Racismes de France. Extrait du livre dirigé par O. Slaouti et O. Le Cour Grandmaison

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SOURCE : Contretemps

Omar Slaouti et Olivier Le Cour Grandmaison, Racismes de France, Paris, La Découverte, 2020.

Présentation

Aujourd’hui en France, des personnalités médiatiques et politiques de premier plan, jusqu’au plus haut niveau de l’État, attisent les haines et les peurs, agitant le spectre du « séparatisme » et l’épouvantail du « grand remplacement » qui menaceraient la République française « une et indivisible ».

De là, la stigmatisation des Arabes, des Noirs, des musulmans, des Asiatiques, des Rroms… Qu’elles soient françaises ou étrangères, les personnes non blanches sont toujours construites comme de potentielles ennemies de l’intérieur, d’autant plus lorsqu’elles tentent de résister à ces discriminations.

Cet ouvrage collectif entend déconstruire les mécanismes de racialisation qui sont aux fondements mêmes de l’État-nation et du fonctionnement de ses institutions afin de mettre au jour les liens entre les hiérarchies raciale, religieuse et culturelle établies à l’époque coloniale et celles d’aujourd’hui, à l’origine de discriminations structurelles multiples.

Grâce à vingt-trois contributions d’universitaires, de journalistes et de personnalités engagées, Racismes de France démêle les amalgames, révèle les dénis grossiers de la mythologie nationale-républicaine et déploie l’argumentation de l’antiracisme politique pour, enfin, lutter efficacement contre tous les racismes.

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Introduction – La France, raciste ? (par Omar Slaouti et Olivier Le Cour Grandmaison)

« Vous devriez vous servir de nous comme d’un exemple, je veux dire par là l’exemple américain.  Vous devriez apprendre de toutes les horreurs perpétrées par vos enfants car l’Amérique est issue de l’Europe. » (James Baldwin, 1981)[1].

« Pour ce qui nous concerne, à force de tenir pendant si longtemps le “modèle républicain” pour le véhicule achevé de l’inclusion et de l’émergence à l’individualité, l’on a fini par faire de la République une institution imaginaire et à en sous‑estimer les capacités originaires de brutalité, de discrimination et d’exclusion… » (Achille Mbembé, 2005)[2].

« Réfléchir l’immigration revient au fond à interroger l’État, à interroger ses fondements, à interroger ses mécanismes internes de structuration et de fonctionnement ; et interroger l’État  de  cette  manière,  par le biais de l’immigration, cela revient, en dernière analyse, à “dénaturaliser” pour ainsi dire ce qu’on tient pour “naturel”, à “re‑historiciser” l’État ou ce qui  dans  l’État  semble  avoir  été  frappé d’amnésie historique… parce que nous y avons intérêt et que l’État lui‑même a intérêt à l’oubli de son histoire » (Abdelmalek Sayad)[3].

