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SOURCE : Révolution permanente
Marie-José Mondzain est une spécialiste des “images”, qu’elle distingue des “visibilités” c’est-à-dire de la circulation de ces “semblants d’images” ou du flux permanent des informations et des productions visuelles qui ne fonctionnent que comme des spectacles offerts à la passivité. Dans Le commerce des regards (Seuil, 2003), elle prend le contre-pied de l’opinion ordinaire : dans le monde contemporain, “il n’y a jamais eu aussi peu d’images”, c’est-à-dire d’objets poétiques propres à susciter l’imaginaire. Dans le même ouvrage, elle indique qu’elle “réserve le nom d’images aux propositions sensibles qui, envers et contre tout, s’adressant ou non à notre regard, assurent le fondement de toute subjectivation et le partage de toute liberté”.
Le concept d’image chez Mondzain peut donc se comprendre comme un noeud entre réel, symbolique et imaginaire, par lequel se constituent les subjectivités humaines, en leur donnant “matière à faire”, loin des effets de saturation du capitalisme des visibilités. Parce que les images prises en ce sens sont des socles et des moyens par quoi nous nous rendons sujets et capables d’appréhender la subjectivité de tout autre, elles deviennent un lieu d’expérimentation de la pensée et de la connaissance du réel : dans K comme Kolonie, Kafka et la décolonisation de l’imaginaire (La Fabrique, 2020), la nouvelle de Kafka devient le lieu d’une exploration patiente et itérative du rôle de l’imaginaire dans la critique des machines de la domination capitaliste. La machine tortionnaire de la Colonie pénitentiaire devient ainsi une “image”, un noeud que Mondzain propose à la pensée critique, pour dire et explorer la violence ordinaire d’un régime économique qui exploite les corps et imprime en eux – dans leurs comportements, dans leurs relations mais également dans leur imaginaire structurant – sa loi indéchiffrable et absurde.
La machine-capital : lire l’image de la Colonie pénitentiaire
Si la nouvelle de Kafka peut prétendre à imager ainsi le capitalisme comme machine de mort irrationnelle, c’est parce que s’y disséminent un ensemble d’éléments qu’on peut instancier dans notre actualité : le caractère colonial, le zèle du serviteur, l’injustice extrême faite au condamné qui ne saura jamais rien – qui ne parle même pas la langue de ceux qui le condamnent – des raisons pour lesquelles on le met à mort. La lecture de Mondzain se saisit de ces “aspects” de l’image de Kafka pour tramer la possibilité d’une décolonisation de l’imaginaire. Car si la colonisation a été historiquement une entreprise de soumission des corps et de dépossession violente, Mondzain souligne que c’est toute la structure socio-économique du capitalisme qui fonctionne sur ce mode là : la colonisation n’est pas un à-côté du capitalisme, elle en est au contraire le fonctionnement révélé et explicite.
C’est en ce sens que les luttes décoloniales sont des luttes intrinsèquement collectives et débordent les appartenances historiques : nous avons tous et toutes en commun d’être une pièce dans la machine d’exploitation globale, et d’avoir donc à lutter contre l’exploitation et la torture ordinaire. Le capitalisme fait des esclaves, des “Nègres de fond” comme l’écrit Achille Mbembe, “une catégorie subalterne de l’humanité, un genre d’humanité subalterne, cette part superflue et presque en excès, dont le capital n’a guère besoin et qui semble être vouée au zonage et à l’exclusion” (p.138). Il faut donc “étendre la négritude” à tous ceux que le capitalisme exploite et ainsi tisser une expérience collective de la grande machine colonisatrice des corps et des imaginaires.
Si Mondzain propose de partir des effets produits par la machine capitaliste sur les imaginaires, c’est parce que ceux-ci sont “branchés” sur la perception : par la colonisation de l’imaginaire, c’est tout un pan du monde qui est comme dérobé, rendu imperceptible ou surchargé d’interprétations et de préfigures. Le racisme rend l’altérité impossible à percevoir, l’autre est un corps d’abord perçu dans sa différence et son étrangeté, un corps que l’étrangeté a recouvert au point de rendre impossible la perception d’une humanité commune. Ainsi, la fiction n’est pas hors du monde, elle informe au contraire les sujets percevants : il s’agit, en décolonisant l’imaginaire, de proposer d’autres fictions, qui fabriquent autrement le monde et les relations entre sujets humains.
