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SOURCE : Ballast
Fin 1975 : le général Franco meurt. Le roi maintient en place le dernier président du gouvernement du dictateur — il démissionnera quelques mois plus tard, tandis que la société se mobilise massivement en faveur d’un retour à la « démocratie ». Au printemps 1977, le Parti communiste d’Espagne est légalisé ; deux mois plus tard, des élections ont lieu et un projet de constitution démocratique voit le jour au Parlement. Une séquence politique connue sous le nom de « Transición española ». L’heureux avènement, en somme, d’un régime parlementaire et libéral par la grâce de la loi : tel est le récit qui, trop souvent et aujourd’hui encore, en est fait. La narration est commode : elle invisibilise les luttes autonomes des mouvements populaires, des ouvriers et des grévistes — morts compris. Contre-histoire d’une « transition ». ☰ Par Arnaud Dolidier
Pendant l’investiture du gouvernement de coalition de gauche en janvier 2020, alors qu’il prend la parole à la tribune du Congrès des députés, Pablo Iglesias, chef de file de Unidas Podemos, remercie les mouvements sociaux de leur soutien. Il s’engage à ce que le gouvernement travaille à transformer leurs revendications en de futures lois. Cette affirmation, qui sous-entend que toute action sociale trouve un débouché dans la pratique gouvernementale, renvoie à l’imaginaire de la transition espagnole1 dans lequel l’action des masses populaires s’articule à celle de leurs représentants parlementaires. À la mort de Franco en novembre 1975, succèdent, au premier semestre 1976, les luttes de centaines de milliers de personnes2, notamment dans les régions industrialisées de l’Espagne. Il est question de la révision des conventions collectives de divers corps de métiers, mais aussi d’abolir la dictature. Ce nouveau cycle d’action collective spectaculaire précipite dès juillet la chute du gouvernement de Carlos Arias Navarro, auquel succède un nouveau cabinet, qui s’engage dans la voie du changement politique à travers la négociation avec les deux principaux partis de l’opposition, socialiste (PSOE) et communiste (PCE). Ces négociations conduisent à l’instauration d’une démocratie parlementaire et libérale entre 1977 et 1978. Selon l’historiographie dominante, les mobilisations sociales se seraient rangées derrière la bannière de l’opposition en souscrivant à la stratégie de la « réforme pactée » — ce qui aurait permis la chute du franquisme.
L’idée selon laquelle le peuple espagnol en général, et la classe ouvrière en particulier, auraient souscrit à cette stratégie révèle une perception mécanique du changement politique : le mouvement ouvrier est appréhendé comme une entité homogène dans sa composition, ses revendications et ses courants idéologiques. Le mythe consistant à présenter la transition comme une opération juridique et politique portée par des acteurs au sommet de l’État a été remis en question. Mais si les masses populaires sont désormais intégrées au récit dominant, un postulat demeure récalcitrant : celui d’une classe ouvrière soudée derrière l’opposition démocratique. Le mouvement ouvrier est ainsi présenté comme une force politique et sociale ayant permis à l’opposition de renforcer son poids pour négocier avec le chef de l’État à partir de juillet 1976. La classe ouvrière aurait accepté des « sacrifices » — notamment sur le plan des transformations sociales et politiques — pour en retour bénéficier de « la démocratie ». Cette vision fantasmée de l’avènement démocratique en Espagne — encore présente de nos jours — participe à invisibiliser l’histoire du mouvement ouvrier espagnol des années 1970. Les fractions révolutionnaires, populaires et anticapitalistes du monde des usines sont perçues comme anecdotiques, destinées à être marginalisées à mesure de la consolidation des nouvelles institutions démocratiques. Cela participe également à évacuer les rapports de force dans les usines, et à faire l’impasse sur le processus de subordination et de domestication du mouvement ouvrier aux partis politiques de l’opposition.
