, les relations avec les institutions.

La place des femmes dans cet espace se caractérise par sa forte ambivalence. Les responsabilités qui leur incombent constituent pour elles une source d’autorité dans le groupe familial ainsi qu’une source possible de valorisation. Simultanément, elles font peser sur elles une charge lourde, qu’elles doivent pour l’essentiel assumer seules, d’où le risque pour elles de situations très oppressives, d’une impossibilité d’accès à une quelconque carrière professionnelle, d’être condamnées à renoncer à vouloir quoi que ce soit pour elles-mêmes. Jusqu’aux années 1980, les enquêtes sur la classe ouvrière et les milieux populaires font apparaître la permanence de ces caractéristiques.

Myriam Sanatanazefi, échapper à une quotidienneté forcée

Myriam et Nicolino Sanatanazefi ont 36 et 39 ans et deux enfants de 10 et 7 ans. Nicolino est titulaire d’un CAP-BEP et travaille à temps plein comme chauffeur poids-lourds. Son salaire est d’environ 1500 euros. Sortie de l’école sans qualification mais titulaire d’un CAP obtenu à l’âge adulte, Myriam travaille à temps partiel comme femme de ménage – douze heures par semaine, « presque rien ». Elle gagne 300 euros. Impossible, dans ces conditions, d’accéder à la propriété comme ils l’auraient souhaité.

La famille occupe dans une ville moyenne un logement HLM de quatre pièces, équipé de trois téléviseurs : l’un dans le séjour, de grand format et doté d’un son home cinéma, un autre dans la chambre de Morgane (10 ans, en CM2) et un troisième dans la chambre de Myriam et Nicolino. Myriam dit avoir besoin que la TV soit allumée quasiment en permanence : elle « s’est habituée comme ça ».

Durant les entretiens, elle est plus réticente à parler des émissions du matin que de celles du soir. Le fait qu’elle puisse les voir marque son retour à un statut de quasi-femme au foyer. Il y a trois ans, elle faisait trois fois plus d’heures de ménage et elle était donc beaucoup moins devant le poste. De même, quand elle préparait le CAP Petite enfance, deux ans plus tôt, la télévision était moins présente au quotidien. Depuis, elle est revenue au centre de son temps « libre », ce qu’elle regrette à demi-mots. Tout en regardant distraitement les émissions du matin, elle s’efforce donc d’avoir des occupations principales. Elle fait du ménage, prépare le repas du midi pour les enfants, téléphone à sa mère ou passe la voir (trois à quatre fois par semaine).

À défaut d’un emploi « prenant », Myriam multiplie les occasions d’échapper à une quotidienneté forcée. Elle aide l’association qui organise les fêtes dans l’école de ses enfants et le club de football où est inscrit son fils pour récolter un peu d’argent. Elle est aussi élue au conseil d’école. Par ailleurs, elle pratique la zumba et des danses latino-américaines deux fois par semaine. Son sentiment est d’être devenue « active ». Cela justifie à ses yeux qu’elle ne cherche pas à travailler plus dans le secteur du ménage : son activité associative lui soutient le moral et entretient sa mobilisation en vue d’un meilleur emploi dans le secteur de l’enfance.

La tentation est alors grande de se représenter ces classes comme irréductiblement attachées à un modèle rigide de division des rôles entre les sexes. Or, notre enquête montre que, dans les classes populaires d’aujourd’hui, les situations sont devenues nettement plus complexes et évolutives. Plusieurs de nos études de cas font apparaître des hommes régulièrement impliqués dans certaines tâches ménagères ou parentales, comme la préparation des repas ou la prise en charge des enfants.

Plusieurs des femmes interrogées ont formulé de très vifs refus de l’homme « qui ne fait rien à la maison »

Plusieurs femmes ont formulé, au cours des entretiens, de très vifs refus de l’homme « qui ne fait rien à la maison », revendiqué la possibilité de disposer de temps « pour elles », manifesté des aspirations à la reconnaissance dans la vie professionnelle. Des changements ont eu lieu, au sein des milieux populaires, dans les pratiques, les normes, les formes de sensibilité, liés à la bi-activité dans les couples, la place prise par la famille dans les univers masculins, la diffusion des valeurs d’égalité et de réalisation de soi.

