AVANT-PROPOS : les articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » ne représentent pas les positions de notre tendance, mais sont publiés à titre d’information ou pour nourrir les débats d’actualités.
SOURCE : Marianne
Après Jérôme Sainte-Marie et Emmanuel Todd, c’est au tour du politologue Alphé Roche-Noël d’utiliser les livres historiques de Karl Marx sur la France (Les luttes des classes en France (1850), Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte (1852), mais aussi La guerre civile en France (1871) afin d’analyser la séquence politique et sociale actuelle, marquée par l’accession au pouvoir d’Emmanuel Macron et la révolte des gilets jaunes. Il revient avec nous sur l’actualité du penseur allemand.
Marianne : En quoi Marx nous aide-t-il à comprendre notre époque ?
Alphée Roche-Noël : Je crois que Marx nous donne trois clefs de lecture de l’Histoire, qu’il faut utiliser ensemble. Une première pour le temps long de la société humaine : c’est la lutte des classes. Une deuxième pour l’économie politique : c’est la critique du capitalisme. Une troisième, qui peut paraître plus circonstancielle, et qui n’est pas moins utile : c’est l’analyse qu’il nous a laissée des événements politiques de son temps. Il a ainsi observé avec une grande acuité la situation en France, dont il avait été expulsé à deux reprises, dans les années 1848-1871 : la révolution de Février, la restauration de l’Empire, l’avènement et la répression de la Commune de Paris…
S’il faut se garder de comparer des époques qui n’ont rien à voir, il est frappant de constater à quel point le regard et les concepts marxiens nous aident à y voir plus clair aujourd’hui. Il me semble en effet que nous nous trouvons précisément dans une période d’incertitude pareille à celle qu’il a décrite, où l’histoire est comme une pièce vacillant sur la tranche, dont on ne sait pas de quel côté elle va tomber : du côté de la révolution citoyenne ou du côté de l’involution autoritaire.
L’analyse de Marx n’est-elle pas entachée par le “socialisme réellement existant” et les goulags ?
Celle d’Adam Smith l’est-elle par deux siècles d’un libre-échangisme qui a dévoré le vivant ? Et par toutes les guerres et les atrocités commises au nom de l’ordre capitaliste ? Ceci pour montrer, si ce n’est l’absurdité, du moins la limite de l’argument qui consiste à rapprocher un auteur passé des potentats plus ou moins inspirés qui s’en réclament… En vérité, les horreurs du stalinisme et des autres régimes du même type ont dû faire faire à Marx des bonds dans sa tombe. Sa pensée était une pensée de l’émancipation. Pour s’en convaincre, il suffit de se donner la peine de le lire. Il faut aussi avoir une idée de ce qu’étaient les conditions de vie des ouvriers au milieu du XIXe siècle.
Comment s’articulent les luttes de classes en France aujourd’hui ?
La lutte des classes est une constante dans l’Histoire. L’idée qu’il s’agirait d’un concept daté sert uniquement ceux qui forment la classe dominante et ont intérêt à faire perdurer une autre idée, aussi idiote qu’efficace, selon laquelle les places, les revenus, les honneurs dans la société seraient attribués au mérite.
Aujourd’hui, cette lutte des classes fait rage entre ceux qui ont tiré les meilleurs fruits du développement économique et ceux, de plus en plus nombreux, qui voient leur situation stagner ou se dégrader. Les gilets jaunes en ont été l’expression la plus probante des dernières décennies. Nous avions là, d’un côté, des femmes et des hommes issus de la classe moyenne en décomposition, caractérisés par leur place dans le processus de production (ouvriers de la logistique, aides-soignantes, artisans…) qui revendiquaient de meilleures conditions de vie et plus de justice sociale, et, de l’autre, l’incompréhension, le mépris, la violence de la répression.
La lecture de Marx permet d’échapper à l’écueil qui consisterait à voir dans cette révolte singulière un agrégat de demandes catégorielles. Elle aide également à saisir les subtilités d’un antagonisme qui ne met pas aux prises les “99% contre les 1%”, mais une pluralité de catégories adossées les unes aux autres, réagissant à l’évolution de leurs conditions matérielles d’existence et aux rétributions qui leur sont ou non offertes par le système. C’est cette complexité, cette intrication, dans un système politique où le suffrage universel est la seule sortie de crise théoriquement permise par les institutions, qui rend le résultat de ces luttes particulièrement difficile à prévoir. Et c’était déjà le cas en 1848 !