Autonomie ouvrière et culture assembléiste
À la fin des années 1960, la conflictualité ouvrière connaît une forte augmentation, devant laquelle le franquisme se révèle impuissant. La politique de répression menée en réponse accroît la détermination des grévistes et radicalise les conflits de classes, tout en les politisant. C’est à la même époque que les grèves se structurent et s’organisent à partir d’assemblées clandestines, chargées d’élaborer des revendications, de coordonner l’action entre plusieurs branches de métiers par l’élection de délégués ouvriers (au mandat impératif et révocable à tout instant) et de se dissoudre ensuite. Les travailleurs mettent en place des commissions ouvrières mandatées par les assemblés pour négocier avec le patronat. Ces dernières se structurent en un mouvement sociopolitique, les Commissions Ouvrières (CCOO), dans lesquelles des collectifs et des organisations se livrent une lutte de pouvoir. Le Parti communiste d’Espagne (PCE) constitue le courant majoritaire en leur sein. Il adopte une stratégie qui combine actions légales et illégales dans les usines, et s’appuie sur les assemblées clandestines afin de rédiger des plateformes de revendications et d’appeler à des grèves partielles ou à des manifestations publiques — tout en se présentant aux élections syndicales franquistes (comme en juin 1975) afin d’obtenir des postes de délégués syndicaux. En pratiquant l’entrisme dans les structures de l’Organisation syndicale espagnole (OSE), syndicat franquiste, le PCE veut se donner les moyens de coordonner les usines au sein d’un large mouvement antifranquiste et interclassiste.
À côté du PCE se trouve un ensemble d’organisations marxistes-léninistes, mais aussi des collectifs qui se réclament de l’autonomie ouvrière. Ces derniers agissent depuis les assemblées et appréhendent les assemblées à la fois comme outil organisationnel et centre de gravité de l’action antifranquiste et anticapitaliste. Derrière la façade de l’unité antifranquiste, la classe ouvrière est ainsi traversée par des luttes de pouvoir au sein des CCOO — que l’on peut schématiquement diviser en deux camps : d’un côté, le PCE et les organisations communistes à sa gauche ; de l’autre, l’autonomie ouvrière. Dans un texte paru en 1972, le militant Julio Sanz Oller souligne les enjeux de cet affrontement : « Il est clair qu’aujourd’hui […] au sein du mouvement ouvrier espagnol seulement deux forces vont compter : le PC et le mouvement autonome qui mettra du temps encore avant d’aboutir à une large organisation de classe. Il s’agit, dès maintenant, d’éviter que le premier ne mange le second3. » Lorsque Franco meurt en novembre 1975, l’assembléisme est plus fort que jamais. Il constitue un défi pour l’opposition démocratique : si celle-ci entend s’appuyer sur les usines pour faire pression sur le pouvoir franquiste, elle craint de se faire déborder par la radicalité ouvrière.
La grève générale de Vitoria
En mai 1976, lorsque les grèves et les manifestations sont monnaie courante dans l’ensemble de l’Espagne, Juan Antonio Sagardoy Bengoechea, professeur de droit, exprime dans le quotidien El País son inquiétude. Il définit l’action des mouvements ouvriers et populaires de la façon suivante : « Actuellement en Espagne, toutes les grèves sont sauvages et l’unique façon de les civiliser, passe par une mutation en profondeur de la structure syndicale, en donnant la place aux organisations libres et autonomes des travailleurs qui orientent, qui maintiennent les grèves, et se responsabilisent de ces dernières4. » Le juriste présente dans toute la presse les usines comme des espaces où règne le chaos. Les grèves assembléistes sont qualifiées de « sauvages » car elles échappent aux canaux de la représentation syndicale franquiste et ne sont pas encadrées par les organisations de l’opposition — ce qui inquiète la bourgeoisie. Pour lui, l’unique moyen de mettre fin à cette situation consiste à promouvoir les cadres du syndicalisme antifranquiste afin de neutraliser les luttes autonomes, dont la plus emblématique est celle qui a eu lieu à Vitoria-Gasteiz, au Pays basque, entre janvier et mars 1976. Dans ses Mémoires, Manuel Fraga, ministre de l’Intérieur en 1976, décrit la grève générale de Vitoria comme une mobilisation de nature révolutionnaire, comparable au Soviet de Petrograd de 1917. Le ton alarmiste qu’il emploie lorsqu’il décrit la « folie » des grévistes révèle la crainte de la dictature face au mouvement ouvrier autonome. Cette crainte est également partagée, comme on l’a dit, par l’opposition démocratique, laquelle redoute le développement d’un mouvement ouvrier autonome capable de remettre en cause son hégémonie et, dès lors, de l’isoler politiquement.
