Voici ce qu’il se passe lorsque vous commandez vos sushis sur Uber Eats

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SOURCE : Frustration

Clotilde, Hadrien, Lucas et Jeanne, il paraît assez évident que l’on n’a peu de chance de se croiser un dimanche soir à Bagnolet, dans le 93, aux alentours de 20h. Pourtant, où je me trouve ne devrait pas vous être totalement inconnu. Il s’agit de votre restaurant japonais de sushis préféré, vous savez, ceux que vous commandez de manière nonchalante sur votre Iphone via votre application Uber Eats.

Une dizaine de livreurs s’entassent sur le trottoir à l’extérieur du restaurant. Certains sont assis sur leur scooter ou leur vélo et attendent vos commandes. D’autres, casques sur la tête, se retrouvent agglutinés dans le hall d’entrée. Les restaurateurs, au nombre de six seulement et d’origine asiatique, s’activent derrière le comptoir à préparer commandes sur commandes (trois ou quatre toutes les dix minutes !). Entre les livreurs et les restaurateurs, une rangée de trois tables avec un peu de gel hydroalcoolique ultra liquide les sépare, où sont disposés les repas dans des petits sacs marrons.

Je suis le seul client à venir chercher ma commande sur place. Livreurs ou serveurs paraissent eux-mêmes étonnés de ma présence, qu’ils finissent par découvrir au moins cinq bonnes minutes après mon arrivée. Les livreurs, de 25 à 45 ans, sont tous des hommes issus de l’immigration post-coloniale : Maghrébins, Noirs ou bien originaires d’Asie du sud-est.

Pendant plusieurs heures, les seules interactions physiques indirectes entre les restaurateurs et les livreurs seront ces sacs marrons, avec les commandes à l’intérieur. Mais comment communiquent-ils entre eux ? Et bien uniquement par les prénoms des personnes qui passent commande sur l’application Uber Eats : “Camille et Lucas, c’est pour qui ?”, “Lucas, c’est pour moi, c’est ma commande !“, rétorque un livreur. “J’ai Marine et Hadrien, je répète, Marine et Hadrien”. “Pierre et Jeanne ! Pierre et Jeanne, c’est pour qui !?”, s’agace l’une des cuisinières, à bout de souffle.

Qui sont ces Clotilde, Hadrien, Lucas et Jeanne ? Des jeunes bourgeois ou sous-bourgeois blancs âgés de 25 ans à 35 ans et qui ignorent certainement tout de ces coulisses. Leur gueule de bois de la veille suite à une soirée cool et safe (sécurisante) dans une petite friche, ainsi que la reprise du télétravail le lendemain à 10h, les empêche de se déplacer. Les pistes cyclables et l’écologie, ok, mais pas ce soir. Ils sont cadres, journalistes, ingénieurs, designers… En un clic seulement, un livreur exploité, avec un énorme sac carré sur le dos, leur apporte leurs sushis… Mais pourvu qu’ils soient en bon état et le livreur, bien à l’heure ! Sinon, c’est le youtubeur “Hugo tout seul” qui risque de ne pas être content.

C’est avec ce tweet d’enfant de bourgeois capricieux resté tristement célèbre que l’on découvrait que cet “humoriste” existait encore.

Pendant que des restaurateurs se tuent à la tâche pour leur préparer des sushis, qu’ils ne finiront d’ailleurs peut-être pas, et que des livreurs prennent des risques sanitaires et physiques, ces jeunes sont posés trankillous dans leur petit appartement à consommer la dernière série produite par Netflix. Les livreurs Uber Eats sont des travailleurs indépendants non salariés et ne disposent pas d’un droit du travail digne de ce nom (vous savez, ce truc tellement has been et peu innovant) : pas de congés payés, ni même de droits sociaux. Pas de droits, pas de sushi ni de chocolat. Clotilde et ses amis ne sont peut-être pas au courant, mais des livreurs se battent régulièrement pour bénéficier de ce statut de salarié. Petite victoire début septembre : après plusieurs années de batailles juridiques, Uber Eats a été contraint de contractualiser, temporairement seulement, la collaboration qu’il entretient avec ses 500 livreurs suisses à Genève.

Un dimanche soir dans ce restaurant de sushi et c’est toute la stupide logique capitaliste et libérale que l’on reçoit en pleine face. L’anglicisme bien lourding de ce type d’application cherche à te faire passer leurs régressions sociales, mentales et physiques (on peut vraiment plus se bouger les fesses pour aller chercher sa commande ?) comme des innovations “collaboratives” cools, branchées et dans l’ère du temps ultra-moderne, où tout va toujours plus vite et où tout le monde peut être taxi ou hôtelier à ces heures – enfin, sauf les bourgeois. Et la logique n’a évidemment pas de limite, avec des possibilités de l’enfer illimitées tant qu’il y aura du blé à se faire sur le dos des travailleurs. Après Uber Eats, découvrez bientôt Uber Makeup (maquillage), Uber Alcool, Uber Weed, Uber Books, Uber Gelhydroalcolique…

Parmi les Clotilde, Hadrien, Lucas et Jeanne, combien ont du imaginer et imagineront, dans leurs startups en carton, ces concepts et leur marketing idiot à des fins de concurrence déloyale et de domestication de travailleurs qui sont, en grande partie, issus de l’immigration et des quartiers populaires ?


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