UN CINÉMA QUI SE TIENT SAGE

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SOURCE : Lundi matin

Une critique cinématographique du film de David Dufresne

Un pays qui se tient sage de David Dufresne tient l’affiche, des séances partout – au cinéma public de Montreuil ; au cinéma indépendant d’art et d’essai du quartier latin comme au MK2 Bastille ou au Gaumont des fauvettes – tout le monde « en parle » de Télérama au Monde diplomatique. Bien sûr je me réjouis qu’à nouveau un film qui sort en salle parle des questions politiques actuelles et qu’à nouveau un film se pose la question de l’image au cinéma.

Je suis heureux de voir sur grand écran ces images de manif – ces images des luttes autant que cette lutte pour les images – leur place est au cinéma. Si je suis critique envers ce film, je reste admiratif qu’il pose la question d’une lutte populaire comme celle des Gilets-Jaunes et d’une autre, celle des vidéos amateurs dans le champ de l’image. Avec ces films, bons ou mauvais, qui prennent à bras le corps le monde actuel et les formes qu’il produit, le cinéma redevient politique (et plus seulement un produit culturel) parce qu’il recrée du commun et c’est au moins l’intérêt de ce film que de se proposer comme support d’un commun – un an et demi de lutte intense et des milliers d’images youtube.

Immédiatement, lorsque le cinéma est commun, la critique redevient primordiale et tout simplement possible. Il devient possible et intéressant de discuter d’un film comme Un pays qui se tient sage. Et pas seulement probable mais nécessaire car il s’agit avec ce film de débattre d’au moins deux problématiques majeures : que faire des images « amateur » des violences policières et quel est le lien entre ces images et quelque chose qui s’appellerait le cinéma ? Et par ailleurs, à qui donner la parole, comment documenter une lutte ?

LES IMAGES

La communication du film – une mise en abyme de l’écran de téléphone – et les premières séquences – une image projetée sur un mur et au premier plan la silhouette d’un spectateur – disent de façon manifeste, comme s’il fallait prévenir les spectateurs, et peut-être s’en excuser : attention, ce film se pose la question de l’image. Mais ne soyons pas mauvaise langue, il ne s’agit pas simplement de réclame, le film entier repose sur l’idée (très à la mode) de distanciation, signifiant « une mise à distance de ». Le film voudrait nous mettre à distance de ces images que l’on trouve partout sur internet.

Dans ce but, un tournage a été réalisé dans une salle obscure où des invité.e.s font face à certaines de ces images projetées devant eux. Ces invité.e.s sont, comme nous, des spectateurs de ces images, parfois des acteurs et le plus souvent des commentateurs. Ils/elles vont délivrer des discours sur ces images et de temps en temps, installé.e.s autour d’une table et de chaises, débattre des images qu’ils (re)voient. Nous sommes donc face à deux sources audiovisuelles : d’une part des images et des sons amateurs – parfois pixelisées et de mauvaise qualité – prisent avec des téléphones lors de manifestations des Gilets-jaunes entre novembre 2018 et aujourd’hui. Des images projetées sur un mur dans le film ou mises directement à l’écran où l’on voit le plus souvent des brutalités policières ; on y voit des formes, des couleurs, des affrontements dans une multitude d’échelles de plans et de cadrages, on y entend des bruits de combats, de souffrances, des cris, des bruits d’explosions et des sirènes. De l’autre, des images professionnelles et neutres – en haute définition – des plans moyens ou rapprochés d’individus assis et discutant ; on y entend des échanges de paroles. Voilà le fameux « dispositif » (autre mot à la mode) choisi par le réalisateur et mis en place dans ce film : rien de ouf.

