Alain Bihr et Michel Husson : “Pour Piketty, les inégalités sociales sont inévitables”

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SOURCE : Marianne

Dans “Thomas Piketty : Une critique illusoire du Capital”, Michel Husson et Alain Bihr s’attaquent au celèbre économiste, qu’ils jugent trop réformiste.

Après avoir publié deux sommes colossales (Le capital au XXIe siècle, 2013, éditions Le Seuil et Capital et Idéologie, 2019, éditions Le Seuil), Thomas Piketty s’est imposé comme un des grands penseurs de la gauche. Pourtant, ses travaux rencontres des critiques à droite comme à gauche… Comme en témoigne l’ouvrage Thomas Piketty : Une critique illusoire du Capital (éditions Syllepse) de l’économiste Michel Husson du sociologue Alain Bihr. Rencontre.

Marianne : Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire plus d’une centaine de pages sur un intellectuel proche de la gauche qui dénonce les inégalités ? Seriez-vous donc un allié des libéraux de The Economist ou Contrepoints ?

Alain Bihr et Michel Husson : La dénonciation par Piketty de l’aggravation des inégalités au sein de la plupart des nations au cours des dernières décennies est certainement l’aspect le plus sympathique de son entreprise – le seul même en l’occurrence de notre point de vue. Aussi n’est-ce pas à lui que nous nous en prenons dans notre ouvrage, contrairement à tous les idéologues néolibéraux qui justifient cette aggravation comme la rançon inévitable de la “mondialisation” et la condition de l’efficience économique accrue qu’elle est censée apporter, gage en définitive d’une amélioration du sort de tous, y compris les plus défavorisés. Ces derniers défendent en fait bec et ongle un régime de propriété et les rapports de production capitalistes sous-jacents que, pour notre part, nous dénonçons au contraire.

Non seulement Piketty n’a pas lu Marx mais encore il n’a pas même retenu de lui ce que tout un chacun peut en apprendre à travers ce qui se répète à son sujet

Ce que nous reprochons fondamentalement à Piketty, c’est sa méconnaissance foncière de ces rapports qui l’empêchent d’expliquer correctement cette dynamique inégalitaire permanente au sein du capitalisme, présente même pendant les phases où elle a été pour partie contenue. Et, surtout, elle le conduit à se méprendre sur le sens et la portée de ses propositions pour réduire le niveau actuel des inégalités, propositions qu’il présente comme anticapitalistes alors qu’elles sont au mieux réformistes.

Dans un entretien avec un journaliste américain, Piketty affirme n’avoir jamais réellement réussi à lire Marx. Il continue en disant qu’il n’a pas été influencé par ses écrits, qui ne contiendraient de toute façon pas de données. Or, vous montrez dans votre livre que c’est bien là que le bât blesse : contrairement à Marx, Piketty serait un piètre théoricien et ne définirait jamais le “Capital” autrement qu’en termes d’observations, de constatations et de phénomènes. Pouvez-vous expliciter ?

Non seulement Piketty n’a pas lu Marx mais encore il n’a pas même retenu de lui ce que tout un chacun peut en apprendre à travers ce qui se répète à son sujet, il est vrai le plus souvent à tort et à travers. Cela se traduit pour commencer par son attribution à Marx de positions qui ne sont pas les siennes : par exemple qu’il n’y aurait “aucune donnée dans le livre de Marx” (il l’affirme dans l’interview à The New Republic à laquelle vous faites allusion) ou encore que “sa théorie repose sur une croissance rigoureusement nulle de la productivité à long terme” (Le capital au XXIe siècle, p.56) – ce qui prouve en effet que Piketty n’a jamais simplement feuilleté Le Capital.

Surtout, cela lui vaut une méconnaissance totale du capital dans sa nature de rapport social de production, caractérisé par l’expropriation des producteurs, la transformation de leur force de travail en marchandise dans le cadre du salariat, la propriété privée des moyens sociaux de production, la formation de plus-value par l’exploitation de la force de travail salariée, enfin la conversion d’une partie plus ou moins importante de cette plus-value en capital additionnel, venant ainsi alimenter l’accumulation du capital et renforcer le pouvoir de ses propriétaires.

Rien de tout cela ne figure dans la définition que Piketty du capital : le rapport social clef des sociétés contemporaines, celui qui détermine plus ou moins directement toute leur architecture, disparaît ainsi dans la description qu’en donne Piketty. Et le capital finit ainsi par être assimilé par lui à toute sorte d’actif, de quelque nature qu’il soit, lucratif ou non, dès lors qu’il est valorisable sur un marché. Ainsi, une modeste voiture d’occasion est-elle pour lui autant un capital que les gigantesques infrastructures productives, réparties sur les cinq continents, à travers lesquelles les entreprises transnationales exploitent la force de travail de centaines de milliers de salariés et réalisent des dizaines de milliards d’euros de profit par an. Tel est le degré de confusion que Piketty entretient autour du concept de capital. C’est tout de même un peu gros pour quelqu’un qui prétend avoir décrypté le “Capital au XXIe siècle” !