Cécilia Dufar, le désir d’une autre vie

Cécilia et Éric Dufar, 41 et 42 ans, mariés, ont une fille de 10 ans. Ils vivent dans le centre d’une ville moyenne. Lui, titulaire d’un CAP, travaille à plein temps comme fonctionnaire de catégorie C dans une collectivité territoriale. Elle, titulaire d’un BEP, est caissière à temps partiel, en CDI, dans une grande surface. Le revenu mensuel du ménage est d’environ 2500 euros. Le couple bénéficie d’un logement de fonction qui autorise des marges de consommation supérieures à celles d’autres ménages d’employés non qualifiés.

Une partie du budget est utilisée pour l’habillement. Cécilia attache en effet beaucoup d’importance à son apparence vestimentaire et à celle de sa fille. Elle va aussi chez le coiffeur chaque mois. De retour du supermarché, elle regarde les Reines du Shopping sur M6. Chaque semaine, elle achète plusieurs magazines de mode qui lui procurent plus que l’illusion d’une proximité avec les célébrités : ils rendent accessibles certains modèles d’élégance et de beauté auxquels elle cherche de fait à se conformer. À travers eux, elle trouve à s’évader de sa condition de travailleuse subalterne, qu’elle décrit dans le langage de l’usure et de la souillure : relations parfois désagréables avec les clients, contrôles des pauses pour aller aux toilettes, plaisanteries sexuelles des collègues hommes, pénibilité des mêmes gestes répétés, salaire qu’elle juge humiliant.

Par sa coquetterie Cécilia témoigne de ses aspirations à une autre vie. Elle n’est pas pour autant à l’abri des effets de la domination sociale : elle redoute d’être réduite à un corps objet, moquée pour trop chercher à « paraître » ou pour les programmes de télévision qu’elle aime bien voir. Les stéréotypes sociaux et sexués que ses goûts font fonctionner peuvent aussi se retourner contre elle et la discréditer. « Franchement, comment tu nous vois ? », demande-t-elle à l’enquêteur lors du premier entretien avec son conjoint.

Ces changements ne mettent pas fin aux spécificités des classes populaires. Ils sont d’abord loin d’affecter tous les couples : la division tranchée des rôles continue dans de nombreux cas de prévaloir. Ensuite, lors même qu’ils ont lieu, ils se réalisent dans des formes proches de caractéristiques populaires traditionnelles, qui continuent de faire reposer sur leurs épaules la plus grande part de la vie de la famille, ou la vigilance sur les finances. Et l’élargissement de leurs aspirations ne signifie pas qu’elles cessent d’investir les tâches ménagères. Elles ne se « moyennisent » pas. Mais ce qui précède montre que dans les milieux populaires d’aujourd’hui eux aussi, les identités de genre se transforment.

Faire preuve de « bonne volonté »

Pour décrire le rapport au monde des employées et des ouvriers rencontrés, la notion de « bonne volonté » s’est imposée progressivement. Il ne s’agit toutefois pas, chez les personnes enquêtées, de cette quête obsédante de l’ascension sociale par l’accumulation de ressources culturelles et/ou économiques, qui fait du petit-bourgeois un « homme du plaisir et du présent différés », que Pierre Bourdieu décrivait en ces termes dans La Distinction (1979). Il s’agit plutôt d’une disposition à jouer le jeu social sans y croire tout à fait.

Cette disposition est à l’œuvre au travail, chez les femmes et les hommes qui saisissent les opportunités de promotion professionnelle s’offrant à eux. On la repère également sur la scène scolaire où les mères s’efforcent de suivre la scolarité de leurs enfants et participent aux associations de parents d’élèves, ou encore dans le rapport à la médecine avec une « bonne volonté sanitaire » qui s’observe dans le recours régulier aux médecins généralistes, un certain contrôle de l’alimentation et une pratique sportive relativement importante tant des adultes que des enfants.

Ces formes de « bonne volonté » partielles et disparates tiennent à des transformations qui ne sont pas inédites, mais dont la sociologie des classes populaires mesure maintenant pleinement les effets. Les sociologues s’accordent en effet pour inclure désormais la catégorie socioprofessionnelle des employées dans les classes populaires, alors qu’elle était jusque-là plutôt rattachée à la petite bourgeoisie ou aux classes moyennes. Et ces employées ont des trajectoires professionnelles à présent presque continues, exerçant des métiers subalternes dans des institutions qui travaillent à réformer les conduites individuelles relevant de leur champ d’intervention : secteur de la petite enfance, de la santé, de la prise en charge des personnes âgées, de l’éducation et du travail social. Elles ne sont plus seulement des « clientes » de ces institutions, avec lesquelles les femmes des classes populaires sont en interaction depuis longtemps, mais aussi des salariées, en position de s’approprier et de diffuser – ou non – les manières légitimes de prendre soin de soi et des autres.

