Sankara, l’homme qui plantait le désert : enseignements de la révolution burkinabé face à la crise

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SOURCE : Reconstruire

Thomas Sankara, l'homme qui plantait le désert

Hausse du temps du travail, réduction des contraintes écologiques : douze ans après la crise des subprimes, celle de la Covid-19 sert une nouvelle fois de caisse de résonance aux mesures néo-libérales. Le redémarrage de l’économie, invoqué comme une impérieuse nécessité, semble ainsi reléguer au second plan les transformations écologiques et sociétales. Il y a trente ans pourtant, un pays du « Tiers-Monde » réussissait le pari de mener ces combats conjointement. Portée par le capitaine Thomas Sankara, la révolution burkinabé transformait radicalement son économie et initiait un changement durable du rapport à la souveraineté, à la nature et à l’égalité des sexes.

Le 4 août 1983, Thomas Sankara est porté au pouvoir par une révolution populaire et militaire. Résolument anti-capitaliste, ce dernier met en œuvre une série de réformes pour moderniser l’économie et lutter contre la pauvreté qui s’abat sur une large part de la population. En garantissant les moyens de subsistance de sa population, l’État burkinabé souhaite mettre fin à la dépendance vis-à-vis de l’ancienne métropole française. Une méthode : celle de l’exemplarité. Pour s’assurer le soutien de la population, le capitaine met un point d’honneur à réduire le train de vie des dirigeants, imposant à chacun de délaisser les luxueuses berlines pour des Renault 5, voitures les moins chères du marché. Les loyers, eux, sont déclarés gratuits durant un an pour compenser les réductions de dépenses de fonctionnement. Soucieux de signer dans le marbre ce changement de paradigme, Thomas Sankara décide, le 2 août 1984, de renommer la « Haute-Volta » en « Burkina Faso », ou « pays des hommes intègres ». Première rupture véritable avec l’héritage français, ce baptême signe la voie de l’émancipation pour les millions de burkinabés encore soumis aux velléités impériales de l’Hexagone.

Ces aides alimentaires […] qui installent dans nos esprits […] des réflexes de mendiant, d’assisté, nous n’en voulons vraiment plus ! Il faut produire, produire plus parce qu’il est normal que celui qui vous donne à manger vous dicte également ses volontés.

Le confinement quasi-simultané de l’ensemble des continents au début de l’année 2020, confère une saisissante actualité aux mots de Sankara. En affectant durablement les lignes de production mondiales, ce dernier a mis en exergue la vulnérabilité de nos économies libre-échangistes. L’incapacité de se procurer des masques durant de longues semaines, en est un stigmate. Partie immergée de l’iceberg néo-libéral, il ne doit pas faire oublier la dépendance des économies européennes vis-à-vis des importations de produits de première nécessité. Une rupture des des courroies de transmission à l’échelle mondiale peut ainsi rapidement conduire à une pénurie sur les marchés intérieurs. Et, celle-ci menace directement les équilibres au sein du territoire national. Bien moins résiliente que les zones rurales, la ville de Paris, importe près de 90% de ses denrées alimentaires, offrant à ses habitants une autonomie de 72 heures en cas de rupture de l’approvisionnement. Un scénario malheureusement connu, comme le rappelle cette archive de l’INA.

François Mitterrand et Thomas Sankara

Garantir l’indépendance face à la France : une priorité de Sankara.

Afin d’assurer son indépendance et garantir à sa population les moyens de sa subsistance, le régime burkinabé optait pour la planification. L’enjeu était double : obtenir son autonomie vis-à-vis des grandes puissances et lutter contre la pauvreté endémique.

Cette politique, s’orchestrait en deux temps. D’abord régulateur, avec l’interdiction de l’importation de fruits et légumes, puis organisationnel, au travers de la création d’une chaîne nationale de magasin. Cette dernière permettant notamment une rationalisation des réseaux de distribution sur le territoire. Les membres des Comités de Défense Révolutionnaire, organe de base de la révolution, offraient également aux salariés la possibilité d’acheter des produits depuis leur lieu de travail. Un « drive » inventé bien avant l’heure par la puissance publique pour sauvegarder le temps de ses administrés et garantir la satisfaction de leurs besoins.

Grâce à ces mesures volontaristes, le Burkina Faso connait des résultats édifiants. En deux ans seulement, Sankara et la révolution burkinabé assurent deux repas et dix litres d’eau par jour à chaque citoyen. Réussite saluée par l’ONU dont le rapporteur spécial pour le droit à l’alimentation s’enthousiasmait : “il a vaincu la faim : il a fait que le Burkina, en quatre ans, est devenu alimentairement autosuffisant”. Le tout en garantissant une rémunération digne aux agriculteurs par l’instauration de prix planchers.

En 1985, Thomas Sankara remportait son pari : l’aide économique française était réduite de 80%, offrant à l’ancienne colonie une indépendance nouvelle. Dans le même temps, la révolution burkinabé s’invitait aux marges du Sahara.

Planter un arbre fait partie des exigences minimales pour être et durer au Burkina.

Tandis que les discours écologistes étaient le plus souvent ignorés par les puissances occidentales, le Burkina Faso leur offrait une application timide mais concrète. Ici, l’avancée du désert laissait entrevoir les premiers effets du dérèglement climatique, poussant des villages entiers vers l’exode. Nul doute pour Sankara : l’Homme n’était pas étranger au soulèvement du sable. Dès 1985, le gouvernement burkinabé décidait de la mise en œuvre de mesures visant enrayer le phénomène. Au-delà de simples principes législatifs, l’objectif était d’opérer un changement durable dans les consciences. Dès lors, des campagnes concernant l’utilisation du gaz et pour la plantation d’un arbre à chaque grand événement furent lancées. Dans un second temps, un contrôle des activités s’opéra avec l’interdiction des coupes de bois abusives, des feux de brousse ou de la divagation des animaux.  « Les conséquences de ces mesures ont été immédiates. Quelque temps plus tard, on a revu les biches venir s’abreuver dans les mares. » confiera des années plus tard Fidèle Toé, Ministre du Travail dans le gouvernement de Thomas Sankara.

