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SOURCE : A l'encontre
Par Yassamine Mather
Le 27 octobre, les cas officiels de Covid-19 en Iran ont été enregistrés à hauteur de 581 824 infections et 33 299 décès. Selon le Coronavirus Resource Centre de la John Hopkins University, cela place l’Iran au 13e rang mondial [1].
Le 21 octobre, le gouvernement a soumis 43 villes iraniennes, dont Téhéran, à de «sévères restrictions». Après avoir négligé cette question pendant des mois, le chef suprême, l’ayatollah Ali Khamenei, a appelé à une «action gouvernementale décisive» et à des sanctions plus sévères pour ceux qui bafouent les règles de santé publique. C’était le 24 octobre – un jour après que l’Iran a enregistré un nouveau record du nombre quotidien d’infections au Covid-19. Comme dans beaucoup d’autres pays, il s’agissait d’un exemple du «trop peu, trop tard».
24 octobre: «Khamenei a fixé de nouvelles tâches pour le gouvernement, appelant à des pénalités plus strictes alors que les cas quotidiens de covid en Iran continuent d’augmenter de nouveau.» (Déclaration officielle)
Cependant, les chiffres sont contestés par les responsables de la santé à l’intérieur du pays. Selon le Dr Mohsen Shahmanesh, consultant à la retraite du University Hospitals Birmingham NHS Foundation Trust, un rapport non officiel publié par le ministère iranien de la Santé, qui donnait les noms, adresses et dates de naissance de tous les défunts, évaluait les décès à deux fois le chiffre officiel [2]. Alors que le chiffre officiel publié par le ministère de la Santé ne faisait état que de 14 405 décès jusqu’au 20 juillet, le rapport divulgué indiquait qu’en fait 42 000 personnes présentant des symptômes de Covid-19 étaient décédées à cette date.
J’insiste sur les chiffres provenant de l’intérieur de l’Iran, car les chiffres exagérés des décès rapportés par les médias américains, saoudiens et israéliens, tels que Radio Free Iran (qui fait partie de la machine de propagande du Département d’État américain) ou Saudi International (payée par la famille royale saoudienne), ne doivent pas être pris au sérieux. Si l’on en croit les chiffres de Radio Farda (qui fait partie de Radio Free Europe/Radio Liberty), à la fin du printemps, le nombre de victimes de Covid-19 en Iran était cinq fois supérieur aux chiffres officiels. En fait, de telles exagérations ont aidé le régime à dissimuler la véritable étendue de son échec.
Cependant, il ne fait aucun doute que la situation s’est considérablement détériorée ces dernières semaines. Dans de nombreuses villes iraniennes, les hôpitaux sont à court de capacités, alors qu’environ 300 personnes meurent chaque jour de la pandémie.
Comment en sommes-nous arrivés là? Le régime a bien sûr imposé divers confinements depuis le mois de mars, mais les autorités ont fait preuve d’un incroyable laisser-aller dans l’imposition de pénalités à la majorité de la population qui – souvent pour des raisons économiques, mais parfois à des fins récréatives – a ignoré les restrictions. La République islamique d’Iran ne «gaspille» pas les ressources de ses forces de sécurité pour lutter contre la pandémie: elle est bien consciente que si les sanctions se poursuivent, elle sera confrontée à des troubles de masse et aura besoin de toutes ces ressources répressives pour faire face à cette situation.
Cela explique pourquoi un État aussi répressif, qui souvent ne tolère pas les formes les plus légères de critique, s’est en fait montré très «libertaire» en ce qui concerne le Covid-19. Un État qui s’immisce dans tout ce que font ses citoyens et citoyennes – de ce qu’ils boivent à ce qu’ils portent – a, par exemple, dit aux Iraniens qu’ils pouvaient choisir d’envoyer leurs enfants à l’école ou de les garder à la maison.
Sanctions économiques
Il ne fait aucun doute que les sanctions économiques ont joué un rôle majeur dans l’aggravation actuelle de la situation. Il y a une pénurie de matériel chirurgical et médical, dont certains sont classés comme à double usage (c’est-à-dire ce qui, selon les autorités états-uniennes, peut également être utilisé dans l’industrie nucléaire, comme les incubateurs). Et de nombreux médicaments essentiels sont désormais rares, notamment l’insuline et les anti-inflammatoires.