Il est vrai qu’interroger l’image c’est se poser simultanément la question du « dispositif », c’est-à-dire du cadre dans laquelle elle est réalisée – « tout ce qui a d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants » (Agemben). Or, si le film, avec ces effets d’annonce, veut s’en prendre à la question de l’image c’est sans la profondeur d’une analyse des dispositifs. Se poser la question de comment ont été réalisées les images des autres c’est se poser la question de comment on veut réaliser les siennes ; déconstruire des dispositifs c’est en construire d’autres. Dans ce film, le « dispositif » se limite à faire parler des individus devant des images et par là n’interroge qu’un seul aspect des images « amateur » : leur réception.

L’auteur du film met en scène une réception de ces images par des intellectuels dans une chambre noire (coupée du monde). Cette réception artificielle, il l’imagine autre, parce que médiée par l’intelligence, par la réflexion et peut-être par « le cinéma », il l’imagine sûrement « meilleure » que celle habituelle/commune sur youtube. Mis à part l’apriori psycho-sociologique tout à fait discutable sur la réception populaire des images sur youtube, on peut dire que ce n’est évidement pas suffisant. Si dans le film on parle de mettre en question le pouvoir de la symbolique du pouvoir ou si l’on cite, de façon mondaine, Guy Debord et La société du spectacle, le film ne fait pas un pas vers cette critique-là et produit un dispositif classique qui ne questionne pas vraiment – là où se trouve pourtant le pouvoir – la matière même du film : les images « amateur ».

En effet, dans ces images le pouvoir est partout : dans la HD, dans le mono-cadrage, dans la mono-durée – le pouvoir des multinationales capitalistes qui fabriquent les téléphones – dans l’idéologie de l’image-vérité, et dans la figure policière diégétique.

Pour s’en prendre à ce pouvoir il faudrait détourner (comme le préconisait d’ailleurs un Debord), détériorer, remonter, s’attaquer à ces images en intervenant sur elles et en leur faisant dire ce qu’elles taisent. Tandis que le film, mis à part de très rapides « mise en abyme » – une « figure de style audiovisuelle » assez cliché – preuve d’une forme d’analphabétisme de l’image – ne cherche pas à altérer ce « monopole de la violence symbolique » naïvement présent dans le film via les images « amateur » et pourtant tant décrié dans les discours.

L’exemple paradigmatique est l’omniprésence de la figure policière, figure fascinante de brutalité impunie ; la puissance virile, la force qu’entoure ces silhouettes inhumaines et fétichisées qui paraissent inatteignables. Lorsque ces images de brutalité policière sont mises telles quelles, le film nous re-balance, sur grand écran, notre impuissance collective et la fureur sublime de nos ennemis. Il aurait été plus salutaire par exemple, de faire un choix radical, et de ne garder que les images projetées derrièrs d’autres personnes : ainsi, à l’image, les intellos auraient été des intermédiaires entre nous et la brutalité – et leurs corps plus que leurs paroles – nous auraient effectivement mis à distance (et quelque part protégé) de cette brutalité, que certain.e.s d’entre nous on déjà vécu dans leurs chairs. C’est la question, bizarrement éludée par le film, de la représentation du pouvoir dans ces images amateur et la reproduction à l’infini de sa puissance. Ici, c’est comme si le film, et du même coup le cinéma, étaient dépassés et envahis sans possibilité de fuite par les images policières. Une défaite effrayante : la puissance visuelle et spectaculaire des flics entrent dans la salle de cinéma de la même façon que les CRS rentrent dans le Burger King pour tabasser tout le monde. On prend des coups de matraque plein les yeux.