À l’inverse des mobilisations ouvrières et populaires qui ont lieu à la même période dans la capitale espagnole et en Catalogne, la grève générale de Vitoria n’est pas contrôlée par les organisations syndicales antifranquistes5. À Madrid, par exemple, l’opposition démocratique — et ses relais syndicaux — a pesé de tout son poids pour éviter la construction d’une grève générale en privilégiant des grèves sectorielles, ceci afin de restreindre l’intensité de la mobilisation. Au Pays basque, cette stratégie se heurte à leur manque d’implantation. En janvier 1976, dans un contexte où l’ensemble du monde ouvrier espagnol lutte pour de meilleures conditions de travail, et contre le régime franquiste, les militants de la Coordination ouvrière de Vitoria (COV) initient grèves, occupations d’usines et manifestations, fondées sur la souveraineté des assemblées et sur l’élection de représentants aux mandats impératifs et révocables à tout moment.
Comme dans l’ensemble des zones industrialisées du pays, le conflit a pour origine la révision des conventions collectives et évolue à travers l’incorporation de revendications politiques. Entre le 9 et le 26 janvier 1976, la mobilisation (dont personne n’avait envisagé qu’elle serait si longue et si massive) s’est étendue à 6 250 ouvriers des sept grandes usines et des trois usines moyennes de Vitoria. Soit près de deux tiers de l’ensemble des ouvriers. Elle se fonde sur l’assembléisme et l’autonomie, pratiques de démocratie ouvrière menant à l’élaboration d’un véritable conseil ouvrier. Celui-ci inclut, via l’articulation de divers types d’assemblées, non seulement l’ensemble des usines métallurgiques de la ville, mais aussi les quartiers populaires engagés dans le conflit. Les assemblées d’usines se déroulent quotidiennement. Soit sur les sites de production lorsque ceux-ci sont occupés par les grévistes, soit dans les églises alentours lorsque le patronat procède à des lock-out6. Ces assemblées sont décisionnelles : aucun accord sur l’évolution de la grève et ses modalités d’action ne peut être pris sans la décision des assemblées d’usines. C’est en leur sein que les ouvriers élisent leurs mandatés qui formeront ensuite des Commissions représentatives, qui elles-mêmes désigneront la Coordination des commissions représentatives (CCR). On compte également des assemblées communes (asambleas de conjunto) réunissant les grévistes des usines en lutte et les habitants des quartiers populaires. Elles se tiennent deux fois par semaine et rassemblent plusieurs milliers de personnes.
Ce fonctionnement assembléiste se renforce à mesure que la répression policière et patronale s’intensifie. Du côté du patronat, on refuse de reconnaître la légalité des assemblées — ce qui se traduit par un sursaut de radicalité ouvrière. Du côté de la police, la répression des manifestants s’accompagne de rapports pour le gouverneur civil qui mettent en avant la transformation du mouvement ouvrier : à l’origine purement revendicatif, celui-ci est devenu une mobilisation populaire au sein de laquelle la « nébuleuse d’extrême gauche » a conduit la mobilisation à la grève générale. Durant ces deux mois de mobilisation, les occupations d’usines et les assemblées ouvrières et populaires sont effectivement à l’initiative de plusieurs démonstrations de force — notamment lorsque, le 16 février, puis le 23 et enfin le 3 mars, une multitude de protestataires organisent des manifestations à différents endroits de la ville pour converger ensuite dans le centre en une marche unitaire.