La France, raciste ? À cette question rarement formulée mais chaque fois mal posée par les desservants du culte national‑républicain, qu’ils soient de droite ou de gauche, ces derniers répondent d’une voix vibrante d’indignation : « Absurde ! Cela ne saurait être. » S’ajoutent à ce chœur cocar‑ dier, qui entretient sans fin la « thèse » de l’exception univer‑ saliste française, nombre d’éditorialistes, de journalistes et de « mythidéologues »[4]. Parmi eux se trouvent, entre autres, de prestigieux historiens – Georges Duby, Fernand Braudel, Pierre Nora… – qui ont ainsi complété ce roman national, élaboré à l’époque réputée glorieuse  de  la  Troisième  République, en le lestant d’une légitimité académique indispensable à sa pérennité, à sa diffusion et à sa puissance sociale, médiatique et politique[5]. Au mieux, les uns et les autres sont singulière‑ ment oublieux, au pire ils ignorent ou marginalisent la longue histoire de l’esclavage et de la colonisation pourtant à l’origine de l’État‑nation français, notamment, de la modernité occidentale puis de l’avènement du capitalisme. Cultivant l’amnésie collective afin de sauvegarder leurs privilèges, ils refusent de voir que le Code noir et le Code de l’indigénat sont à l’origine de mécanismes idéologiques, institutionnels et juridiques qui ont contribué à façonner des altérités négatives : celles des Noirs puis des « indigènes » qui altèrent toujours l’existence de leurs descendants réels ou supposés. Rejetant dans les marges de l’histoire la production des races par l’esclavagisme et le colonialisme, ils oublient que le racisme et sa justification scientifique sont des maux occidentaux, et que la France en fut l’une des matrices essentielles. Alors que beaucoup, aux États‑Unis, en Grande‑Bretagne, en Belgique, en France et dans certains pays d’Afrique, estiment nécessaire de déboulonner les statues de « grands hommes » héroïsés, ces personnages porteurs d’une lecture racialiste du monde au cœur des romans nationaux occidentaux, les défenseurs du modèle républicain‑universaliste s’insurgent. Ils ne saisissent pas que les victimes des discriminations systémiques en appellent aussi au déboulonnage de leur statut de racisés d’en bas. Aux « populations exotiques » de l’empire hier se joignent les héritiers de l’immigration coloniale et postcoloniale aujourd’hui pour énoncer et dénoncer les racismes de France. Rapport social de domination à l’origine d’inégalités, le racisme structure tous les espaces de la société française : police, justice, travail, médias, culture, sport, universités, santé, éducation[6]… Dès lors, la question raciale est aussi une question sociale majeure, et ce depuis toujours, qui déborde et irrigue en même temps les idéologies d’extrême droite. Racismes d’État, racisme institutionnel et racisme intentionnel s’articulent, font système, façonnent nos esprits comme nos corps, pénètrent par les pores, naturalisent, essentialisent et stigmatisent les non‑Blancs tandis que des Blancs faiseurs de mythes se font jauges et juges.

À leurs yeux, à la différence des États‑Unis, il n’y a en France aucune « fracture raciale » présente et ancienne plongeant ses racines dans le passé esclavagiste et la ségrégation juridiquement établie. Juste des incidents, quelques tragédies[7], comme celles consécutives aux gestes inappropriés de certains policiers qui n’étaient pas mus par le racisme et/ou la xénophobie, tout au plus quelques brebis galeuses ayant échappé au doux berger de la République, parfois des émeutes mais ce ne sont là que  des maux circonstanciels et surtout pas des révoltes, juste une succession de faits divers, en somme, sans rapport les uns avec les autres, ne révélant aucun problème structurel propre à la société, aux forces de l’ordre, à l’État français ni aux orientations mises en œuvre par ceux qui le dirigent.

Que certains se soient laissés aller et se laissent encore aller à des comportements de type raciste, assurément, mais ceux‑ci sont individuels et toujours minoritaires même lorsqu’ils sont encouragés par des forces politiques, des personnalités, des associations et des bonimenteurs médiatiques – Éric Zemmour qui, en dépit de deux condamnations pour incitation à la haine raciale en 2011 et 2019, continue d’avoir micros et caméras ouverts. Après avoir ainsi usé de la « vaccine », en reconnaissant, contraints et forcés par les mobilisations, quelques défaillances pour mieux préserver l’ordre existant d’une critique et d’une « subversion généralisée[s] », les nombreux gardiens du temple national‑républicain et de ses institutions y ajoutent le recours à la « tautologie » : « La France, c’est la France. Les États‑Unis sont les États‑Unis. » La fonction de cette prothèse verbale, intellectuelle et politique, qui témoigne d’une indigence de la « pensée » et révèle la « peur »[8] de ne pouvoir répondre sérieusement aux critiques ? Rétablir dans l’urgence des différences essentielles entre ces deux pays, délégitimer par avance toute comparaison et défendre ainsi le mythe de l’exception française en opposant la France à son inverse supposé absolu : l’« Amérique », comme on disait autrefois. Cette « Amérique » de la loi de Lynch, de la ségrégation, des émeutes raciales, du communautarisme et du « racisme systémique »[9]. L’ensemble restaure une hiérarchie politique et symbolique qui permet à la France républicaine de demeurer sur son piédestal, innocente et immaculée grâce à l’ancienneté et à la puissance de « ses traditions » ; celles‑là mêmes qui avaient longtemps fait défaut aux États‑Unis. Sublime triomphe de Marianne et consensus remarquable. En novembre 2017, c’est lui, par exemple, qui a fait se lever la majorité des députés à l’Assemblée nationale pour ovationner le ministre de l’Éducation nationale Jean‑Michel Blanquer lorsqu’il condamne l’emploi des termes « non‑mixité raciale », « blanchité », « racisés »[10] utilisés lors d’un stage syndical organisé par SUD Éducation 93.