Au moins une échappatoire est esquissée mais n’est pas suivie jusqu’au bout : le refilmage. Ponctuellement, on trouve après des images de grande violence – par exemple de nuit en pleine manifestation devant une porte remarquable – une image du lieu pendant la journée où s’est produite cette violence. Une image en contrepoint, refilmée sur le lieu de l’action qui reproduit plus ou moins le même cadrage et dévoile un envers de l’image : il s’agit d’une rue calme et commerçante, la violence est banale, elle se déroule dans les lieux de la vie quotidienne bien qu’il n’en reste pas de traces. Cette pratique, qui peut s’approcher d’un acte thérapeutique, permettant de revenir sur les lieux du traumatisme ; ou d’un acte juridique, permettant de reconstituer la scène, n’est pas vraiment exploitée par le film. A l’inverse, dans un film comme A nos corps défendants (Ian B ; collectif « désarmons-les » ; 2020) – un film entièrement gratuit et disponible sur youtube – cette démarche de refilmage est poussée au bout, avec des membres des familles de victimes qui nous font revivre la scène acte par acte dans le lieu même des assassinats policiers. Ici, le film par son dispositif, devient thérapeutique et critique alors que dans Un pays qui se tient sage, le refilmage n’est qu’illustratif et passe encore un fois à côté de la nécessite de produire certaines images « qui soignent » par rapport aux images de brutalité, certes essentielles pour servir de preuve juridique, mais qui continuent de distribuer une souffrance via le spectacle de la violence policière impunie et de notre impuissance symbolique.

LA RAISON

Assez débattu des possibles et des manques du film, revenons-en au dispositif central : celui de la distanciation initiale – invités face aux images brutales – qui, quoi qu’on en pense, propose effectivement une certaine mise à distance. Laquelle au juste ? une distance qui s’appuie sur le discours, sur la parole, sur la raison, et c’est peut-être ce qui l’oppose aux propositions que je portais. A la place d’un travail sur les images et leur matérialité, ce sont les invités, non pas spécifiquement leur présence mais plutôt leurs « discours », qui vont permettre de nous mettre à distance de la brutalité de ces images. Le parti pris est le suivant : ces images relatent des vécus douloureux de l’ordre du sensible que la raison peut et doit venir expliquer. Ce texte n’est pas l’espace adéquat pour discuter un tel présupposé, venant des bas-fonds de la philosophie classique et de l’héritage des Lumières – philosophie bourgeoise aujourd’hui en crise parce qu’incapable d’enrayer le désastre (écologique, politique…) – qui prétend que seule la raison permet de comprendre le monde, de résoudre les conflits politiques, de se mettre à distance des sens, qui sont trompeurs, etc. Cependant, même dans ce cadre de pensée rationaliste, le film n’est pas assez radical : le montage inadéquat – rapide, dynamique et recréant un discours avec plusieurs interventions – achève l’unique intérêt – le rempart de la raison contre la barbarie – d’un tel dispositif « démocratique » où chaque invité.e se confronte depuis son rôle social aux images violentes et aux avis d’autres invité.e.s. En recréant un discours avec les fragments de plusieurs et en laissant les images brutales prendre le dessus à l’écran, par leur force de fascination, par leur beauté réelle, elles dominent. Le film et la Raison perdent la bataille : j’ai mal au ventre, la rage me gagne, et je ne suis pas capable d’écouter sereinement les blabla ennuyants des intervenants. Pour réussir, il aurait fallut prendre du recul par rapport au gros plan, laisser tourner pendant les réactions des invité.e.s par rapport aux images, que l’on comprenne la complexité de leurs raisonnements, l’entièreté de leurs discours, que l’on voit à l’œuvre le travail de la raison qui cherche à expliquer, à comprendre, à défendre, qui rentre réellement en relation avec les images.

