“Fake State” : “La social-démocratie s’est retournée contre les travailleurs”

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SOURCE : Marianne

Frédéric Farah est professeur de sciences économiques et sociales, chercheur affilié au laboratoire PHARE et enseignant à Paris 1. Il est l’auteur de plusieurs livres, dont certains avec l’économiste Thomas Porcher. Il nous parle de son dernier ouvrage : “Fake state : L’impuissance organisée de l’Etat en France”.

Quel rapport entre la crise des gilets jaunes, la situation sanitaire de la France, l’appel à des fonds privés pour restaurer Notre-Dame de Paris, ou encore l’abandon de fleurons de l’industrie française ? Pour l’économiste Frédéric Farah, il s’agit de la mise en place du “fake state”, un Etat impuissant, depuis 1983.

Marianne : Qu’appelez-vous le “fake state” ?

Frédéric Farah : Le fake state est l’expression d’un Etat que je dirai paradoxal. En effet, l’État s’est dépourvu de nombre d’instruments de politique économique (contrôle des capitaux, détermination du taux d’intérêt, souveraineté monétaire, politique commerciale, politique industrielle, nationalisations…..) et juridique puisque désormais notre droit national passe sous subordination européenne si je puis dire. De ce fait, le fake state est un Etat affaibli économiquement, et n’a qu’une action limitée sur le réel. Jean Castex organise un plan dit de relance sans pouvoir engager une dévaluation de l’euro, pourtant nécessaire, car nous vivons avec une monnaie surévaluée. Par ailleurs, dans la mesure où il n’est pas maître de l’outil monétaire, le plan dans son ambition ne peut qu’être limité.

Le fake state compense cette faiblesse par un excès de communication, de mise en scène souvent brouillonne et peu efficace. Qu’il suffise de penser à la communication désastreuse du gouvernement depuis le début de la pandémie de coronavirus.

Mais paradoxal, car le fake state est autoritaire. Il supporte mal la contestation ou même la négociation. Le mouvement des gilets jaunes a fait l’objet d’une répression sans précédent. Par ailleurs, en termes politiques, les gouvernements essayent de réduire le temps d’examen des textes, procède par ordonnance ou utilise le 49-3. La constitution de la Vème République est dévoyée, le président de la République est devenu un chef de clan. Il s’agit de lui faire allégeance avant tout. Le macronisme en est l’illustration caricaturale. En somme le fake state est un Etat impuissant, qui fabrique de l’insécurité civile, sanitaire, sociale, mais qui se crispe et devient autoritaire et bavard en communiquant à l’excès.

A vous lire la gauche serait plus responsable de cet état de fait que la droite…

Lorsque l’on remonte le cours du temps, nous ne pouvons qu’être frappés par le fait que la gauche dite de gouvernement a conduit une politique à l’encontre du monde du travail de manière sidérante. La désinflation compétitive conduite par elle a eu des effets négatifs en matière de répartition de la richesse. Les salariés en sont les grands perdants, sans parler de la désindexation salaire/prix. On pourrait penser au programme de privatisations et d’ouvertures du capital d’entreprises publiques ou encore les lois en faveur d’une plus grande flexibilisation du marché du travail . La gauche a excellé en la matière encore plus que la droite. Mais le chef-d’œuvre de la gauche contre le monde du travail, c’est la construction européenne. Du marché unique à l’euro, la gauche de gouvernement a promu avec constance le désarmement du travail au profit du capital. Mais la gauche française n’est pas la seule à avoir emprunté ce chemin. La social-démocratie s’est retournée contre les travailleurs.

Peut-on réellement parler d’impuissance de l’Etat, quand les dépenses des administrations publiques pèsent pour plus de 50% du PIB ?