Cependant, cela est loin d’être suffisant pour les Iraniens de gauche et de droite qui veulent changer de régime. Nombre d’entre eux demandent instamment à l’administration Trump d’imposer davantage de sanctions. Leur attente désespérée de voir la République islamique renversée par le haut, grâce au rôle de l’actuelle administration américaine dirigée par Donald Trump, est devenue de plus en plus dément ces dernières semaines. Ces groupes sont convaincus qu’une présidence de Joe Biden pourrait conduire à de nouvelles négociations entre les États-Unis et l’Iran et que leur rêve de rentrer d’exil ne se réaliserait pas.
Bien sûr, comme je l’ai déjà souligné, il n’y a aucune raison de penser que durant un second mandat, Trump ne fera pas d’accord avec l’Iran – il a dit que cela était possible à plusieurs reprises. Il semble croire que, lorsqu’il entamera un second mandat, la République islamique n’aura pas d’autre choix que de négocier. Mais il est clair que Téhéran se prépare à négocier, quel que soit le vainqueur des élections présidentielles.
Le président Hassan Rohani parle de «la voie empruntée par l’imam Hassan» comme étant la voie à suivre. L’imam Hassan (624-671, soit né en l’an 3 du calendrier hégirien) était le fils aîné d’Ali ibn Abi Talib et la fille du prophète Mahomet, Fatimah. Contrairement à son frère, Hossein – qui est mort au combat, devenant ainsi le premier martyr chiite – Hassan était un «homme de paix».
Cette semaine, alors que les islamistes de droite réclamaient la pendaison de Rohani pour avoir fait une déclaration aussi conciliante, Khamenei est intervenu pour soutenir son président. Il est clair que les plus hautes instances de la République islamique – qu’elles soient «réformistes», ex-réformistes ou conservatrices – se sont prononcées en faveur de négociations. Ce qui signifie que les royalistes, ainsi que des sections de l’ancienne gauche, qui sont maintenant pro-Trump – croyant qu’il poursuivra des politiques de changement de régime par des sanctions encore plus sévères et peut-être une intervention militaire – pourraient être déçus.
Les sanctions ont affecté le pouvoir d’achat des Iraniens «ordinaires», et la monnaie iranienne, le rial, est tombée à des niveaux historiquement bas – la semaine dernière, le taux de change était de 317 000 rials pour un dollar! Ce nouveau creux est la conséquence directe du fait que 18 grandes banques iraniennes sont devenues les dernières cibles des sanctions radicales imposées par l’administration Trump. Selon le secrétaire au Trésor Steven Mnuchin: «Nos programmes de sanctions se poursuivront jusqu’à ce que l’Iran cesse de soutenir les activités terroristes et mette fin à ses programmes nucléaires.» Mais il a affirmé avec hypocrisie que «les actions d’aujourd’hui continueront à permettre des transactions humanitaires pour soutenir le peuple iranien».
En réalité, comme tout le monde le sait, les sanctions ont joué un rôle important dans l’enrichissement des fils, des filles et des associés des hauts dignitaires religieux iraniens et d’autres sections de l’élite, qui ont accumulé des richesses astronomiques grâce à la violation des sanctions, au profit du marché noir et à la corruption générale. Beaucoup de ces personnes sont très proches des centres de pouvoir qui contrôlent les importations et les exportations. Elles bénéficient souvent de taux de change favorables et ont donc effectivement bénéficié des sanctions. L’administration Trump se fait donc des illusions si elle croit sérieusement que les sanctions affaiblissent les personnes au pouvoir: elles ont appauvri les Iraniens «ordinaires», tout en permettant à l’élite de s’épanouir.
Bien que la plupart des gens aient une assurance de santé publique, celle-ci ne couvre pas les médicaments antiviraux coûteux comme le remdesivir et le favipiravir. Comme ailleurs dans le monde, le traitement médical des riches est très différent de celui que reçoivent les Iraniens de la classe ouvrière et les plus pauvres. Selon Mahmoud Sadeghi, membre du Majles (parlement) islamique, «quelque 20 000 comprimés de favipiravir, offerts à l’Iran par la Chine, ont été secrètement importés dans le pays pour soigner des fonctionnaires de haut rang» [3]. Tout cela malgré le fait que Mostafa Ghanei, qui dirige le groupe d’experts iranien sur le coronavirus, a affirmé début juillet que le médicament exacerbait en fait le Covid-19.