C’est pourquoi aussi les mobilisations qui ont eu lieu dans de nombreuses villes françaises à l’appel du comité Vérité et Justice pour Adama et d’autres collectifs contre les violences policières sont immédiatement disqualifiées au motif qu’elles  ne sont, soutient le philo‑idéologue Alain Finkielkraut, que l’expression d’une  « véritable frénésie mimétique » destinée  à « exposer les tares » de « notre civilisation européenne » et à mettre en cause les institutions françaises et les forces de l’ordre[11]. Dans Marianne, Régis de Castelnau estime qu’il s’agit d’un « spasme politique »[12] provoqué par l’importation, dans la patrie des droits de l’homme, de problèmes qui lui sont étrangers puisqu’ils sont typiquement étatsuniens. Enfin, le président de la délégation française du groupe Parti populaire européen (PPE) au Parlement de Strasbourg, François‑Xavier Bellamy, n’y voit qu’une « crise d’adolescence collective »[13]. Manifestations sans fondement objectif donc, uniquement suscitées par des minorités agissantes soumises à la toute‑ puissance de leurs affects et désireuses d’exploiter l’indignation provoquée par le meurtre de George Floyd. Au moment même où les personnes racisées s’affirment comme des sujets politiques individuels, collectifs et autonomes, capables de bouleverser comme jamais les agendas institutionnels, parti‑ sans, syndicaux et médiatiques, et de briser le mur du silence auquel elles se sont si longtemps heurtées, les défenseurs de l’ordre établi s’acharnent à les considérer comme des individus en partie privés de raison pour mieux ruiner leur légitimité et celle de leurs mobilisations. À l’époque coloniale, de très célèbres psychologues ethniques ont longtemps affirmé que les « indigènes » du Maghreb et d’Afrique subsaharienne, de l’Ouest et équatoriale étaient de « grands enfants » mus par la primitivité de leurs instincts[14]. Aujourd’hui, leurs lointains héritiers, supposés ou réels, sont toujours traités comme des mineurs irresponsables, socialement et politiquement dangereux. Permanence de certaines représentations pérennisées par un vocabulaire destiné à disqualifier.

Les pouvoirs publics et les différentes institutions de l’Hexagone se vivent comme absolument étrangers aux agissements racistes, estimant avoir été construits par une République aveugle aux origines et couleurs de peau. C’est avec gravité que présidents, ministres et responsables politiques  divers  font mine de réprouver les actes et propos racistes lorsqu’ils y sont contraints par la force de quelques images filmées par des témoins insolents et bavards, puis diffusées par les réseaux sociaux, ou par les investigations acharnées de quelques journalistes consciencieux. Mais à chaque fois, leurs émotion et condamnation feintes confortent le statut exceptionnel de cette nation puisque le racisme est tenu pour avoir été et pour être encore relativement marginal, limité à la société civile et aux extrêmes droites. Depuis longtemps élaboré et partout répété, le syllogisme, au principe de cette mythologie nationale qui le soutient également, peut être énoncé de la sorte : « La France n’a pas été, n’est pas raciste et ne peut l’être » parce que « l’État – républicain – ne l’a jamais été ». Cela exclut ainsi tout racisme d’État et toute discrimination systémique. À preuve, l’histoire sociale, juridique et politique du siècle dernier comme l’actualité la plus récente, toutes réputées exemptes de ce type de discriminations. Pourtant, certains se sont rapidement opposés à ce déni indispensable à la permanence du roman national. Parmi de nombreuses critiques possibles, citons celles de la philosophe Simone Weil adressées, en 1938, à la République et aux principales organisations politiques et syndicales du mouvement ouvrier qu’elle accuse d’être aveugles, elles aussi, aux conditions particulièrement dures faites aux travailleurs nord‑africains[15].

