Portée et enjeux mondiaux du soulèvement paysan en Inde, par Jacques Chastaing

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SOURCE : Arguments pour la lutte sociale

Logique, dynamique et problèmes d’un soulèvement que les paysans indiens ont décidé de faire passer dans une phase 2 en 2021 en l’enracinant, l’approfondissant et l’étendant encore plus.

Le but de cet article est tout à la fois de mettre à la disposition des lecteurs des informations vues d’en bas que la grande presse ne fournit pas afin qu’ils puissent se faire un avis sur l’ampleur et l’importance du soulèvement indien et en même temps de soumettre quelques réflexions sur la dynamique de ce mouvement et ses implications mondiales.

Du 26 novembre au 8 décembre 2020, deux dates de grève générale, le soulèvement populaire associant paysans et ouvriers a été éruptif et torrentueux avec une dynamique quasi insurrectionnelle qui pouvait emporter à sa suite toutes les rébellions indiennes pour aller vers le renversement du gouvernement d’extrême droite de Modi.

Puis, les directions syndicales ouvrières et politiques d’opposition faisant faux bond, du 8 aux derniers jours de décembre 2020, le mouvement s’est stabilisé et « cantonné » à la lutte très déterminée mais des seuls paysans qui bénéficiaient certes d’une large sympathie des classes populaires et du monde ouvrier mais devenue pour celles-ci beaucoup moins active. Mais par la pression du soulèvement paysan qui non seulement durait mais s’amplifiait et construisait ainsi de fait bien des convergences, la base ouvrière la plus consciente était peu à peu entraînée à nouveau dans le mouvement général.

Fin décembre, les directions syndicales nationales ouvrières ont pris acte d’une situation qui tendait à leur échapper. Elle leur échappait par la durée et l’ampleur du conflit toujours grandissant entraînant la base ouvrière. Elle leur échappait par les objectifs plus généraux et politiques que le soulèvement montrait dans l’action les 25, 26, 27, 29, 30, 31 décembre et 1er janvier 2021, baptisés débuts d’une phase 2 par les paysans qui s’adressaient à toute la population. Elle leur échappait enfin par des objectifs communs que la coordination s’était donnée de fait avec une fraction du camp ouvrier annoncés pour les 4, 7 et 8 janvier 2021 et ultérieurement puis par l’ultimatum politique général qu’elles posaient le 26 janvier au pouvoir, soit il cède, soit les paysans et leurs soutiens envahissent Delhi. Devant le danger que le mouvement leur échappe définitivement et emporte avec lui toute la société, les directions syndicales ouvrières nationales décidaient le 28 décembre de relancer l’action commune sur des revendications tout à la fois paysannes et ouvrières en appelant à une nouvelle grève générale ouvriers/paysans mais cette fois de plusieurs jours… sans toutefois en avoir encore annoncé la date.

Nous reviendrons plus en détail sur ce qui est annoncé concrètement pour ce début d’année dans le cours et à la fin de cet article. Mais pour tenter de voir où peut aller ce soulèvement, essayons tout d’abord de comprendre d’où il vient et ce qu’il porte en lui.

Un soulèvement qui vient de loin et qui ressemble plus aux prémisses d’une révolution qu’à une simple révolte

Le mouvement Shaheen Bagh

Ce mouvement populaire en Inde contre le gouvernement Modi et ses attaques a commencé fin 2019 mais porte en lui toute une histoire cumulée de luttes plus anciennes, en même temps qu’il se confronte à une problématique générale actuelle qui lui donne ses caractéristiques et sa dynamique. Ce n’est pas qu’un mouvement « paysan » comme nos catégories traditionnelles de pensée peuvent nous le faire croire.

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Ce premier mouvement de fin 2019 est né lorsque le gouvernement Modi dans la continuation de ses violentes attaques et actions de divisions communautaires et religieuses qui l’ont amené au pouvoir, a voulu ajouter une énième mesure discriminante contre la minorité musulmane en accordant la nationalité indienne à tous les réfugiés d’Afghanistan, du Pakistan ou du Bangladesh pour peu qu’ils ne soient pas musulmans et en demandant aux citoyens de prouver qu’ils sont bien d’ascendance indienne avec documents administratifs à l’appui.

Cela a déclenché une révolte des musulmans, en particulier des femmes.

Ce mouvement, de proche en proche, a peu à peu entraîné une bonne partie de la société indienne, musulmane ou non, contre toutes les oppressions et exploitations en plaçant au centre du combat commun, le départ de Modi.