En donnant à suivre son exercice de lecture, Mondzain suggère que les images et les fictions dans leur ensemble laissent du “jeu” à l’interprétation, qu’elles ne sont pas elles-mêmes des totalités closes, mais des petites machines dont nous pouvons nous ressaisir pour les mettre au service de nos préoccupations contemporaines. Dans sa description du “serviteur zélé” de la Colonie pénitentiaire, on peut deviner ainsi la figure d’un Macron, tentant de séduire l’auditoire à force de bonnes manières et d’empressement publicitaire, dans le seul but de faire partager la vénération qu’il ressent pour l’engin à qui on confie la mise à mort du condamné. Ce que Mondzain pratique et nous invite à pratiquer, c’est, par le retour aux textes et à une lecture qui ne s’embarrasse pas des interprétations qui les ont parfois recouverts – Kafka, écrivain de la dystopie bureaucratique, par exemple – une lecture qui serait d’usage, c’est-à-dire qui réponde à nos besoins actuels et qui colore ces besoins d’une profondeur historique, humaine. Une lecture qui pratiquerait la mise en scène, à la manière dont le théâtre peut faire résonner l’actualité d’un texte avec les préoccupations d’une époque à laquelle il n’appartient pas et lui redonner la vitalité d’une urgence. Et de fabriquer ainsi de la culture, à partir du choc entre les besoins et les oeuvres qui serviront à les nommer ou à leur donner forme.
L’archipel, horizon des luttes ouvertes contre l’esclavage global
A cet égard, Mondzain voit dans le marronnage un véritable “art de la fugue”, source de culture, de solidarités et de résistances. La fuite ouvre une brèche, dessine un territoire de la clandestinité, perce l’opacité du monde total de la domination : elle invente un dehors, elle façonne des “archipels” au sens d’Edouard Glissant. C’est donc tout un jeu de structures qui s’enracine dans la fuite de l’esclave, des structures souterraines et clandestines autant que nécessaires. Et si la fugue est source de culture, c’est aussi parce qu’elle constitue à son tour, comme les images au sens de Mondzain, des subjectivités nouvelles.
Car l’enjeu central de l’ouvrage est là : le capitalisme total, les hiérarchies auxquelles il connecte nos croyances, les positions qu’il distribue, est une puissance de désubjectivation. S’il fait de chacun.e de nous des “criminels actifs”, rattrapé.e.s même lorsque nous prétendons n’être que des témoins critiques comme le voyageur de Kafka, c’est parce qu’il est capable d’engloutir les subjectivités réelles comme il dévore les corps. Dans ce jeu-là, nous avons tous à y perdre : non seulement nous sommes rendus incapables d’appréhender la subjectivité de l’autre, mais même c’est la nôtre qui se trouble et s’efface. Reste la machine, le capitalisme devenu sujet quasi-autonome, en tout cas solitaire, point de structure qui fonctionne à la torture et au sacrifice. Il s’agit dès lors, par la décolonisation de l’imaginaire et de la perception qui en dépend, de rendre possible la rencontre avec l’étranger, de tisser des liens nouveaux, de tramer des archipels en lutte ouverte contre les structures de la violence et du mépris.
La fiction, littéraire ou cinématographique, l’image donc, est le lieu privilégié pour expérimenter les décentrements, les sauts nécessaires, et comprendre que, loin des visibilités invasives du Capital, il reste des zones d’indétermination à créer et à ouvrir. Non pas “hors de ce monde” mais par l’opération de trouées claires dans l’opacité qui se désigne comme transparence : une culture de fugitifs et de fugitives qui recréent les conditions d’un monde réellement vivable, solidaire et humain. Lutter contre le capitalisme, c’est être esclave en fuite et ainsi, relever de toute une histoire des luttes contre l’inhumanité de la grande machination capitaliste.