Tels sont également quelques‑uns des éléments structurels qui, au‑delà de la conjoncture des années 1980, aident à comprendre le surgissement d’un antiracisme compassionnel, paternaliste, fraternaliste, passablement dépolitisé et dépoliti‑ sant donc consensuel, et toujours plus mondain – SOS‑Racisme, par exemple. Cette machine de guerre socialiste, centrée  sur la dénonciation du racisme individuel pour préserver la mécanique raciste institutionnelle, et créée afin de contrer le succès de la Marche contre le racisme et pour l’égalité des droits (15 octobre‑3 décembre 1983)[16], d’étouffer puis de marginaliser l’expression autonome d’un antiracisme politique initié et dirigé par les jeunes racisés des quartiers populaires.

Plus tard, l’année 2005 a vu se lever, à quelques mois d’intervalle, des protestations importantes contre la loi du 23 février relative au « rôle positif » de la « présence française » dans les colonies, la révolte des banlieues suite à la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré, et l’application, pour la première fois en métropole, de la loi du 3 avril 1955, votée en pleine guerre d’Algérie pour y instaurer l’état d’urgence. C’est dans ce contexte qu’ont été créés le Mouvement des indigènes de la République (MIR), aujourd’hui Parti des indigènes de la République (PIR), la Brigade anti‑négrophobie (BAN), le Conseil représentatif des associations noires de France (Cran) et La Voix des Rroms. Dans le but de contrer le surgissement très important de ces divers antiracismes politiques qui, pour certains d’entre eux, s’inscrivent dans la continuité des luttes du Mouvement des travailleurs arabes (MTA) fondé en 1972, de la marche de 1983, du Mouvement de l’immigration et des banlieues (MIB), contre la double peine et les violences policières, un véritable antiracisme officiel et institutionnel émerge quelques années plus tard avec la mise en place en 2012 de la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti‑LGBT (Dilcrah). Au fondement des actions de SOS‑Racisme et de cette délégation, l’assertion implicite ou explicite suivante, présentée comme une observation de bon sens parfois lestée d’une « sociologie » de comptoir propre à satisfaire les faibles exigences de beaucoup de journalistes et de commentateurs qui vont répétant cette doxa dont le succès s’explique par son simplisme : les propos et les agissements racistes et antisémites seraient d’autant plus importants que les personnes seraient faiblement éduquées et diplômées. De là la réhabilitation d’un pesant catéchisme républicain, paternaliste, méprisant et moralisateur qui n’est pas sans rappeler les leçons d’instruction civique si prisées dans les écoles de la Troisième République.

L’association SOS‑Racisme, la Dilcrah et sa partenaire officielle la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (Licra) sont toutes parfaitement en adéquation avec la mythologie nationale républicaine qu’elles entretiennent puisque l’État, ses institutions et les politiques publiques mises en œuvre échappent partiellement, voire totalement à leurs critiques. Quant aux responsables politiques de droite comme de gauche, qui brandissent les « valeurs » de la République et de la laïcité comme un mantra, celles‑ci ne les engagent à rien. Le « Printemps républicain » hier, la revue Front populaire aujourd’hui, fondée par Michel Onfray, le Parti socialiste, les différents gouvernements et présidents français s’arrogent ainsi le monopole de la parole et des initiatives antiracistes légitimes. Les autres, en particulier celles des personnes racisées des quartiers populaires qui participent de la construction d’un antiracisme politique et autonome, sont disqualifiées en raison du radicalisme, du communautarisme et du sécessionnisme qui leur sont imputés. Par un retournement classique de la rhétorique réactionnaire, les victimes de violences policières et de discriminations systémiques, qui se mobilisent pour les dénoncer, demander justice et réparation, sont accusées de travailler à la destruction de la supposée « communauté nationale » et de la République « une et indivisible ». Comme souvent en pareil cas, cette doxa a débouché sur la mise en place d’une véritable police des antiracismes.