Le mouvement prit une telle ampleur dans cette société indienne où la gauche était démoralisée et inactive depuis l’arrivée au pouvoir de Modi en 2014, que le 8 janvier 2020, les directions syndicales ouvrières, étroitement liées aux partis politiques et profondément corrompues, se sont senties obligées d’appeler à une grève générale sur toute une série de revendications économiques, puisque Modi n’avait eu de cesse de s’attaquer aux droits ouvriers et conditions de vie des classes populaires depuis son accession au pouvoir en 2014.

Ce fut un énorme succès puisque 250 millions de travailleurs firent grève ce jour-là, la plus grosse grève de l’histoire de l’Inde jusque-là. Bien sûr, les directions syndicales qui ne voulaient surtout pas remettre en cause par la rue le pouvoir de Modi, non seulement se contentèrent de revendications économiques sans poser la question du départ de Modi qui était pourtant dans tous les esprits, dans tous les slogans et sur toutes les banderoles, mais, en plus, ne donnèrent aucune suite à cette volonté pourtant manifeste des travailleurs à entrer massivement en lutte.

En revanche, le mouvement, lui, commencé avec la lutte contre l’oppression des musulmans, continua de plus belle contre toutes les oppressions, amplifié par le succès du 8 janvier. Développé de manière subversive à l’échelle nationale, il prit alors ses « quartiers » principaux et symboliques dans le quartier de Shaheen Bagh à Delhi, quartier méprisé, ouvrier, pauvre et musulman, où des places furent occupées en permanence par 10 000 à 20 000 personnes chaque soir allant parfois jusqu’à 150 000 personnes et particulièrement par des femmes du petit peuple, devenant un centre populaire de débat permanent et le centre de l’opposition ouverte au régime dictatorial de Modi. Une espèce de place Tahrir, d’Occupy, des prolétaires les plus pauvres et les plus méprisés. Ce soulèvement, c’en était déjà un, était une immense bouffée d’oxygène dans une Inde dictatoriale, réactionnaire, étouffante où toute la presse mainstream, tout le monde politique et syndical s’étaient rangés derrière la démagogie hindouiste communautariste de Modi.

Essayant d’opposer les hindous aux musulmans, les hautes castes aux basses castes, les hommes aux femmes, Modi, malgré toute sa démagogie communautariste et religieuse, malgré toutes les violences de ses milices hindouistes fascisantes qui firent dans cette période 78 morts en début d’année 2020, n’arrivait pas à stopper ce mouvement.

Ce fut la Covid et le confinement qui y mirent fin en mars 2020. Mais ce mouvement avait jeté les graines d’une contestation globale à la base, passant par dessus toutes les divisions religieuses et communautaires.

La Covid et la réponse de Modi au mouvement Shaheen Bagh

A partir de l’arrêt du mouvement, la répression fut à la hauteur de la peur éprouvée par la bourgeoisie.

Modi se déchaîna et utilisa la Covid et un confinement policier ultra brutal pour tenter de détruire toutes les protections ouvrières et paysannes et écraser toute possibilité de soulèvement ultérieur.

Dans tous les États de l’Inde que le BJP (parti de Modi) dirigeait, il supprima de fait tous les droits ouvriers en matière d’horaires, d’emploi, de salaires, de conditions de travail, de protection sanitaire, faisant revenir la situation des salariés au XIXe siècle, faisant par exemple passer les horaires habituels de travail de 48 à 72 h par semaine. Il fut suivi également dans cette blitzkrieg contre le mouvement social par le principal parti d’opposition du Congrès (centre gauche) dans deux États que celui-ci dirige, Pendjab et Rajasthan.

Dans les États dirigés par le BJP, mais pas seulement, comme on l’a vu avec le ralliement du parti du Congrès à l’hindouisme exacerbé et derrière lui la « réticence » du principal syndicat ouvrier très lié à ce parti à organiser la riposte, il n’y a plus aucune règle. Les terrains comme les hommes sont donnés quasi gratuitement aux capitalistes. On retourne à l’esclavage, disaient certains intellectuels indiens.

Modi programma aussi au niveau national la privatisation systématique de tout le secteur public et étatisé, depuis la Défense jusqu’au monde agricole et paysan, en passant par les chemins de fer, mines, la santé, l’école, etc., etc.

Enfin dans cette période de confinement où les capitalistes licencièrent massivement, Modi les accompagna en obligeant des dizaines et dizaines de millions de travailleurs licenciés dits « migrants » (qui ne sont pas originaires de l’État ou la ville où ils travaillent) à retourner dans leurs villages d’origine, semant un chaos total dans tout le pays.