Tout de même, il y a un moment où ça marche : la séquence des motos ; un policier et un intellectuel discutent d’une séquence qu’ils ont regardée ensemble : celle de quelques motards policiers face à la foule sur les champs Elysées un soir de décembre 2018. Le policier délivre un discours idéologique qui vient entourer la brutalité policière d’une légitimité puisée dans la soit disant violence des manifestants ; les deux hommes sont, à l’écran, face à ces images. L’intellectuel regarde l’écran et au fur et à mesure qu’il revoit l’image et qu’il l’analyse, il déroule un « autre récit » qui permet en même temps « un autre regard » sur ces images et montre comment en réalité les manifestants retiennent leur violence. Son discours passe par l’analyse filmique et permet de voir autrement des images que l’on a si bien appris à voir depuis un regard médiatico-policier. Cette séquence rend opérant le dispositif choisi par le réalisateur et pose enfin la question du regard et de la réception ; du rapport entre la vision et la réflexion. Les regards sont tournés vers l’écran – les invités, dans une posture de spectateur, donnent au spectateur la possibilité d’avoir le même rapport « critique » à ces images – les corps sont surplombés par l’écran, par l’image, écrasés par le poids de telles images, un poids que le discours va permettre de porter. Et ici l’intellectuel affronte ces images et c’est peut-être le seul moment où la pensée – et le cinéma comme dispositif particulier de création – affronte ces images de violence.

Dans quelques rares autres moments, des Gilets-jaunes qui ont vécu physiquement les violences essayent eux aussi de s’affronter aux images, mais le spectacle de leur massacre les dépasse et le film les laisse sans outil et sans aide face à elles. Résultat : je ne me sens pas bien de voir ce film, j’ai l’impression qu’on rejoue notre impuissance dans la rue, notre impuissance en politique, notre impuissance en images. Je (re)vois difficilement ces images et ne trouve pas suffisamment de réconfort dans les discours bien sérieux – et par ailleurs intéressants – des intellectuels mais qui ne parviennent pas, en tant que discours, parole, textualité, à contrecarrer la puissance des images. C’est grâce à ce malaise que je peux expliquer ce qui sous-tend ma critique, c’est-à-dire ce que j’attends d’un tel film, la fonction que je donne au cinéma : je pense qu’un film qui veut nous mettre à distance, qui veut réfléchir la violence policière et les images de celle-ci devrait chercher à « soigner », à « prendre soin » – en priorité des personnes qui les ont vécues – des spectateurs de ces violences. Le cinéma devrait nous protéger du spectaculaire de la répression, de la violence des policiers, des mensonges et instrumentalisations des médias (y compris de ces mêmes images amateur) et je trouve que le film n’y parvient pas.

Finalement le seul moment qui rassure, qui vient contrebalancer notre impuissance devant ces images, ce sont les images de notre violence, de la violence révolutionnaire, du boxeur ou des caillassages. Et peut-être que le plus grand échec du film réside là, dans ce qu’il ne prend pas la mesure de l’époque : si c’est la violence révolutionnaire qui nous protège de la brutalité policière, le débat démocratique et la raison pure sont insuffisants, si ce sont les images de notre violence qui viennent rassurer, ce sont les images amateurs elles-même et les groupes de cinéastes ou d’auto-médias qui font un cinéma de défense, qui soignent, et pas ce film pseudo réflexif. L’échec du film vient aussi souligner, plus fondamentalement, l’échec de la social-démocratie face à la montée du néolibéralisme autoritaire.