Cette même police se fait aussi police de la pensée et de la recherche, en portant gravement atteinte aux libertés académiques et syndicales, avec la caution scientifique de ceux qui s’en prennent à leurs « collègues » au motif qu’ils emploient certaines catégories : racisme d’État, racisation, intersectionnalité, blanchité, privilège blanc et/ou islamophobie, notamment. Un important colloque sur cette peur de l’islam et des musulmans, organisé par la chaire Égalité, inégalités et discriminations et prévu le 14 octobre 2017 à l’université Lyon‑II, a ainsi été annulé par la présidente de l’établissement, Nathalie Dompnier, à la suite des interventions de la Licra, notamment. Décision saluée par cette association au motif qu’elle a permis d’« éviter de livrer l’université à une instrumentalisation évidente par l’extrémisme religieux ». Les sites d’extrême droite Fdesouche, Riposte laïque et Résistance républicaine se sont joints au chœur des opposants en se félicitant, pour ce dernier, d’un tel succès alors que l’on « constate l’implication de l’islamo‑gauchisme au plus profond de l’État » et de l’enseignement supérieur[17]. En juin 2020, alors que se multipliaient les manifestations contre les violences policières en France et aux États‑Unis à l’initiative du comité Vérité et Justice pour Adama, Emmanuel Macron en personne a fustigé le « monde universitaire » coupable, selon lui, d’« ethniciser la question sociale » et d’œuvrer ainsi au « sécessionnisme » en cassant la « République en deux ». Police de la pensée encore, accusation hyperbolique, écholalie grossière d’un argumentaire développé par l’extrême droite et désormais légitimé par le président de la République[18]. Dangereuse involution destinée à satisfaire l’électorat réactionnaire et conservateur que ce dernier courtise avec constance. En témoignent son entretien accordé à Valeurs actuelles le 30 octobre 2019, consacré à l’immigration et à l’« identité nationale », son soutien à Éric Zemmour et au barnum pseudo‑historique du Puy du Fou dirigé par Philippe de Villiers où des figurants entretiennent  une conception ethno‑raciale et mythologique du passé en répétant cette antienne : « Nous sommes tous des Gaulois ! »  La récupération, par les élites au pouvoir, de cette rhétorique ultra‑sécuritaire et raciste dans un contexte néolibéral violent ouvre la voie au Rassemblement national, ce qui leur permet de se poser à chaque élection comme seule alternative à ce dernier au nom de l’urgence à se rassembler derrière le « front républicain »[19]. À ce « front » s’oppose le « nif »[20] de dignité, celui‑là[21] même qui a manifesté le 10 novembre 2019 contre l’islamophobie et qui dénonce cette commission du Sénat qui prépare une loi contre le « séparatisme islamiste » dont l’objectif voilé est d’attiser encore un peu plus les peurs et les haines afin de mieux faire passer les politiques de destruction néolibérales.

Celles et ceux qui défendent le grand roman national‑républicain et l’antiracisme compassionnel et institutionnel contribuent tous, à des degrés divers, à néantiser le racisme élitaire[22] dominant et longtemps consensuel des responsables politiques, de l’administration, de la majorité du corps des universitaires et de très nombreux écrivains de la Troisième République devenue impériale. À néantiser encore le racisme d’État de celle‑ci et celui des Républiques qui lui ont succédé, lesquelles, après 1945 et jusqu’en 1962, ont impitoyablement défendu l’« Union française » en commettant de nombreux massacres, crimes de guerre et crimes contre l’humanité, y compris dans l’Hexagone[23]. Néantisées aussi les conséquences présentes, en métropole, en Kanaky, aujourd’hui Nouvelle‑Calédonie, et dans les Outre‑mer, de cette histoire criminelle qui n’est toujours pas reconnue par les plus hautes autorités de l’État. Origines et permanences certaines de ces racismes de France. Une telle situation n’est pas contradictoire avec les mutations significatives qui ont affecté ces mécaniques racistes, désormais fondamentalement culturalistes et différentialistes.