Vous remettez en cause la division ternaire qu’il opère pour définir les sociétés précapitalistes : un monde divisé en guerriers, prêtres et roturiers (travailleurs, commerçants, etc.), reprenant à son compte les fameuses “fonctions tripartites indo-européennes”de Dumézil, et les étendant à d’autres sociétés. Qu’est-ce qui pose problème dans cette analyse socio-historique ?

L’erreur de Piketty est ici double. D’une part, il est faux de prétendre, comme il le fait, que cette structure se retrouverait dans toutes les sociétés précapitalistes. Ainsi on n’en trouve nulle trace dans les empires arabes classiques (omeyyade, abbasside, fatimide, etc.), pas davantage dans les autres empires musulmans (mamelouk, mongol, timourides, ottoman, safavide, moghol), pas plus d’ailleurs que dans la Chine impériale (des Han aux Qing) ou au Japon (y compris durant sa période féodale accomplie sous le shogunat Tokugawa). Et, dans l’aire indo-européenne, l’hindouisme est le seul à avoir développé ce schéma, qu’on ne retrouve ni dans le judaïsme ni dans le christianisme, à l’exception du catholicisme médiéval. Bref, loin de constituer la règle au sein des sociétés précapitalistes, ce schéma trinitaire serait plutôt l’exception.

D’autre part et surtout, Piketty se méprend sur le sens à donner à ce schéma trifonctionnel. Ce dernier correspond moins à la structure des sociétés dans lesquelles il se rencontre qu’à la représentation que cherchent à en donner les groupes qui y sont dominants, pour y justifier leur domination : bref, il en constitue l’idéologie dominante. Ce que Piketty reconnaît certes mais sans montrer comment elle s’articule sur les rapports sociaux pour les travestir et en étant lui-même pour partie victime de ce travestissement. Si l’on considère par exemple la société féodale européenne, son idéologie ternaire, son « imaginaire » comme le dit Georges Duby, nous la représente sous la forme d’une harmonie fonctionnelle entre oratores (ceux qui prient pour le salut de tous), bellatores (ceux qui combattent pour défendre la sécurité de tous) et laboratores (ceux qui travaillent pour tous – et surtout pour d’autres qu’eux-mêmes…). Harmonie que ne cesse de célébrer Piketty lui-même en se félicitant “des coopérations rendues possibles par des alliances nouvelles entre les différentes classes de la société ternaire” (page 93). Mais cet imaginaire, qui nourrit l’apparat social des privilèges dont sont parés les deux premiers ordres nous masquent les rapports sociaux de production qui les lient. Où est-il question dans ce schéma trifonctionnel, par exemple, de la propriété du sol, principal moyen de production dans ces sociétés essentielles agraires, que les deux ordres privilégiés accaparent largement et qui constitue la base économique de leur puissance sociale et de leur pouvoir politique ? Où y est-il question par conséquent de l’exploitation du travail des paysans (et artisans ruraux), sous forme de l’extorsion de redevances en nature ou en espèces et de l’exécution de corvées, sur lesquels se fondent réellement leur richesse ?

La lutte idéologique finit par devenir un théâtre d’ombres chinoises dont on ne comprend plus le drame qui se joue sur scène

Et, au sein même du tiers état, que nous est-il dit dans ce schéma de la différence essentielle entre la situation des paysans et artisans asservis (réduits au statut de serfs, dans leur immense majorité) à la campagne et celle des artisans et des commerçants qui, logés à la ville, vont pouvoir (non sans luttes quelquefois sanglantes) se placer hors d’atteinte ou s’émanciper de la tutelle seigneuriale de la noblesse et du clergé, acquérir le statut de “bourgeois” libres et transformer la ville (et plus encore les ligues urbaines) en base et cadre de leur montée en puissance marchande ? Rien de tout cela n’affleure même seulement dans le “récit” ternaire auquel s’abandonne si volontiers Piketty. Définir et expliquer le féodalisme par son idéologie ternaire, c’est comme vouloir définir et expliquer le capitalisme par son idéologie individualiste, démocratique et méritocratique – ce que Piketty fait d’ailleurs en bonne partie.

Vous dites que la lutte des classes et une des grandes absentes du livre de Piketty. Vous allez jusqu’à parler d'”idéalisme”, à savoir que les changements du monde selon Piketty seraient dus à des changements idéologiques. Est-il vraiment nécessaire d’intégrer la lutte des classes pour comprendre les dynamiques de l’économie capitaliste ? L’idéologie n’est-elle pas importante dans les évolutions de notre monde ?

