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SOURCE : Libération
L’investissement recule alors que l’épargne des plus fortunés explose mais ne «ruisselle» pas. Selon une étude récente, les très riches n’investissent plus dans l’économie réelle mais dans la dette des ménages plus pauvres et dans celle de l’état.
En ces temps de repli sur soi et sur ceux qui nous ressemblent, j’ai la chance de partager mes réveils avec une auditrice assidue de BFM… Ça contraste avec mon France Culture à moi… Or vendredi dernier, nous avons été frappées toutes les deux par la réception caricaturale du rapport d’évaluation sur la suppression de l’ISF publié la veille par France Stratégie. En fonction du média, l’évaluation du même rapport était hypernégative ou hyperpositive. Sur BFM, on retenait que la réforme avait baissé le niveau de pression fiscale du pays et donc fait «rentrer la France dans le rang» de la fiscalité sur le patrimoine ; et surtout sur BFM on retenait le chiffre choc du rapport : une baisse des expatriés fiscaux et une hausse des impatriés. En bref, le retour de nos super-entrepreneurs. Check l’attractivité de la France ! Pendant ce temps-là, France Culture retenait une autre conclusion du rapport : le revenu des 0,1 % les plus riches a explosé depuis la suppression de l’ISF grâce à la distribution de dividendes en augmentation de 14,3 à 23,2 milliards d’euros. Comme la réforme visait à rétablir l’attractivité de la France et encourager les épargnants à investir dans l’économie, on attendait avec impatience l’évaluation des effets de la réforme sur l’investissement. Or, BFM a bien souligné que les auteurs du rapport ne se prononcent pas car il est encore trop tôt, mais d’ajouter qu’avec le retour de nos super-entrepreneurs, les retombées réelles ne tarderaient pas !
Sauf que non, malheureusement l’un n’entraîne pas l’autre. C’est un travail récent de l’université de Princeton qui le confirme (1). Celui-ci utilise soixante ans d’informations chiffrées sur les revenus et les placements financiers, et constate comme les autres travaux la forte accumulation d’épargne chez les très riches depuis les années 80 – coucou les inégalités -, et cette étude révèle un nouveau résultat : cette épargne supplémentaire n’a pas financé plus d’investissement réel. Le message est clair et très bien documenté : l’argent en plus accumulé par les très riches depuis les années 80 n’est pas venu financer l’achat de nouvelles machines, ordinateurs, brevets, ni même n’a contribué à financer la recherche et développement privés etc. On s’en doutait un peu vu que l’investissement en part de revenu national a reculé depuis quarante ans. Mais on ne faisait pas bien le lien avec l’accumulation de patrimoine chez les plus riches. Ce travail révèle le mécanisme : le patrimoine supplémentaire des super riches au lieu de financer l’investissement réel est venu financer la dette des ménages en dessous d’eux – les 90 % restant de la distribution et la dette publique. Plus précisément : si on prend les 1 % des ménages les plus fortunés, deux tiers de l’augmentation de leurs placements au cours des quarante dernières années a financé de la dette privée comme des crédits à la consommation ou des crédits immobiliers et de la dette de gouvernement. Donc, non, baisser la fiscalité des riches depuis quarante ans ne s’est pas traduit en investissements réels créateurs d’emplois. La baisse de la fiscalité a appauvri les finances publiques, la dette publique a augmenté, et avec elle, celle des ménages les moins fortunés. Cet énorme travail de données révèle donc un mécanisme assez tordu de notre système économique : les très riches s’enrichissent et pendant ce temps les ménages moins riches s’endettent auprès d’eux pour continuer à consommer et l’Etat pour continuer à faire face aux dépenses publiques. Quand on connaît un peu les sociétés de gestion de patrimoine, on peut être surpris que les 1 % des plus riches américains aient autant prêté aux ménages plus pauvres et à l’Etat. En effet, les hauts patrimoines investissent volontiers leur argent en bourse dans des grosses entreprises du Nasdaq et du Dow Jones. Et en effet, l’article le confirme : les riches détiennent des actions de très grosses entreprises. Mais celles-ci ont arrêté de jouer le jeu économique depuis les années 90 : elles ont accumulé des profits et au lieu de les réinvestir dans l’économie, elles les ont placés sur les marchés, en crédits aux ménages et en obligations d’Etat. Autrement dit, les riches ne prêtent pas directement aux pauvres et aux Etats, ça passe par des canaux indirects que ce travail remarquable a dévoilés. Il reste à faire la même chose sur les données européennes !
On peut donc s’enorgueillir que les très riches reviennent mais cela ne se traduira pas en investissement. On peut en être sûr. Plus de données, moins de dogmatisme, et le monde ira mieux. Et au fait, dans leur conclusion, les auteurs américains recommandent une taxation de capital pour réduire les inégalités de patrimoine.
(1) Mian, A. R., Straub, L., & Sufi, A., The Saving Glut of the Rich and the Rise in Household Debt (No. w26941), National Bureau of Economic Research, 2020.
Cette chronique est assurée en alternance par Ioana Marinescu, Anne-Laure Delatte, Bruno Amable et Pierre-Yves Geoffard.