Les dépenses des administrations publiques sont si je puis dire un trompe-l’œil. Il ne s’agit pas d’en minorer l’importance, mais d’en observer la composition, à savoir des dépenses sociales principalement. Ces dépenses sont essentielles, et il ne s’agit pas de les saisir uniquement comme des coûts. Elles sont sources de revenus, corrigent les inégalités, réduisent la pauvreté relative. On a en a perçu toute l’efficacité lors de la crise du Covid à travers les mécanismes de chômage partiel. Mais ces dépenses sociales ont contredit surtout fortement la pente déflationniste des politiques économiques de ces quarante dernières années, en particulier la désinflation compétitive. Et c’est tant mieux si j’ose dire.

Mais l’Etat par ce biais n’accroît pas sa puissance, l’impuissance vient surtout de la fin d’un Etat producteur. Les privatisations, la réduction du nombre d’entreprises publiques ont limité son champ d’action pour ne dire que cela.

De même, la répression à l’égard des gilets jaunes n’est-elle pas, malgré tout, une preuve du poids de l’Etat en France ?

Il ne s’agit pas encore une fois de nier le poids de l’Etat en France, il s’agit surtout d’insister sur la perte de moyens d’actions pour corriger les déséquilibres comme le chômage, ou encore de dessiner un avenir économique comme préparer la transition écologique, ou assurer une plus grande justice fiscale. Le fake state peut compter sur tout un appareil d’Etat efficace, structuré pour mener certaines missions comme celle de réprimer durement les gilets jaunes. Mais dans cette affaire, la police comme service public, elle aussi, subit le poids de l’austérité. Qu’il suffise de penser à la situation matérielle des commissariats, le manque de moyens ou encore des personnels pressurisés et fragilisés.

Quelles sont les conséquences concrètes du fake state ?

Les conséquences concrètes du fake state sont hélas nombreuses : désindustrialisation plus rapide comparée à nos voisins comme l’Allemagne, la perte de recettes fiscales en raison de la libre circulation des capitaux telle qu’elle est pensée en Europe, la vente à la découpe de notre patrimoine industriel, l’obsession comptable et gestionnaire qui entraîne la mise à mal de nos services publics, vivre avec une monnaie surévaluée, la perte d’une stratégie industrielle, la fin d’outils précieux pour engager la transition écologique comme des monopoles d’Etat en matière d’énergie, de transport.

Mais aussi parmi les conséquences, la fabrication de montages souvent désastreux en matière fiscale et sociale qui restent les deux leviers à peu près disponibles pour agir : multiplication des niches fiscales, CICE. Dépourvu de stratégie industrielle, l’Etat laisse vendre à la découpe des fleurons nationaux, s’oppose mollement à la fermeture de certains sites. La récente crise du Covid a montré la situation d’imprévoyance des pouvoirs publics.

Pour vous, les sorties de l’Union européenne et de l’euro sont indispensables. Pourquoi ?

Ce sont les points de départ pour penser demain si je puis dire. Tant que nous conserverons l’euro, il ne peut y avoir d’espoir de penser une économie plus juste socialement et à même d’œuvrer pour la transition écologique. La folie dans une certaine gauche est de croire que l’euro n’est qu’un instrument et qu’il soit possible d’en faire ce que l’on veut. L’euro et je le montre dans le livre est un dispositif anti keynésien, et anti redistributif. Il suffit de penser aux fondements théoriques qui ont présidé à la constitution de la BCE, et qui ont donné les armes nécessaires au capital pour déstabiliser et c’est peu dire les conquis des travailleurs.

Monnaie profondément déflationniste et qui a l’Etat social en ligne de mire. Il n’en diminue pas forcément le poids, mais en change l’organisation, l’orientation. L’euro, avec ses corollaires, le pacte de stabilité, le Traité sur la coopération et la gouvernance en Europe obligent à comprimer la dépense publique ou du moins en ralentir la progression ou la soumettre à un programme de réformes. Après le oui à Maastricht s’engage l’été suivant en 1993, la réforme Balladur qui ouvre le bal aux fameuses réformes paramétriques de nos régimes de retraite.

Le résultat tassement à venir du revenu des retraités, calcul des retraites moins généreux, allongement de la durée de cotisation. Aujourd’hui, dans le cadre du plan de relance européen dit recovery fund, les populations comprennent bien que cette « aide » pour la relance sera subordonnée à un ensemble de réformes dites structurelles qui vont affecter le champ de la protection sociale.

