Élections américaines : “On assiste à des changements spectaculaires dans la carte électorale”

AVANT-PROPOS : les articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » ne représentent pas les positions de notre tendance, mais sont publiés à titre d’information ou pour nourrir les débats d’actualités.

SOURCE : Marianne

Thibault Muzergues, politologue, analyste des partis politiques en Europe et en Amérique du Nord et auteur de “La quadrature des classes”, tire les principaux enseignements des élections américaines, dont les résultats sont presque connus.

Marianne : Vous aviez expliqué la victoire de Trump en 2016 par une alliance entre les classes ouvrières blanches et les classes moyennes provinciales. La probable défaite de Trump provient-elle d’un effritement de cette coalition ?

Thibault Muzergues : L’alliance “trumpienne” tient toujours, mais elle a évolué. On peut désormais supprimer l’adjectif “blanches” pour qualifier la base ouvrière du vote Trump, qui s’est diversifié dans sa représentation des ouvriers et employés sans diplôme universitaire. Cela pourrait paraître paradoxal (même si c’est un phénomène qu’on retrouve partout en Occident), mais la droite trumpienne est bien désormais le bras électoral des classes laborieuses, de même que le Front national est devenu le premier parti ouvrier de France.

À cela il faut ajouter un vote des classes moyennes qui là aussi a sensiblement évolué : les comtés les plus proches des centres-villes (où l’on retrouve également les couches les plus éduquées de la population) ont plus voté pour les démocrates, tandis que les banlieues plus périphériques (mais pas forcément plus aisées) ont, elle, voté assez massivement pour Donald Trump. On constate également une très forte différence entre les classes moyennes ultra-qualifiées, qui se sont massivement portées vers les Démocrates, et celles moins diplômées (commerçants, restaurateurs, etc.) qui eux se sont portés vers les Républicains. La tendance était déjà visible il y a quatre ans, elle s’est accentuée ce mardi.

La vue d’ensemble est donc assez similaire à celle de 2016, avec quelques exceptions qui expliquent les changements, relativement marginaux, avec l’élection précédente. Le basculement du vote hispanique en Floride, notamment grâce à la mobilisation massive du vote cubain-américain dans le Comté de Miami-Dade, qui voit une progression de plus de 20% du vote Trump, compense les pertes du parti chez les personnes âgées blanches et assure une victoire confortable du président sortant dans cet État – au point où l’on doit désormais se demander si la Floride est encore un “swing state“. À l’inverse, il semble que ce soit le basculement à la marge des classes moyennes dans les États clés du Midwest qui donne l’élection à Biden, avec un écart similaire, mais inversé par rapport à 2016 où l’élection s’était elle aussi jouée à quelques dizains de milliers de voix dans le Wisconsin, dans le Michigan et en Pennsylvanie.

À l’inverse, Biden a-t-il été capable de rassembler les “classes créatives” des métropoles, qui étaient acquises à Hilary Clinton, et les “Millenials”, plutôt favorables à Sanders mais qui ne s’étaient pas beaucoup mobilisés lors de la précédente élection ?

Oui, c’est clairement le cas, et on le voit immédiatement sur les cartes électorales de chaque État : tous les points bleus correspondent à des zones urbaines où les Créatifs (et désormais les millenials) règnent en maîtres. Les jeunes se sont fortement mobilisés pour cette élection, et semblent avoir fait basculer des États traditionnellement républicains où ils se sont installés après leurs études : l’Arizona, qui semble désormais acquis pour Biden, en est un exemple frappant, puisqu’un grand nombre de millenials s’y sont installés récemment, fuyant les loyers prohibitifs de la Californie

Il est également possible qu’après le décompte final des votes par correspondance, la Géorgie et la Caroline du Nord, États historiquement républicains mais qui ont connu une forte poussée migratoire des jeunes (pour leurs études et pour fuir les loyers des grandes villes) basculent également. En tout cas, après la chute du “mur bleu” de la Rust Belt américaine, on assiste à des changements spectaculaires dans la carte électorale américaine, conséquence des mouvements de population internes aux États-Unis.

