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SOURCE : Lundi matin
L’assassinat de Samuel Paty a déclenché l’habituel rouleau-compresseur idéologique, politique et médiatique. Les charognards de toujours se sont bousculés sur les plateaux télés pour tenter de capitaliser sur la stupeur générale. Comme si l’horreur de l’attentat les autorisait à dire encore plus n’importe quoi. Le sociologue Michalis Lianos tente ici de rappeler quelques banalités de bases quant aux dynamiques communautaires et à l’hypocrise « républicaine ».
Nous avons raison de penser beaucoup à Samuel Paty et tort de ne pas penser autant à Abdullah Anzorov. Une force qui arrache un jeune homme à peine adulte à son environnement pour le précipiter à un endroit inconnu afin d’assassiner une personne inconnue, puis de commettre un suicide par police interposée, n’est pas une force conceptuelle ou idéologique vague. Elle est une force sacrificielle intense qui puise son énergie dans l’appartenance à une communauté ; en l’occurrence, pas une communauté nationale mais une communauté religieuse.
Attribuer à Anzorov la responsabilité individuelle de son acte implique sûrement sa condition mentale. Mais une condition mentale personnelle, quelle qu’elle soit, aboutit en général à des actes concrets selon l’état social qui l’entoure. Or, notre état social collectif avance dans une impasse que nous espérons magiquement extensible, car nos divisions s’approfondissent tandis que les classes influentes des démocraties capitalistes pensent que leur devoir est de ne rien changer. S’il est peu étonnant que le pouvoir porte vers la continuité, il est aussi vrai qu’aucune impasse n’est définitive. Une solution spontanée émerge toujours, et pour les rapports sociaux humains, cette solution est la violence.
Laisser la ségrégation ethnoraciale s’installer est terrible pour toute société contemporaine, mais pour une société fondée sur l’imaginaire de la citoyenneté universaliste, comme la France, ce choix s’apparente à un suicide politique. Les élites françaises ont fait ce choix depuis cinq décennies en pensant que le fonds historique républicain serait inépuisable, donc susceptible de les maintenir confortablement au pouvoir. “La République” demeurerait indéfiniment la panacée de tout problème collectif en assimilant comme des citoyens indifférenciés ses vastes périphéries de minorités sociales, raciales, ethniques et religieuses. Or, rien n’est plus humiliant que d’imposer à quelqu’un de vous dire ce que vous aimez entendre. Par exemple, demander que l’on s’affirme en tant qu’individu laïque et citoyen français quand on survit grâce à un périmètre d’identité religieuse ou ethnique. La République n’a qu’une façon de se faire aimer : l’égalité effective.
Nous sommes alors entrés dans cette République virtuelle, de plus en plus éloignée de la réalité. Les émeutes de 2005 – clairement sociales et raciales à la fois – ne nous ont rien appris. Le centre et ses périphéries ont continué à vivre dans des univers de plus en plus éloignés, derrière le voile hypocrite d’un monde homogène. Mais la mise en réseau mondiale a offert aux ségrégués des capacités d’interaction et d’action inouïes. Tandis que les vertueux républicains qui contrôlent les institutions multiplient leur discours sans la moindre conscience de leur effet aliénant pour la France d’en bas, la jeunesse des banlieues cherche des voies en ligne pour sortir de son impuissance. Elle ne les trouve pas dans les oppositions intégrées au système – aussi radicales soient elles – mais dans la chaleur de la fusion collective.
Ainsi, en quelques mois seulement, une jeune personne peut se transformer en combattant.e et donner du sens à son existence par le sacrifice altruiste du martyre. Pour ceux qui se demandent “pourquoi se tourner vers la croyance métaphysique au lieu de la politique ?”, la réponse est simple : parce qu’elle divise bien mieux nos appartenances. « Croire » en une religion vous fait accéder de façon égalitaire à une collectivité. L’attachement métaphysique permet ainsi d’échapper aux débats de cette République virtuelle, qui vous écrase, pour épouser la croyance, qui vous renforce.
Appartenir de façon inaliénable à une collectivité est une condition complexe. La magie du lien social humain fait que nos rapports se resserrent fortement quand nous nous croyons en lutte. Les primates que nous sommes conservent toujours et partout leur socialité de meute. On la retrouve autant dans la violence des cliques antagonistes des couloirs institutionnels et des bureaux feutrés que dans la violence des guerres et des génocides. Chacun de nous peut se transformer en bourreau ou en martyr potentiel en pensant remplir un noble devoir envers la survie collective. Paradoxalement, les conflits collectifs violents se fondent sur des motifs altruistes.
Emmanuel Macron a déclaré devant le collège de Samuel Paty qu’ “ils ne passeront pas ! Ils ne nous diviseront pas !” en confirmant ainsi, peu après l’assassinat, la puissance de la vision d’Abdullah Anzorov. Car, qui sont “ils” qui veulent nous diviser et qui sommes “nous” qui resterons unis ? En vérité, ces deux entités ne sont créées que par des discours qui les rendent concevables, puis praticables dans nos rapports. Ce sont précisément les entités que l’acte d’Anzorov vise à augmenter et à solidifier pour précipiter un conflit collectif violent et – dans son imaginaire – cathartique. Car, en dépit de son enfermement intellectuel, Anzorov est très précis sur son combat. Dans son tweet, il n’attribue pas les “chiens de l’enfer” au Pape ou aux Patriarches mais à “Macron, le dirigeant des infidèles”, à savoir à une communauté politique et non pas religieuse. Il ne se trompe pas. De la religion, il ne reste en France que ses résidus séculiers privés. Il est impossible de combattre des individus désagrégés refusant l’adhésion à une vision stricte. Alors, pour arriver au conflit violent, il faut les faire fusionner dans un ensemble qui les réclame massivement par son discours universaliste : l’Etat.
Il est enfin temps de reconnaître que toute vision qui se veut figée et dominante, apocalyptique ou pas, est aujourd’hui obsolète. Ni la République ni la laïcité ne peuvent nous protéger d’un avenir violent. Nous devons nous éloigner de tout récit qui s’entoure de valeurs qui dépassent l’individu autonome en l’assimilant dans une collectivité symbolique quelconque. Seul le lien politique volontaire entre personnes indissolubles nous unit, lien éternellement négocié. Et ce lien exige actuellement des transformations rapides vers un autre type de démocratie : directe, participative et muable en continu.
Accepter de s’unir sous la bannière d’un « nous » dont la fonction essentielle est la répression de catégories sociales entières, c’est continuer le geste d’Anzorov en prétendant s’y opposer. Ces derniers jours, plusieurs voix, y compris parlementaires, ont évoqué la probabilité de la guerre civile. Anzorov en serait ravi. En revanche, Samuel Paty serait profondément désolé. La voie de la pensée critique individuelle qui lui a coûté la vie s’éloigne chaque jour davantage.
Michalis Lianos