N’oublions pas le prix que l’Italie a payé pour l’austérité mise en œuvre au nom des choix européens : ce pays a vu sa situation économique se dégrader en 20 ans, sans compter un système sanitaire à l’os, des infrastructures publiques vieillissantes. Regardez bien, la situation présente, face à la crise économique, ce sont les travailleurs et les salaires qui vont servir de variables d’ajustement. Le plan Castex n’a aucun sens lorsqu’il est réalisé dans une monnaie surévaluée. Mais comme la BCE agite le parapluie atomique à coup de liquidités et de rachats de titres de dettes souveraines, l’euro devient sympathique encore une fois pour une gauche aveugle, sans compter la fumeuse tentative de créer un embryon de fédéralisme.

Quant à l’Union européenne, elle a consacré la liberté de circulation des capitaux et le principe de la concurrence dite libre et non faussée comme deux piliers hautement problématiques. D’une part, cette liberté de circulation des capitaux a permis l’émergence de paradis fiscaux au sein même de l’Union européenne et a fait du principe de concurrence la matrice de son ordre économique et juridique avec les conséquences que l’on sait (impossibilité de construire des champions industriels européens, disparition des monopoles de l’Etat, …). Il convient aujourd’hui de restreindre la libre circulation des capitaux, de subordonner le principe de la concurrence à celui de la justice sociale, de la transition écologique. L’euro est le moyen puissant de maintenir un ordre économique devenu déraisonnable, et délétère.

Prônez-vous un simple retour au modèle des Trente Glorieuses, auquel on ajouterait la transition écologique ?

Les Trente Glorieuses appartiennent au passé pour bien des raisons : elles se sont fondées sur l’utilisation d’une énergie fossile abondante et bon marché, sur un ordre monétaire certes imparfait qui fut celui de Bretton Woods, sur une ouverture progressive des économies et sur un arraisonnement plus ou moins réussi du capitalisme par la démocratie. Elles ont pu exister aussi du fait de déséquilibres entre une partie riche du monde et un ensemble de pays qui restait en marge d’un certain “développement économique”, du fait de leur domination par le nord.

Elles ont pu avoir lieu car le travail n’était pas si désarmé par rapport au capital. Ce monde ne reviendra plus et c’est tant mieux. Mais des éléments de ce dernier doivent être conservés, moins comme désir nostalgique d’un retour impossible, mais comme des balises ou le rappel d’expériences douloureuses. N’oublions pas le triple enseignement de l’expérience rooseveltienne qui a guidé l’après-guerre : le rôle des politiques économiques actives, l’importance de l’Etat social, et le muselage de la finance.

Ces trois éléments en intégrant de nouvelles considérations écologiques peuvent être encore à l’ordre du jour. Mais attention, il y a une forme de productivisme, d’organisation du travail hérités de cette époque, dont il n’est pas nécessaire d’avoir du regret, même si aujourd’hui le travail à la chaîne par exemple n’a pas disparu. Ce qui est à mon sens nécessaire de conserver de cette époque, ce sont les principes qui ont voulu guider la réforme économique de l’après-guerre, admirablement contenu dans le préambule de la Constitution de 1946.

Le capitalisme doit être plus que jamais arraisonné par la démocratie sociale qui aujourd’hui montre une grande fatigue. Polanyi a pu parler d’un réencastrement nécessaire du social et de l’économique, le cycle néolibéral a remis en cause ce mouvement. Il a engagé un mouvement de remarchandisation des sociétés humaines qu’il convient d’arrêter. Ce qui est préservé ce sont les droits sociaux issus de la société salariale qui s’est affirmée lors des Trente Glorieuses. Le capitalisme financiarisé et numérique ne doit pas être le levier de leur démantèlement.

Mon souhait, c’est une définanciarisation massive de l’économie et une resocialisation de nombreuses activités pour préparer la transition énergétique, retrouver la voie de la réduction du temps de travail par exemple.


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