Il n’y a pas de chiffres généraux, mais ce sont peut-être 50 à 80 millions de travailleurs « migrants » , qui ont été licenciés et renvoyés dans leurs villages. Ils sont partis souvent à pied pour des centaines ou milliers de km, et, sans ressources, beaucoup sont morts, les plus jeunes, les plus âgés…. Modi a ouvert plus d’une centaine de camps pour les accueillir, en fait pour tenter d’enfermer leurs nombreuses révoltes qui germaient de toutes parts, participant déjà à une agitation intense dans les campagnes partout où passaient ces migrants retournant parfois regroupés à 1 000 ou 10 000 et marchant vers leurs villages.

Pour les autres travailleurs non « migrants », le désastre des licenciements a été aussi considérable. Là encore il n’y a pas de chiffres fiables mais rien que dans l’État du Karnataka dans le sud de l’Inde, 65 millions d’habitants, ce sont 40% des ouvriers salariés du textile qui ont été licenciés. Dans la ville d’Hindupur – 150 000 habitants – dans l’Andhra Pradesh voisin, 15 000 des 30 000 salariés du vêtement ont été licenciés, en sachant que chaque usine du secteur légal est entourée d’une foule « d’usines » – on les appelle aussi ainsi – de travailleurs du secteur informel, travaillant dans des baraques, dans des casses, voire à même le sol, sur les trottoirs, sur un bout de parking…

Bien sûr, les reculs légaux initiés par Modi pour les salariés ne concernaient qu’une minorité puisque 93% des travailleurs en Inde ne sont pas salariés et relèvent du secteur informel, ne bénéficiant ni de contrats, ni de protections légales, ni d’assurances sociales, ni de syndicats, parfois réduits à un quasi état de servage par le biais des castes tout autant que peuvent l’être parfois des domestiques.

Ainsi, la part des salariés dans l’emploi total en Inde est inférieure à celle de l’Afghanistan ou du Lesotho.

Une résistance à Modi et ses réformes, profondément enracinée

Par contre, 29 ans après la libéralisation généralisée du pays en 1991, le secteur public jouit d’un prestige croissant : en 2018, 65% des jeunes souhaiteraient être fonctionnaires contre 6% seulement qui souhaitent travailler dans le privé. En 2018, les chemins de fer offraient 100 000 postes, ils ont reçu 23 millions de candidatures. Pour la haute fonction publique, il y avait un million de candidats pour 1 000 places. Et il en va de même de tous les secteurs publics… que justement Modi veut liquider, complètement à contre sens des aspirations générales.

On comprend que les paysans qui veulent plus d’État, plus de public – j’y reviendrai – soient très compris et soutenus.

Si le secteur traditionnel salarié que veut démolir Modi est relativement faible, il réunit tout de même environ 40 millions de travailleurs dont plus de la moitié dans le secteur public, qui ont toujours été très combatifs et ont joué un rôle moteur et entraînant, pour l’immense secteur précarisé prolétaire informel qui l’entoure.

L’Inde est depuis longtemps un chaudron en perpétuelle ébullition et aux millions de révoltes permanentes. Le secteur paysan n’est pas en reste de rébellions puisqu’on en compte environ une tous les trois ans depuis deux siècles.

Cela a toujours angoissé les riches dans ce pays de 1 milliard 400 millions d’habitants composé de 28 États et 8 territoires, par ailleurs immensément plus riches qu’ailleurs sur le globe au milieu d’un océan de misère immensément plus importante que partout dans le monde et aux inégalités abyssales.

Il y a en permanence d’innombrables et incessantes luttes souvent très déterminées en Inde mais par contre extrêmement émiettées, par secteur, par État avec en plus toutes les frontières et divisions de religions et castes – même si celles-ci sont atténuées dans le monde ouvrier – toujours alimentées par tous les dirigeants indiens de toutes tendances depuis l’indépendance et même déjà avant dans les luttes pour l’indépendance elle-même.

L’inquiétude des bourgeois indiens a toujours été à la hauteur de l’immense misère qu’ils entretiennent et leur cauchemar a toujours été la possible convergence des millions de luttes dont le pays regorge. C’est pourquoi la division religieuse et par castes qui persiste et se renforce est au centre de toutes leurs politiques comme l’apologie de la non-violence (des pauvres, pas de la police) et l’imagerie fantasmée du gandhisme au centre de celle de la gauche.

La politique de Modi qui veut faire le succès sur le plan économique du « made in India » et sur le plan politique celui de l’ »India great again » à l’image de celle de Trump, et souvent contre la Chine, n’est que la continuation exacerbée de celles de tous ses prédécesseurs. Sa volonté brutale de détruire le cœur des révoltes qu’est le prolétariat organisé dont les grondements du 8 janvier 2020 et de Shaheen Baghont inquiété les possédants, est à la hauteur de ces mêmes peurs.