Lors de cette dernière journée de grève générale, le 3 mars, les manifestations parties des quartiers périphériques se réunissent dans le centre-ville. 18 000 manifestants font face à la police armée en bloquant les routes, en érigeant des barricades et en se défendant par des jets de pierre et de cocktails Molotov. À 17 heures, une assemblée commune est prévue dans l’église de San Francisco. Alors qu’environ 5 000 personnes se trouvent à l’intérieur de l’édifice, 7 000 manifestants continuent d’affronter la police qui leur bloque l’accès. Cette dernière décide alors d’évacuer le bâtiment religieux en lançant des grenades lacrymogènes par les fenêtres, provoquant la panique des grévistes : au moment de leur évacuation, la police tire à balles réelles, provoquant une centaine de blessés (dont 20 grièvement), et la mort de cinq travailleurs en grève.
Le lendemain, les ouvriers poursuivent la lutte et résistent aux attaques de la police, laquelle tente de dissoudre la tenue d’assemblées. Dans les jours qui suivent, les événements se précipitent. Le 5 mars, environ 70 000 travailleurs, femmes, étudiants, etc., assistent aux funérailles des ouvriers tués par les forces de l’ordre. Le lundi 8 mars, une grève générale est organisée par un ensemble d’assemblées d’usines et de quartiers à travers tout le Pays basque et la Navarre : 600 000 travailleurs descendent dans la rue pour exiger la dissolution des corps de police armée et un procès pour les coupables de la tuerie. La police tue à nouveau deux manifestants ; elle arrête puis torture les principaux leaders ouvriers de Vitoria, qui sont par la suite emprisonnés. Cette situation provoque la panique du patronat : il parle d’une situation « pré-révolutionnaire » et cède dès lors aux revendications ouvrières, notamment la réadmission de tous les travailleurs licenciés au cours du conflit ainsi que la réouverture de négociations avec les usines en grève. Même les patrons les plus intransigeants fléchissent. Dans les grandes entreprises métallurgiques de Vitoria-Gasteiz, les revendications salariales sont satisfaites et les représentants élus par l’assemblée reconnus. Par ailleurs, la répression du 3 mars apparaît comme l’événement clef qui précipitera à la fois la chute du gouvernement de Carlos Arias Navarro et l’union des forces de l’opposition démocratique.
Cette chute, en juillet 1976, n’empêche en rien l’extension de la colère ouvrière. Le nouveau gouvernement présidé par Adolfo Suárez comprend — comme une majorité de réformistes franquistes qu’il représente — que le changement politique est inévitable : il faut cette fois procéder au démantèlement des institutions dictatoriales, accéder à une partie des revendications politiques de l’opposition, tout en jouant la carte de la division entre le PSOE et le PCE. Dans le même temps, ces deux partis s’unissent au sein d’une même structure : l’opposition comprend que la radicalité du mouvement ouvrier constitue une entrave à la construction d’un mouvement interclassiste qui réunirait monde des usines, petite bourgeoisie et classes moyennes. Cette volonté de restreindre l’action ouvrière à une force de pression politique afin de peser lors des négociations avec le pouvoir franquiste, se traduit par la subordination du mouvement ouvrier à l’action de l’opposition démocratique.