Selon les estimations, près de 10 millions d’arbres furent plantés durant les quatre années de Sankara à la tête de l’État. Verdir le désert : un désir qui sonne désormais comme une tragique poésie. En raison de la crise climatique, évidemment. Mais également parce que la désertification, et la paupérisation des populations autochtones induite par ce phénomène, est l’une des raisons évoquée pour expliquer la multiplication des groupes terroristes dans la région saharienne.

Thomas Sankara offre un arbre

© http://www.thomassankara.net

À ce titre, les considérations écologistes de la révolution burkinabé semblent poser un terrible cas de conscience aux démocraties occidentales. À l’époque ou les perspectives d’effondrement étaient raillées, un pays à peine capable d’assurer sa subsistance alimentaire initiait pourtant une réelle politique volontariste. Tandis que notre niveau de conscience à propos des risques éco-systémiques semble sans commune mesure, les arguments économiques prévalent encore sur les enjeux climatiques.  La récente réintroduction des néonicotinoïdes, pesticides tueurs d’abeilles, en est un exemple parmi d’autres. Et, l’argument évoqué du sauvetage de l’agro-industrie paraît bien peu de choses face aux enjeux qu’affrontait alors à l’économie burkinabé.

Si nous perdons le combat pour la libération des femmes, nous aurons perdu tout droit d’espérer une transformation positive de la société.

Dans ce pays très fortement marqué par la culture clanique et patriarcale, la lutte en faveur des droits des femmes est parvenue à s’ériger en priorité. Interdiction des mariages forcés, création d’un congé maternité, obligation mensuelle pour les hommes de se rendre au marché à la place des femmes : une révolution nécessaire des mœurs pour qui se veut intègre. En assumant une politique différentiante, l’État burkinabé affirmait la nécessité de rétablir une situation d’équilibre entre les sexes. En ce sens, la fin du dot et du lévirat, l’interdiction de la prostitution, des campagnes d’alphabétisation réservées au femmes ou encore la création d’un salaire vital, mesure visant à prélever 0,5% du salaire des fonctionnaires pour rétribuer le travail domestique de leur épouse, attestaient l’existence d’une exploitation systémique du sexe féminin. Et, cette entreprise émancipatrice trouvait son expression au sein même du gouvernement qui accueillait cinq femmes sur vingt-cinq ministres. À la même époque, le gouvernement de Jacques Chirac n’en comptait aucune.

Face à la crise et ses conséquences économiques, les revendications écologistes et féministes semblent souffrir d’une relégation conjointe. Pourtant, l’exemple burkinabé doit nous interroger sur la possibilité, et donc l’impérieuse nécessité, de mener ces combats de front. Quel que soit l’avenir que l’on souhaite au marché, son essor ou sa disparition, celui-ci n’abolira pas de lui-même les dominations avec les quelles il coexiste. « Le poids des traditions séculaires de notre société voue la femme au rang de bête de somme. Tous les fléaux de la société coloniale, la femme les subit doublement : premièrement, elle connaît les mêmes souffrances que, l’homme ; deuxièmement, elle subit de la part de l’homme d’autres souffrances », résumait Thomas Sankara.

Sankara et Compaoré

Au centre, Thomas Sankara, à gauche, Blaise Compaoré, son ami et bourreau. ©Archives Jeune Afrique

En quatre ans, la révolution burkinabé rencontra quelques échecs, mais aussi et surtout de francs succès. Les espoirs soulevés furent emportés avec lui, le 15 octobre 1987, par la main de son frère d’armes et ami, Blaise Campaoré. Un assassinat dans lequel le rôle de la France reste flou. Mais le souvenir du capitaine Sankara, lui, demeure vibrant sur l’ensemble du continent africain.

Le Burkina-Faso n’entend donner de leçons à personne, parce qu’il n’entend en recevoir de personne. Il sait par expérience que la révolution ne s’exporte pas. Mais il sait aussi que sa révolution est un acquis pour tous les peuples révolutionnaires du monde. C’est pourquoi il la donne en partage avec ses succès et ses échecs.

Faire de l’Histoire un réservoir d’enseignements est un exercice souvent salvateur. Mais ces mots prononcés le 5 août 1984, invitent à questionner l’ethno-centrisme de nos références. Trop souvent, les réponses sont cherchées dans les couloirs de l’antique Athènes, ou sur les pavés du Paris révolutionnaire. Il est rare que le regarde porte au-delà de l’Oural ou de la Méditerranée. Poser les yeux sur le Burkina Faso pourrait pourtant s’avérer salvateur. Des hommes intègres nous y apprendraient que produire et redistribuer les richesses n’est pas un nécessaire préalable aux transitions écologiques et révolutions sociétales. Mais, que cela nécessite une qualité rare : la volonté politique.

Révolution Burkina Faso

Thomas Sankara, figure intemporelle de la révolution © The Calvert Journal

Ô Capitaine ! Mon Capitaine ! Notre effroyable voyage est terminé
Le vaisseau a franchi tous les caps, la récompense recherchée est gagnée
Le port est proche, j’entends les cloches, la foule qui exulte,
Pendant que les yeux suivent la quille franche, le vaisseau lugubre et audacieux.

Mais ô cœur ! cœur ! cœur !
Ô les gouttes rouges qui saignent
Sur le pont où gît mon Capitaine,
Étendu, froid et sans vie.

Walt Whitman, O Captain! My Captain! – 1865


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