Marianne et Philippe Chapalain, une « bonne volonté » sociale inachevée

Dans ce couple formé d’une aide-soignante en gériatrie, âgée de 50 ans, et d’un ouvrier non qualifié devenu conducteur d’installation dans l’industrie automobile, âgé de 52 ans, la parole circule beaucoup : sur le travail, sur la santé, sur la position qu’ils occupent dans le monde social. Propriétaires de leur logement dans une commune péri-urbaine, ils ont deux filles (de 26 et 16 ans) aux scolarités un peu heurtées. Tous deux ont connu une ascension professionnelle grâce au soutien des grands-parents et à la mise en place d’une organisation domestique assez égalitaire.

Ils semblent désormais stoppés dans cette trajectoire. Pour donner du sens ou maîtriser symboliquement cette étape de leur cycle de vie, ils dénoncent une même dégradation de leurs conditions de travail et un même « mépris de l’humain » de la part de leurs hiérarchies, une même « pression du rendement » que Philippe ne veut pas reporter sur les ouvriers qu’il encadre et qui aboutit, dans le centre hospitalier de Marianne, à la fin du système de promotion horizontale qui permettait aux aides-soignantes les plus âgées d’accéder à des services où le travail était moins physique.

Marianne et Philippe Chapalain déclinent ainsi une vision du monde humaniste, avec une perception plutôt morale des rapports de domination au travail, liée à leurs expériences de thérapie « psy » : lui à la suite de troubles obsessionnels compulsifs, elle après une tentative de suicide lorsque sa hiérarchie la « placardise » pour contourner la protection qu’avait tenté de mettre en place le médecin du travail. Philippe résiste de manière isolée à cette dégradation de sa vie au travail ; Marianne, elle, s’est tournée vers une forme plus collective de salut à travers l’adhésion à un syndicat, prenant conscience des entorses de la direction au droit du travail et de sa propension à les ignorer pour ne pas détériorer un peu plus les conditions d’existence des résidents âgés dont elle s’occupe.

La « bonne volonté » ne résume pas l’ensemble des pratiques des employées et des ouvriers rencontrés. Certains d’entre eux se tiennent à distance des « normes des autres » et sont attachés aux formes culturelles décrites par Richard Hoggart dans La Culture du pauvre (1957, traduction en 1970), dont l’entre-soi social et la préférence pour des formations professionnalisantes lorsque les enfants arrivent en fin de scolarité. Mais la disposition à jouer le jeu sans y croire tout à fait est centrale chez les personnes enquêtées. Elle peut toutefois s’étioler sous le coup des sanctions de l’ordre social auxquels ces ménages s’exposent : échouer à un concours, être rabaissé dans ses aspirations professionnelles, notamment dans le cas des jeunes femmes qui travaillent dans le commerce et accèdent à des promotions en trompe-l’œil, ou encore se mobiliser pour la scolarité de ses enfants avec des résultats incertains.

L’aspiration à « être comme tout le monde » varie ainsi dans ses significations selon les expériences sociales et les contextes de politisation. Elle peut signifier être dans une « bonne volonté » adossée à des institutions productrices de normes légitimes et d’améliorations possibles de la condition populaire. Elle peut aussi signifier « être la majorité » : les employées et les ouvriers que nous avons rencontrés s’opposent alors à la fois aux « assistés », qui à leurs yeux se mettent hors-jeu, aux « élites » hors du monde commun ainsi qu’à l’État, puisqu’ils se perçoivent comme des « travailleurs » situés juste au-dessus des seuils de revenus qui leur auraient permis de bénéficier de son soutien.

Thomas Amossé, Marie Cartier, Marie-Hélène Lechien, Olivier Masclet et Olivier Schwartz ont participé à la direction de l’ouvrage Etre comme tout le monde. Employées et ouvriers dans la France contemporaine, paru aux éditions Raisons d’Agir en juin 2020


  • 1.16,7% des ouvriers, 16,2% des employés, 11,8% des professions intermédiaires et 8,7% des cadres sont concernés. Voir l’article « Obésité et milieux sociaux » sur le site de l’Observatoire des inégalités.
  • 2.Le féminin pluriel sera utilisé dans la suite de cet article pour insister sur le fait que les employés sont huit fois sur dix des femmes.
  • 3.Les enquêtes quantitatives et qualitatives en témoignent. Une synthèse est proposée dans : Olivier Masclet, Séverine Misset, Tristan Poullaouec (Dir.), La France d’en bas ? Idées reçues sur les classes populaires, Paris, Le Cavalier bleu, 2019

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