LES PAROLES

Si ce film n’est pas un film de « Gilets Jaunes » mais plutôt un film journalistique quel rapport entretient-il avec les Gilets Jaunes ? c’est une question qui se pose effectivement : puisque la parole domine, à qui donne-t-on la parole dans ce film ? Eh bien principalement à des notables, des avocats, des intellectuels, des écrivains, des ethnologues, même des policiers… à une minorité de manifestant.e.s. A ce titre le film propose une distribution de la parole tout à fait discutable. Nous sommes invités à écouter des spécialistes qui, sauf exception, n’ont pas grand chose à voir avec le mouvement, que se soit sociologiquement ou dans leur rapport sensible. Ces invité.e.s viennent poser un discours plus ou moins froid sur des images, sur des violences qu’ils n’ont pas vécues. Cette économie de la parole redistribue une séparation de classe dans le film : d’un côté une minorité de gilets jaunes, parfois mutilés par la police, de l’autre une majorité de sachants représentant le savoir, d’un côté des prolétaires avec moins de paroles et de l’autre des bourgeois avec plus de paroles. A ce titre, il est intéressant de voir que les intellectuels se laissent ranger sans protestation dans le même groupe que les notables et que les policiers, le groupe qui pose un discours de vérité sur un vécu qui n’est pas le leur. On remarque aussi que cette distribution classiste de la parole se double d’une économie des émotions propre à la société de classe : les prolétaires manifestant.e.s, qui subissent dans leurs corps la violence policière, puis dans leurs sens les images de cette violence, ont des retours qui se limitent presque exclusivement aux émotions. Ils souffrent, pleurent, se souviennent, sont en colère, inquiets etc. Tandis que de l’autre côté, les intervenants de la bourgeoisie – qu’ils soient pour ou contre les Gilets Jaunes (!) – ont des interventions qui ne sont pas émotionnelles mais de l’ordre de la raison, de l’analyse, de l’explication. Au moins deux exceptions peuvent être faite : Taha Bouhafs, le seul personnage à être tout à la fois manifestant/filmeur/intervenant ; prolétaire maniant le savoir et ayant un rapport sensible autant qu’analytique, mais dont la présence est sabotée par son « dialogue » avec un flic qui l’emmène dans des débats stériles. Puis les discours d’un Damasio ou de l’ethnologue qui, en nous parlant d’éclats de vitres brisées, cherchent à s’approcher le plus possible du sensible, à destituer une approche exclusivement rationaliste, mais qui restent quand même bien à leur place.

Cette distinction : prolétaires/manifestants/émotions vs bourgeois/sachants/raison est très visible dans le film et absolument inappropriée. En tant qu’intellectuel et que manifestant j’aurais par exemple aimé voir l’exacte inverse : les émotions des intellectuels et les explications des Gilets Jaunes face aux images. J’aurais aussi aimé voir plus de camarades, plus de personnes concernées à l’écran et plus de leurs paroles à eux sans les explications officielles des représentants du savoir. Et puis, un point qui reste problématique est la présence des policiers. Pourquoi inviter dans un tel film des policiers qui attirent l’attention, qui se font évidement les réceptacles d’une idéologie néfaste, et qui ont déjà tous les médias papiers, radios, TVs à leur disposition pour donner leur avis. A quel besoin culpabilisé d’un faux « débat démocratique » on sacrifie le film en y faisant apparaître des policiers ?

Un pays qui se tient sage c’est un pays où l’on invite des policiers pour parler de leurs exactions. Un pays qui se tient sage c’est aussi un pays de sages qui ne font rien pour changer le monde, qui se limitent à défendre (sans véritable succès d’ailleurs) ceux qui se font massacrer. Un pays – ou un film – qui se tient sage c’est aussi un pays/film où les Gilets Jaunes sont mutilés et/ou en prison, où le mouvement est défait militairement et où l’on trouve des sages pour en parler pendant cent ans. Un pays/film qui se tient sage c’est un pays/film où l’on regarde sagement son peuple se faire massacrer, où on le regarde en boucle se faire massacrer et où l’on commente ce massacre. Un pays/film qui ne se tiendrait pas sage dans ce cas, ce serait un pays/film où l’on renverserait les distinctions entre la théorie et la pratique, où les sages arriveraient enfin à exprimer leurs émotions et où on laisserait les pauvres parler au-delà des larmes, jusqu’à ce qu’ils expliquent comment ils peuvent renverser toute cette merde. Un cinéma qui ne se tiendrait pas sage, ce serait un cinéma où les flics ne seraient pas assis sur des chaises en train de dire des conneries mais où les flics prendraient les chaises sur la gueule. Et le public, au lieu de s’enfoncer dans son siège en se tenant les boyaux, applaudirait, chanterait et partirait peut-être en manif sauvage.