La crise du Covid-19 pourrait-elle servir de base à une révolte sociale d’ampleur ?
De base, non ; de déclencheur, probablement. Les bases sont là depuis longtemps : ce sont la nouvelle donne économique post-chocs pétroliers et les politiques publiques de casse sociale des trente dernières années. Les gilets jaunes et les centaines de milliers de manifestants contre la retraite à points n’ont pas attendu le Covid pour descendre dans la rue. Depuis lors, la situation sociale s’est considérablement détériorée pour les petites gens, pour ceux qui n’ont que leur force de travail pour vivre. L’État-providence tient la tête des autres à peu près hors de l’eau – mais jusqu’à quand ? Pour l’instant, la politique extrêmement anxiogène de lutte contre l’épidémie maintient dans la population une forme d’attentisme nourri par la peur, mais on a du mal à croire que dans les prochains mois, le chômage, la précarité, l’incertitude ne nourrissent pas l’esprit de révolte. La question est de savoir comment il s’exprimera.
Selon vous, il n’y a que deux alternatives : l’Empire et la Commune. Comment la Commune pourrait-elle à nouveau advenir ?
Il ne s’agit pas de refaire la Commune… Il faut se garder de tout esprit de réplication formelle. C’est justement ce qui a divisé la Commune, lorsque la majorité de ses membres a voulu ressusciter une parodie de “Comité de salut public” pour contrer la menace versaillaise. Or, le Versailles de Thiers n’était pas le Versailles de l’Ancien Régime ! Il ne fallait pas recommencer, mais inventer autre chose !
L’histoire pose des jalons, des points d’appui, mais à chaque époque, à chaque problème, il faut des solutions nouvelles. L’alternative Empire/Commune, proposée par Marx dans La Guerre civile en France, porte cependant plus loin que l’époque dans laquelle elle s’inscrit, car elle nous interroge sur les modalités d’organisation de la société. En 1871, c’est soit la monarchie, instrument des classes dominantes, soit la République, défendue par la Commune. Je crois que notre époque nous place face à une alternative du même type, entre une Ve République de plus en plus autoritaire, qui s’apprête peut-être à tomber entre les pires mains qui soient, et une société qui aspire à s’organiser plus directement, à devenir vraiment démocratique et républicaine. Ici encore, la Commune est un jalon, car elle a créé un lien plus direct entre représentant et représenté. Mais il faut aller plus loin, et la société fourmille d’idées, dont le RIC est seulement l’exemple le plus emblématique.
La question écologique est aujourd’hui incontournable. Or, même s’il a écrit que “le capital épuise les deux seules sources de toute richesse : la Terre et le travailleur”, Marx n’a pas sérieusement envisagé ce problème et a même pu pécher par productivisme. Est-il utile pour ce sujet ?
Il est utile et même incontournable, car même s’il n’a pas approfondi le sujet, il a laissé des concepts pour le penser. Cela dépasse largement le niveau d’une simple intuition qui affleurerait au fil de l’œuvre. Sans pouvoir être calquée totalement, sa critique du capitalisme pour le tort qu’il cause à l’humain vaut aussi pour le tort qu’il cause à la terre. Le néologisme récent de capitalocène pour désigner notre modernité, par préférence au concept moins précis d’anthropocène, rend bien compte de l’historicité du capitalisme mise en lumière par Marx. En d’autres termes, ce n’est pas l’humain qui détruit l’environnement, c’est le modèle de développement qu’il s’est choisi.
Le slogan “fin du monde, fin du mois, même combat”, utilisé ces deux dernières années en France, en est une autre illustration. Comme quoi, le regard de Marx sur son temps, les concepts qu’il a créés et sa compréhension très fine de son époque sont de précieux outils pour aborder l’avenir.
- Alphée Roche-Noël, Marx rapatrié, Éditions du Cerf, 132 pages, 15 euros