Néantisées, euphémisées et/ou tenues pour marginales, les discriminations systémiques qui, de l’institution scolaire à la vie professionnelle en passant par l’université, les hôpitaux et de nombreux services publics laissés en déshérence dans les quartiers abandonnés du pouvoir central, structurent profondément, et parfois dramatiquement, l’existence des héritières et héritiers de l’immigration coloniale et postcoloniale. De là aussi, la surmortalité provoquée par la covid‑19 en Guyane, à Mayotte ou en Seine‑Saint‑Denis, le département le plus pauvre de la France métropolitaine qui a connu une hausse de 128,9 % entre le 1er mars et le 27 avril 2020 par rapport à la même période l’année précédente, et où les immigrés représentent 30 % des résidents. Eux‑mêmes et « leurs descendants » ont été ainsi particulièrement exposés à la pandémie[24].

Néantisée enfin la permanence du racisme d’État dont sont victimes les étrangers et les demandeurs d’asile, celui de l’institution policière qui, avec l’aval des autorités politiques, pratique inlassablement les contrôles au faciès, cependant que nombre de ses fonctionnaires emploient un vocabulaire disqualifiant – tutoiement – et souvent raciste – « Bicot », « Fellaga  », « Bamboula », etc. – forgé par la langue coloniale au cours de l’histoire  impériale de la  France. Violence symbolique de ces mots‑crachats jetés à la figure de ceux qui ne sont pas considérés comme des égaux. Condensés aussi de représentations qui favorisent les violences particulières infligées par les forces de l’ordre aux habitants racisés des quartiers populaires,  et  la mise en place d’un état d’exception quasi permanent[25] imposé aux plus jeunes d’entre eux parce qu’ils sont des « sauvageons » (Jean‑Pierre  Chevènement,  ministre  de  l’Intérieur,  12  janvier 1999) et des « racailles » à passer au « Kärcher » (Nicolas Sarkozy, même fonction, 19 juin 2005 à La Courneuve pour Kärcher et 25 octobre de la même année à Argenteuil pour « racailles »). Perçus comme formant les nouvelles classes pauvres et dangereuses du XXIe siècle en raison de leurs origines ethno‑raciales supposées et de la religion – l’islam – qui leur est imputée, ces habitants sont pensés comme étant dans la nation, sans être de cette nation. De là, le fait qu’ils sont considérés non comme de véritables citoyens français mais comme des sujets français. À preuve, notamment, le projet de déchéance de nationalité française du 16 novembre 2015 défendu par le président François Hollande à la suite des attentats du 13 novembre 2015. Nouveaux « barbares » dressés contre la civilisation française et agents du « grand remplacement » ainsi que le répètent l’extrême droite, nombre de Républicains, les « nouveaux réactionnaires » et une foultitude de bateleurs cyniques soucieux de leur élection ou réélection.

Tels sont les principaux éléments de la situation, passée et présente, qui fondent la nécessité de ce livre collectif : répondre dans l’urgence à l’urgence des temps qui nous sont imposés, et tenter de penser au mieux les phénomènes raciaux, sociaux et politiques précités, la racisation et les nombreux racismes qui prospèrent – négrophobie, islamophobie, antitsiganisme et racisme anti‑Asiatiques, souvent oublié mais sinistrement réactivé lors de la pandémie de covid‑19. Penser également la blanchité et le privilège blanc, réputés être le cheval de Troie du « racisme anti‑Blancs », l’antisionisme rabattu, à dessein, sur l’antisémitisme bien réel pour mieux jeter l’opprobre sur celles et ceux qui critiquent la politique d’annexion de l’État d’Israël et manifestent leur solidarité avec le peuple palestinien[26]. Penser, déconstruire et résister, autant que faire se peut, en mobilisant divers instruments – sociologiques, conceptuels, culturels, décoloniaux, historiques et statistiques[27] – pour s’opposer à l’ordre raciste et patriarcal, néolibéral, impérialiste, aux violences policières, sociales, racistes, sexistes, à l’instrumentalisation liberticide de la laïcité, auxquelles ses partisans et partisanes ont recours afin de défendre ce système et leurs privilèges blancs, matériels, politiques et symboliques.

 

Illustration : Photo AFP. 