Pour conclure, David Dufresne se pose deux questions essentielles, dote – ou paraît doter – son film de deux ambitions : d’une part « défendre » ou « se défendre » avec le cinéma et de l’autre défendre, ou se défendre, avec les opprimé.e.s. C’est-à-dire qu’il entend poser le cinéma – la pratique d’une création filmique, ici documentaire – face à une prolifération d’images amateurs de violences dont on ne sait que faire ; et face, si ce n’est pas à la parole, du moins au vécu des Gilets Jaunes – leur vécu de lutte, notamment contre l’Etat – face à la disparition des libertés fondamentales, à l’autonomisation de la police, à l’apparition d’un Etat totalitaire… face à la détérioration de la démocratie bourgeoise. A priori, je suis très content de trouver ces deux questionnements dans le travail d’un journaliste comme David Dufresne. Cependant il faut dire qu’il ne parvient à aucun de ces deux buts et que le chemin est encore long pour y parvenir, mais que ce n’est pas impossible – je veux dire par-là qu’il ne s’agit pas d’un procès d’intention – et que j’encourage l’auteur à faire plus de chemin encore vers ces deux choses qu’il comprend peut-être encore mal : le cinéma et les opprimé.e.s. Pour parvenir à se défendre avec le cinéma face à la sur-production d’images et par exemple à leur instrumentalisation par les médias dominants, par l’idéologie de la communication, par la société du spectacle, etc. il faudrait une vraie prise en considération de l’image et de ses potentialités. Ici le film repose principalement sur le texte, sur la parole et ne s’intéresse pas assez, ou de façon superficielle, à l’image elle-même et aux dispositifs de création de ces images. En ce sens, il est aussi rattrapé, malgré lui, par une hégémonie culturelle d’un cinéma dominant qui privilégie le texte à l’image et il fait l’erreur de toute une partie du cinéma dit « politique », c’est-à-dire de nous resservir des discours froids et ennuyants contre des images fascinantes du pouvoir.

L’image, au cinéma, a le dessus. Donc ces images de basse qualité si chères à l’auteur – ces images prolétaires dans un monde de la 4K, ces images populaires prises par des manifestant.e.s pour des manifestant.e.s – soit elles suffisent au camp révolutionnaire en elles-mêmes par leur circulation en essaim : c’est-à-dire en tant que preuves de la brutalité des flics, lors des procédures juridiques ou auprès des proches ; en tant que galvaniseurs, en tant qu’images révoltantes car insoutenables ou encore pour l’étude tactique de l’aspect “militaire” des manifestations… et dans ce cas un tel film ne sert à rien ; soit un tel film apporte autre chose.

Ici il apporte quoi ? Il devait apporter la parole des opprimé.e.s, mais nous l’avons vu, il ne le fait pas, pire même : il la remplace par celle des spécialistes. Les féministes l’on assez dit, c’est toujours compliqué – pas que se soit impossible ou immoral – mais c’est toujours compliqué de parler à la place des concerné.e.s. Il faut y faire attention et être sûr de l’intérêt de son propos et de ne pas prendre la place d’autres pour ne rien dire. Pour donner dans un tel film la parole aux opprimé.es.s il faudrait dé-spécialiser, dé-hiérarchiser la parole et le savoir, chercher, par le dispositif – qui redistribue cette parole – à défaire les dominations et permettre à des paroles invisibles de s’exprimer. C’est ce que ce film ne réussit pas. Il conviendrait, une prochaine fois, de faire attention et d’identifier les éléments suivants : qui est toujours visible sur les plateaux des médias et dont la parole est légitime dans l’espace public, la justice et la télé ? et qui donc par conséquent n’a rien à foutre dans un tel film, si ce n’est pour prendre des pavés : les policiers. Qui n’est jamais visible, dont la parole est illégitime dans notre société française ? et qui alors mériterait de passer plus de cinq minutes dans le film : les mamans voilées des enfants de Mantes-la-jolie. Et pas l’inverse !

Signé X


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