Domestication et criminalisation du mouvement ouvrier autonome
Entre 1976 et 1977, le mouvement ouvrier continue à se mobiliser dans plusieurs régions d’Espagne dans divers secteurs (métallurgie, bâtiment, industrie chimique, transports publics). Ces mobilisations sont toujours organisées à partir d’assemblés souveraines et décisionnelles. L’intensité et la poursuite du cycle d’action protestataire dérange le gouvernement de Suárez dans sa volonté de normaliser le champ social afin d’engager des réformes structurelles. Pour y mettre un terme, il invite les centrales syndicales dès le mois d’août dans le but de trouver des voies de sortie à cette situation explosive. Lors de ces rencontres, le gouvernement laisse entendre qu’il souhaite geler toutes les négociations sur les conventions collectives afin de mettre un coup d’arrêt aux grèves. Contre cette voie autoritaire les CCOO7 répondent : « Cela pourrait créer une situation excessivement conflictuelle que nous-mêmes ne pourrions contrôler et ce jusqu’à ce que les leaders du mouvement syndical n’en puissent plus8. » Pour le syndicat, la radicalisation du mouvement ouvrier s’explique en premier lieu par le degré élevé de politisation des grèves. Pour y mettre fin, les dirigeants syndicaux proposent de promulguer les libertés démocratiques, ce qui permettra de dépolitiser les protestations : « C’est précisément le manque de libertés qui a intensifié les conflits, qui les rallonge, qui introduit la politique au sein des entreprises alors qu’elle devrait avoir un autre espace. Beaucoup de conflits sont dramatiques à cause de questions politiques qui devraient être posées dans un autre endroit9. »
Cet argumentaire révèle chez l’opposition une volonté de dépolitiser le mouvement ouvrier afin de circonscrire son action à des questions salariales et économiques. Elle doit donc peser de tout son poids pour transformer les plateformes de revendications. C’est ce que font les principales centrales syndicales qui s’unissent au sein d’une même structure, la Coordination des organisations Syndicales (COS), qui lance au deuxième semestre 1976 une campagne contre un décret gouvernemental qui attaque les droits des travailleurs. Les centrales syndicales comprennent qu’elles se font déborder sur leur gauche par les fractions révolutionnaires et assembléistes du mouvement ouvrier lors de conflits à l’échelle régionale ou locale. Dès lors, malgré leur concurrence et leur volonté d’hégémonie dans le nouveau champ syndical en construction, elles s’unissent au sein d’une même structure, la Coordination des organisations syndicales (COS), pour construire une mobilisation nationale : le cadre est défavorable à l’autonomie ouvrière ; elle peine à se coordonner au niveau national. La grève générale de 24 heures lancée par la COS le 12 novembre, avec pour seul mot d’ordre le retrait du décret, constitue une rupture avec les mobilisations du début de l’année. Elle permet de montrer au pouvoir que les centrales sont à la tête du mouvement ouvrier, ce dernier se montrant discipliné et convertible en force de pression aux mains de l’opposition, dans le cadre des négociations avec le gouvernement franquiste.
Les grèves assembléistes et autonomes persistent pourtant tout au long de l’année 1977. La mobilisation des ouvriers de l’usine Roca en Catalogne entre novembre 1976 et février 1977, celle du bâtiment dans les Asturies au printemps 1977 ou celle des cordonniers dans la province d’Alicante en août et septembre, sont autant d’exemples qui témoignent de la volonté du mouvement ouvrier de ne pas se laisser représenter ni de voir ses objectifs définis par des centrales qui veulent freiner les luttes sociales. Dans tous ces conflits, les grévistes ont dû non seulement combattre la répression policière et patronale, mais également les manœuvres des dirigeants syndicaux qui ont tout fait pour court-circuiter le fonctionnement horizontal des grèves. Le pouvoir a conscience qu’il doit initier une « transition syndicale » afin de démanteler les structures du syndicalisme franquiste et favoriser l’instauration de nouvelles normes de représentations salariales capable, entre autres, de marginaliser l’assembléisme ouvrier. Des réformes sont initiées tout au long de l’année 1977, à travers des réunions entre les principaux syndicats et l’État. Mais c’est avec la signature des pactes de la Moncloa en octobre 1977 que s’ouvre une nouvelle séquence politique caractérisée par une perte de vitesse des mobilisations autonomes. Ces accords, de nature libérale, ont pour effet de généraliser les contrats à durée déterminée et de faciliter les licenciements des travailleurs. Ils répondent en cela aux exigences du patronat et attaquent les droits acquis par la classe ouvrière en 1976. Ces pactes sont aussi l’occasion d’une mise en scène autour du chef de l’État et de l’unité nationale, fondée sur un « discours du consensus » qui se traduit par le discrédit d’une grande partie du répertoire ouvrier d’action collective. C’est à partir de ce discours, qui montre la démocratie fondée sur des valeurs de civisme, de dialogue et de responsabilité, que les piquets de grève ou encore les occupations d’usines sont présentés comme autant de pratiques anti-démocratiques et anachroniques : « L’assembléisme refuse de comprendre que son époque héroïque de lutte contre le syndicalisme franquiste est révolue. Il doit y avoir d’autres protagonistes à présents, les syndicats libres10. »