Comme le suggère ce que nous venons de dire quant à la manière dont il analyse la société féodale, il y a chez Piketty une tendance constante à réduire les rapports sociaux à leur seule dimension idéologique, dès lors nécessairement surévaluée. Cela le conduit du coup à surestimer l’importance de la lutte idéologique, de la lutte pour imposer des idées et, à travers elles, conquérir une position hégémonique dans la société ou, au contraire, pour contester et défaire cette hégémonie. A le suivre, tous les changements d’importance dans les sociétés en général et au sein du capitalisme en particulier procèdent en dernière instance de transformations survenues dans la manière dont leurs membres se représentaient leurs rapports entre eux et acceptaient ou non leurs inégalités constitutives en termes de revenu, de fortune, de pouvoir, de prestige, etc. Sans qu’on comprenne d’ailleurs d’où procèdent ces mutations dans la conception en définitive de la justice sociale. C’est ce qui le conduit en définitive à affirmer : ““L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de la lutte des classes”, écrivaient Friedrich Engels et Karl Marx en 1848 dans Le Manifeste du parti communiste. L’affirmation reste pertinente, mais je suis tenté à l’issue de cette enquête de la reformuler de la façon suivante : l’histoire de toute sociét�� jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de la lutte des idéologies et de la quête de la justice” (page 1191).

Notre position ne consiste pas à négliger la lutte idéologique – sans quoi nous ne nous serions pas donné la peine de prendre la plume pour contrer Piketty. Elle consiste à restituer toute la densité des rapports sociaux qui, au-delà ou en deçà de leurs dimensions idéologiques, comprennent aussi une dimension matérielle (le mouvement aveugle et relativement incontrôlé des forces productives de la société et, à travers elles, des interactions entre les hommes et la nature), une dimension sociopolitique (les luttes entre classes, fractions de classe, blocs sociaux mais aussi entre sexes, entre générations, entre groupes ethno-raciaux) et une dimension institutionnelle (la condensation dans des appareils des rapports de pouvoir, des alliances, des éventuels équilibres de compromis sur lesquels débouchent ces luttes). Sans la prise en compte de ces autres dimensions, la lutte idéologique finit par devenir un théâtre d’ombres chinoises dont on ne comprend plus le drame qui se joue sur scène parce que l’on a détourné le regard de ce qui se passe en coulisses et sous les tréteaux.

Là, par contre, où il devient incohérent, c’est quand il défend des propositions de réduction des inégalités comme des propositions anticapitalistes

Piketty a dit aussi que selon lui les inégalités en soi ne posent pas de problèmes tant qu’elles sont justifiées (par le mérite et le travail notamment). Pourtant, selon vous, elles sont un des éléments importants du fonctionnement du capitalisme. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?

Piketty a fondé sa notoriété sur sa dénonciation des inégalités qui sévissent au sein des sociétés contemporaines. Or, dans Capital et idéologie, il ne cesse de répéter qu’il tient les inégalités sociales comme inévitables et que les seuls problèmes qui se posent sont ceux relatifs à leur niveau et à leur justification – ce qui donne l’exacte mesure de son combat contre l’inégalité sociale. Et il défend une telle position en ce qui concerne tant les sociétés précapitalistes que la société capitaliste elle-même. De fait, s’agissant de celle-ci, au regard de ce que nous avons dit de la nature du capital comme rapport social de production, il n’est que trop évident qu’il est structurellement et inévitablement inégalitaire, puisqu’il implique la domination et l’exploitation des travailleurs salariés par les capitalistes propriétaires des moyens de production. En cela au moins, Piketty est cohérent avec lui-même.

Là, par contre, où il devient incohérent, c’est quand il défend des propositions de réduction des inégalités (par l’intermédiaire de la participation des salariés au capital et à la direction des entreprises et de redistribution des revenus et des patrimoines via la fiscalité) comme des propositions anticapitalistes. En fait, elles ne mettraient nullement fin ni au capital comme rapport de production ni aux inégalités structurelles de revenus, de fortune, de pouvoir et de prestige qu’il engendre : tout au plus éviteraient-elles que ce soient toujours les mêmes qui en bénéficient ou qui, inversement, en soient victimes. En définitive, elles ne feraient qu’étendre des mesures et des dispositions déjà introduites par la social-démocratie à l’époque, désormais révolue de son apogée politique pendant les “trente glorieuses”. Sans que cela n’ait en rien nui au pouvoir de la classe dominante, en lui permettant au contraire de renforcer son  l’hégémonie. Si bien que le moment venu, elle n’a eu aucune peine à se débarrasser de ses gérants et idéologues social-démocrates pour embaucher à leur place leurs rivaux néolibéraux.


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