L’opportunisme du régime
Bien sûr, les sanctions ne sont qu’une partie du problème. Le gouvernement Rohani et le Majles conservateur – sans parler de secteurs appartenant à l’ancienne gauche révolutionnaire – ont également joué leur rôle en aggravant la situation.
Le premier confinement de Téhéran et des principales autres villes a été déclaré juste avant le nouvel an iranien (le 20 mars), mais des photos prises dans tout le pays ont montré d’importants embouteillages immédiatement après. (Comparez cela avec une autre dictature répressive, la Chine, où tout déplacement pendant les célébrations du nouvel an en février a été interdit et où l’État a utilisé ses forces de sécurité et militaires pour faire respecter la loi.)
Puis, le 20 avril, les magasins et les bazars ont rouvert, tout comme les parcs et les zones de loisirs deux jours plus tard. Début mai, le gouvernement a autorisé le retour à la normale de toutes les mosquées et, plus tard dans le mois, les principaux sanctuaires religieux chiites, les restaurants, les cafés, les musées et les sites historiques ont rouvert – avec des règles très souples concernant la distance sociale, le port de masques, etc. La propagation du virus mortel a ensuite augmenté.
Les conditions économiques difficiles ont laissé à de nombreux Iraniens un choix terrible: ne pas aller travailler et ne pas pouvoir nourrir leur famille; ou retourner sur leur lieu de travail et risquer l’infection. En juin, un sondage organisé par le ministère de la Santé a révélé que seuls 40% de la population respectaient les règles de distanciation physique (contre 90% au début de l’épidémie) et 32% les règles d’auto-isolement (contre 86%).
Je mentionne cela parce qu’il ne sert à rien de présenter des arguments sur le Covid-19 en Iran en citant le nombre de prisonniers politiques que compte le pays ou en faisant des déclarations générales sur l’oppression imposée par le régime. Certains écrivains de gauche ont utilisé de telles généralités pour argumenter contre ceux qui ont écrit des articles favorables à la réponse de la République islamique au Covid-19 [4].
Un exemple notable de l’échec de l’État – non négligeable si l’on considère la récente augmentation des infections – est la décision du gouvernement islamique de ne pas imposer ses propres réglementations, lorsqu’il s’agit de récentes cérémonies religieuses, comme le jour de deuil chiite pour Arbaïn [8 octobre], et le jour de l’Achoura [30 août], qui marque la mort de l’imam Hassan.
Les reportages des médias sociaux sur les rassemblements organisés dans tout le pays montrent qu’il y a seulement trois semaines – à une époque où le taux d’infection et de décès avait grimpé en flèche – l’État religieux n’a pas pris de mesures pour réprimer ces cérémonies, principalement parce qu’elles jouent un rôle important dans le maintien de la cohésion de la base religieuse et politique du régime islamique, qui est en déclin, mais qui reste importante.
Bien entendu, nous devons également reconnaître que, indépendamment de la défaillance de l’État, les médecins et autres travailleurs des centres de soins de santé primaires ont joué un rôle crucial dans la recherche et les relations avec les personnes qui sont entrées en contact avec les patients. Cependant, ils ont également payé un lourd tribut en termes de décès et d’infections. Dès le mois de mai, l’agence de presse semi-officielle ILNA a cité un vice-ministre de la Santé qui a déclaré que 10 000 professionnels de la santé iraniens avaient été infectés par le virus [5].
Ce ne sont donc pas seulement les besoins économiques qui contrecarrent les mesures de santé et de sécurité: l’opportunisme politique, associé à la survie même du régime, ajoute une nouvelle dimension de complexité, lorsqu’il s’agit des mesures prises par la République islamique. (Article publié sur le site Weekly Worker, en date du 29 octobre 2020; traduction rédaction A l’Encontre)
Yassamine Mather, responsable de la revue Critique, Journal of Socialist Theory. Elle est chercheuse à l’Université d’Oxford et spécialisée dans la recherche avancée en informatique auprès du St Antony’s College, Université d’Oxford.
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