L’assembléisme, légitimé autrefois par le combat antifranquiste, est à présent invité à quitter la scène du théâtre démocratique. Ce discrédit s’accompagne aussi de la promotion du syndicalisme cogestionnaire et se traduit par l’instauration de nouvelles normes de représentation salariale dans les usines. La tenue des élections syndicales fin 1977 et début 1978, puis la mise en place de comités d’entreprise qui assignent l’assemblée à un rôle d’information et non plus de décision, permettent aux deux syndicats majoritaires — CCOO et UGT11 — d’assoir leur hégémonie et leur monopole de la représentation sociale. Ce processus de normalisation de la représentation ouvrière conduit à la marginalisation des résistances autonomes. En effet, depuis les élections législatives de juin, la loi d’amnistie d’octobre 1977 et la signature des pactes de la Moncloa, le discours du consensus participe à discréditer les conflits de classe fondés sur l’assembléisme, dont les actions collectives, accusées de fomenter la violence et portées par une logique d’affrontement, seraient contraires à l’instauration d’une convivialité pacifique. Dès lors, les grèves qui, sous le franquisme, étaient réprimées au nom de la « subversion », sont à présents criminalisées au nom de « la démocratie ». Cette inversion discursive est menée grâce à la mise en place de nouvelles modalités de représentation salariale dans les usines, mais s’instaure également par une instrumentalisation de la violence terroriste.
C’est que l’Espagne des années 1978–1979 se caractérise par une recrudescence d’attentats. Ils participent à alimenter l’image d’une démocratie attaquée de toute part12. Les discours publics produisent ainsi des analyses fondées sur une naturalisation de la violence, dans lesquelles un attentat terroriste ou un piquet de grève sont perçus comme deux modalités d’action suivant une même logique : attaquer la démocratie. Dès lors, le discours du consensus agit directement comme une injonction à se comporter de façon « responsable », en privilégiant dialogue et civisme. Quelques années après la mort du dictateur, les discours dominants contribuent à balayer tout souvenir de la résistance antifranquiste et à assigner les ouvriers à leur propre tâche. Ces derniers n’auraient ni la légitimité ni les compétences pour s’occuper de politique. Se construisent alors les nouvelles figures sociales du désordre : après l’ennemi intérieur rouge sous le franquisme, et avant la figure de l’ennemi terroriste basque à partir des années 1980, c’est celle de l’ouvrier/délinquant qui est privilégiée, discréditant par là même les luttes ouvrières et renvoyant à la marge toute forme de résistance.
Démocratie ouvrière et démocratie libérale
D’après Jacques Rancière, la démocratie consiste en un renversement singulier de l’ordre des choses : ceux qui ne seraient pas destinés à s’occuper des affaires communes, s’en mêlent et s’y adonnent pourtant13. La démocratie se traduit alors par l’émergence de « paroles en excès ». Ces paroles, dans l’Espagne des années 1970, sont portées par la classe ouvrière. Ses pratiques de démocratie directe, autonomes et assembléistes, ainsi que ses revendications politiques, ont mis en danger l’établissement d’une démocratie libérale où les citoyens sont assignés à demeurer spectateurs de l’action parlementaire. La crainte des classes dominantes de voir les masses populaires et ouvrières s’auto-organiser a conduit à l’union des partis et des syndicats de l’opposition. Ces derniers, en abandonnant leur stratégie de rupture, initient alors un processus négocié de changement politique avec les réformistes franquistes. Dans les usines, cette stratégie de normalisation se traduit, entre 1976 et 1978, par l’instauration d’une « transition syndicale » avec de nouvelles modalités de représentation. Dans ce dispositif, l’assemblée n’est plus l’espace politique de la grève mais se convertit en un instrument au service du syndicalisme cogestionnaire, assignée à un unique rôle d’information. Et, dans le même temps, le discours du consensus participe à discréditer les conflits de classes tout en les criminalisant : s’ensuit une marginalisation des luttes. Luttes qui, aujourd’hui encore, constituent un hors-champ dans les récits triomphants de la transition espagnole.
Illustrations de bannière et de vignette : Joan Miró
REBONDS
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