En revanche, il est également clair que la “coalition Obama” qui laissait une large place aux minorités et faisait du Parti démocrate leur champion incontesté est en train de disparaître. Le vote Biden de 2020 est en effet plus “blanc” que le vote Clinton de 2016. Et surtout Donald Trump enregistre des scores tout à fait honorables, tous en progression, chez les minorités – en fait le meilleur score pour un candidat républicain depuis plus de 60 ans. Trump progresse de 4 points chez les Afro-américains (hommes et femmes) et de 3 points chez les Hispaniques au niveau national, et le vote des Vénézuéliens ou des Cubains n’explique pas à lui seul cette progression : le Comté de Starr au Texas, à majorité mexicaine-américaine et qui avait voté massivement Clinton en 2016, a tout produit une minuscule majorité à Joe Biden cette fois-ci.

Les Démocrates sont en train de découvrir avec horreur qu’une partie non négligeable des minorités qu’ils défendent si ardemment depuis des années sont en fait souvent des conservateurs qu’ils ont placardisés durant les années. Les articles de certains intellectuels dans les journaux “mainstream” ces derniers jours montrent d’ailleurs à quel point les journalistes américains, qui n’ont pas du tout compris notre réaction en France contre le séparatisme islamiste, ne comprennent pas non plus ce qui se passe vraiment dans leur propre pays !

Au vu des résultats et des affrontements, avons-nous affaire à deux Amérique irréconciliables ? La guerre civile est-elle proche ?

Les tensions sont là, indéniables, et les semaines à venir ne vont rien faire pour apaiser les tensions. Mais si le risque de violence est bien là, il ne faut pas exagérer la menace d’une guerre civile. La division entre “deux Amérique” irréconciliables est pratiquement un mythe fondateur des États-Unis, et toute l’histoire américaine est faite de ces duels fratricides entre clans politiques à Washington et leurs bases politiques ou sociologiques. On parlait également de guerre civile à venir dans les années 1960 après les assassinats des frères Kennedy, de Martin Luther King et de Malcolm X (entre autres). Nous sommes aujourd’hui très loin des niveaux de violence que nous avions connus à cette époque, ou encore dans les années 1930 ou 1880, périodes très difficiles socialement.

Paradoxalement, je pense (ou plutôt j’espère) que les résultats vont plutôt contribuer à apaiser les débats à long terme : les avancées républicaines chez les minorités décrédibilisent fortement les tenants d’une approche “racialiste” de la politique américaine, ce qui pourrait à terme rationaliser les débats de part et d’autre. De même, le fait que les Démocrates aient pu répondre à la perte de leur “mur bleu” par une contre-attaque en partie réussie sur des bastions traditionnellement républicains, notamment dans le Sud-Est et le Nord-Ouest, refluidifie la carte électorale. Comme à d’autres périodes de l’histoire des États-Unis, les “deux Amérique” vont devoir comprendre qu’elles ne peuvent pas s’annihiler mutuellement, et vont apprendre à vivre ensemble – ou plutôt côte à côte.

Que retenir des votes de la chambre des représentants et du Sénat ?

Les observateurs démocrates espéraient une vague bleue, il est désormais clair que celle-ci n’arrivera pas, même si là aussi on compte encore les voix dans beaucoup de districts. Côté Sénat, malgré des bons résultats et notamment une victoire spectaculaire dans l’Arizona et au Colorado, les Démocrates n’ont pu que réduire l’écart avec les Républicains, et les victoires spectaculaires de Susan Collins et Lindsay Graham en Caroline du Sud et dans le Maine, malgré une mobilisation financière record chez les Démocrates, pourraient bien avoir assuré une majorité républicaine pour les deux prochaines années.

La Chambre, elle, voit la majorité démocrate légèrement confortée (a priori +5 sièges), mais on voit là aussi des changements intéressants : la minorité républicaine, si elle reste en majorité masculine et blanche, est elle aussi en train de changer alors qu’une nouvelle génération de candidats s’est fait élire ce mardi : celle-ci est plus féminine (+13 femmes) mais aussi inclut plus de personnalités issues des minorités, parmi elles Maria Elvira Salazar, une ancienne présentatrice de la télévision hispanophone Telemundo. L’Amérique est en train de changer, et les élus des deux partis changent avec elles, ce qui en soi est un des points positifs de ce cycle électoral.

* Thibault Muzergues, La quadrature des classes: Comment de nouvelles classes sociales bouleversent les systèmes de partis en OccidentLe Bord de l’eau 172 p., 19,80 euros


Articles similaires

Commencez à saisir votre recherche ci-dessus et pressez Entrée pour rechercher. ESC pour annuler.

Retour en haut