 

Notes

[1] Interview néerlandaise de James Baldwin, 1981, disponible ici.

[2] Achille MBEMBE, « La République et l’impensé de la “race” », in Sandrine LEMAIRE, Nicolas BANCEL et Pascal BLANCHARD (dir.), La Fracture coloniale. La société française au prisme de l’héritage colonial, La Découverte, Paris, 2005, p. 143.

[3] Abdelmalek SAYAD, « Immigration et “pensée d’État” », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 129, 1999, p. 5‑14.

[4] C’est à Marcel Detienne que nous  empruntons  ce  néologisme. Voir Comment être autochtone. Du pur Athénien au Français raciné, Seuil, Paris, 2003, p. 11.

[5] Voir Suzanne CITRON, Le Mythe national. L’Histoire de France revisitée, Les Éditions de l’Atelier, Paris, 2019 (1987) et Marcel DETIENNE, L’Identité nationale, une énigme, Gallimard, « Folio/histoire », Paris, 2010.

[6] Voir les différentes contributions du présent ouvrage.

[7] Dans la langue délicate et officielle des officiels, tragédie est l’équivalent châtié de bavure. Aussi graves soient l’une et l’autre, elles sont toutes deux ravalées au rang d’accident, cette rencontre fortuite et qui a mal tourné de plusieurs acteurs et de circonstances par définition passagères puisque limitées dans le temps.

[8] Roland BARTHES, « Le mythe aujourd’hui », Mythologies, Seuil, Paris, 1970, p. 238 et 240.

[9] « Cette tragédie, qui s’inscrit dans une longue série de tragédies similaires, soulève une question incontournable : comment mettre fin au racisme systémique dans notre société ? » Ainsi s’exprimait George W. Bush lui‑même le 4 juin 2020, à la suite des mobilisations consécutives au meurtre de George Floyd par un policier blanc.

[10] Voir les contributions qui leur sont consacrées.

[11] Eugénie BASTIE, « Alain Finkielkraut : “La honte d’être blanc a supplanté la mauvaise conscience bourgeoise” », entretien, LeFigaro.fr, 11 juin 2020.

[12] Régis de Castelnau, « Affaire Traoré : la foi, le réel et le droit », Marianne.net, 15 juin 2020.

[13] François‑Xavier BELLAMY, « Régler ses comptes avec la France, ce n’est pas vouloir la justice », tribune, LeFigaro.fr, 16 juin 2020.

[14] Voir, entre autres, Antoine POROT, « Notes de psychiatrie musulmane », Annales médico-psychologiques, vol. 74, n° 9, 1918, p.  377‑384. Fondateur et directeur très influent de l’École algérienne de psychiatrie et de la théorie raciste du primitivisme des « indigènes musulmans », Porot (1876‑1965) est l’auteur de nombreuses publications. Et également John Colin Carothers, Psychologie normale  et pathologique de l’Africain. Étude ethno-psychiatrique, Organisation mondiale de la santé, Genève, 1954. Carothers est alors une sommité et ses travaux sont parmi les plus cités.

[15] De ces travailleurs, elle écrit : « Privés de la plupart des droits dont jouissent leurs camarades français, toujours passibles d’un renvoi brutal dans leur pays d’origine, qu’ils ont quitté chassés par la faim, voués aux tâches les plus malpropres et les plus épuisantes, misérablement payés, traités avec mépris même par ceux de leurs compagnons de travail qui ont une peau d’autre couleur, il est difficile d’imaginer plus complète humiliation. » Extrait de « Ces membres palpitants  de  la  patrie… »,  Vigilance,  n°  63,  10  mars  1938,  in Simone WEIL, Œuvres complètes. Tome II : Écrits historiques et politiques. Vers la guerre (1937-1940), Gallimard, Paris, 1989, p. 140. Relativement à cette situation et à celle des « indigènes » des colonies, elle ajoute : « Y a‑t‑il beaucoup d’hommes, parmi les  militants  ou  les  simples  membres  de  la  SFIO  et  de  la  CGT,  qui  ne s’intéressent  pas beaucoup  plus  au  traitement  d’un  instituteur  français,  au salaire d’un ajusteur français, qu’à la misère atroce qui fait périr de mort lente les populations d’Afrique du Nord ? » Extrait de « Qui est coupable de menées antifrançaises ? » (projet d’article), avant mars 1938, in  Simone WEIL, Œuvres complètes, op.  cit., p. 136. Rappelons que le Front populaire n’a pas changé la condition des « indigènes » de l’Empire privés des droits et libertés fondamen‑ taux et soumis, qui plus est, à des dispositions répressives d’exception, racistes et discriminatoires. « Sujets français » et pas citoyens avant 1936, « sujets français » ils sont demeurés jusqu’en 1945. Lire : Olivier Le COUR GRANDMAISON, « Front populaire  et  mythologie  politique  :  “l’oubli”  des  colonisés »,  blog  Mediapart, 14 mars 2016.

[16] 16      Voir, entre autres, Philippe JUHEm, « SOS‑Racisme. Histoire d’une mobilisation “apolitique”. Contribution à une analyse des transformations des  représenta‑ tions politiques après 1981 », thèse de doctorat de science politique, université Paris‑X, 1998 ; et Saïd BOUAMAMA, Dix Ans de marche des Beurs. Chronique d’un mouvement avorté, Desclée de Brouwer, Paris, 1994.

[17] Le 20 novembre 2017, le sociologue Michel Wieviorka soutient la plainte pour « diffamation » déposée par le ministre de l’Éducation nationale Jean‑Michel Blanquer contre Sud Éducation 93 en raison de l’organisation d’un stage syndical au cours duquel il était prévu d’aborder les questions du racisme d’État en France. Dans son rapport « Lutte contre le racisme et l’antisémitisme : deux ans après » du 28 mai 2020, Frédéric Potier, qui préside la Dilcrah, dénonce les « mouvements décoloniaux », les « départements de sociologie » et l’« extrême gauche » pour lesquels « le racisme de notre société proviendrait des schémas coloniaux ». Et ce fidèle serviteur de l’antiracisme officiel félicite Caroline Fourest pour ses prises de position sur le sujet.

[18] À la suite des attentats du 13 novembre 2015, Manuel Valls, alors Premier ministre, avait déjà condamné la sociologie au motif qu’elle serait à l’origine d’une « culture de l’excuse » (25 novembre 2015).

[19] Ugo PALHETA, La Possibilité du fascisme. France, la trajectoire du désastre, La Découverte, Paris, 2018.

[20] Le « nif » signifie « nez » en arabe et renvoie à la fierté, à l’honneur et à la dignité.

[21] « Marche du 10 novembre à Paris : nous dirons STOP à l’islamophobie ! », Mediapart, 3 novembre 2019.

[22] Voir Carole REYNAUD PALIGOT, La République raciale 1860-1930, PUF, Paris, 2006 ; et Olivier Le COUR GRANDMAISON, La République impériale. Politique et racisme d’État, Fayard, Paris, 2009 et De l’indigénat. Anatomie d’un « monstre » juridique. Le droit colonial en Algérie et dans l’Empire français, La Découverte/Zones, Paris, 2010.

[23] Le bilan : plus d’un million de  morts,  ce  qui  est  supérieur  au  nombre  de  Français – militaires, résistants et civils – disparus au cours de la Seconde Guerre mondiale (600 000 environ). Voir notamment Yves BENOT, Massacres coloniaux. 1944-1950 : La IVe République et la mise au pas des colonies, La Découverte, Paris, 2001 ; Jean‑Luc EINAUDI, La Bataille de Paris. 17 octobre 1961, Seuil, Paris, 1991 et Mathieu RIGOUSTE, L’Ennemi intérieur. La généalogie coloniale et militaire de l’ordre sécuritaire dans la France contemporaine, La Découverte, Paris, 2009.

[24] Marc‑Olivier BHERER, « Solène Brun : “Les immigrés et leurs descendants sont en moins bonne position pour affronter le covid‑19 », entretien, LeMonde.fr, 9 juin 2020.

[25] Première partie du présent ouvrage.

[26] Deuxième partie.

[27] Troisième partie.


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