Depuis 2014, sa politique d’amplification des haines religieuses et communautaires lui a réussi, mais depuis 2019 cette même politique a mis le feu aux poudres et, encore plus que Trump, pourrait mettre le feu au monde, sur un terrain plus ouvrier.

Les spécificités du monde paysan indien et de son soulèvement actuel

Une paysannerie prolétarisée et socialisante qui s’inscrit dans l’histoire de l’Inde

La riposte aux attaques de Modi n’est pas partie du monde ouvrier mais du monde paysan. Cela dit, ce monde paysan est plus un monde de prolétaires « modernes » de la campagne et qui se ressent comme tel, plus qu’un monde paysan à proprement parlé tel qu’on pouvait le penser et tel qu’il pouvait se mobiliser en France aux 18e ou 19e siècles.

Le vocable de « paysan » cache en fait des situations multiples mais qu’on pourrait dire, pour la majorité, plus proches d’ouvriers d’État à la campagne que de celle de l’imagerie paysanne traditionnelle.

Ce monde paysan est considérable puisqu’on estime à 600 millions le nombre de personnes y appartenant, familles comprises. C’est un monde très pauvre où 86% des paysans ont moins de 2 hectares ce qui ne suffit pas à vivre et 30% n’ont pas du tout de terres. Aussi beaucoup d’entre eux travaillent, qu’ils soient propriétaires ou non, comme métayers pour des paysans plus riches ou ouvriers agricoles dans les exploitations plus importantes. Les ouvriers agricoles estimés à près de 150 millions sont plus nombreux que les « paysans » eux-mêmes, 140 millions et leur nombre croit toujours plus vite. Enfin environ 20 millions de ces « paysans » sont itinérants, travaillant toute l’année sur des « chantiers » saisonniers d’autres propriétés et parfois loin de leurs lieux de résidence.

Les plus pauvres des paysans appartiennent par ailleurs à la caste des Dalits (Intouchables) déjà victimes de mille oppressions et violences.

Malgré la misère et les nombreux suicides de paysans, il y a relativement peu d’exode rural du fait de l’intervention de l’État central ou des États régionaux dans l’agriculture.

En effet, dans les années 1960, l’Inde qui venait d’accéder à l’indépendance en 1947 après une intense période de mobilisations populaires, tenta d’assurer une auto-suffisance alimentaire au pays et un revenu minimum aux paysans en plaçant le monde paysan au centre de son action et sa propagande qu’il qualifiait de « socialiste » même si cela n’avait rien à voir avec le socialisme, tout comme De Gaulle n’avait rien de socialiste en nationalisant de nombreux secteurs.

Ainsi l’État garantissait l’achat des récoltes à un prix fixé au dessus des prix du marché. Il garantissait aussi la distribution des récoltes dans tout le pays par les services d’État pour supprimer les disparités régionales, également l’entretien des travaux d’irrigation et de routes, des prix cassés de l’électricité tout comme un revenu minimum garanti aux paysans par une protection du logement, des prêts bancaires à taux bas voire zéro, des marchés d’État (les mandis) qui achetaient et vendaient les denrées agricoles, des distributions alimentaires aux paysans ou l’engagement de leur fournir cent jours de travail dans des travaux d’utilité publique, irrigation, routes, bâtiments… en période de faible activité agricole.

Autour de l’indépendance, Gandhi avait centré son programme autour du monde paysan et du développement rural. L’État indien des années 1960 reprit cette orientation et organisa cette « révolution verte », mettant le développement mais aussi la démocratie paysanne au centre du modèle « socialiste » indien.

Des esquisses de démocratie directe à la campagne

Issus d’un lointain passé moyenâgeux ou créés dans ces années, les structures de la démocratie rurale équivalentes à nos conseils municipaux, à l’échelon communal, cantonal ou régional, élues au suffrage universel, les « penchayats » – aux attributs parfois différents suivant les régions (khaps penchayat au Pendjab avec plus de pouvoir)- , furent complétés par des Gram Sabha. Ce sont des assemblées de tous les citoyens du village de plus de 18 ans qui se réunissent 2 à 4 fois par an à des dates symboliques -1er mai, Jour de l’indépendance, etc.- et qui décident de l’orientation générale de la vie du village. Les structures élues – penchayats – appliquent ce qui est décidé à ces assemblées et sont sous leur contrôle. Enfin, ces structures ont un petit pouvoir de justice.

Un système qui oscille au niveau local entre démocratie directe et représentative avec des paysans de plus en plus prolétarisés appuyés sur un modèle « idéologique » socialisant présenté comme idéal pour toute la société indienne et donc des organisations syndicales paysannes baignant dans cette atmosphère et certainement plus sous le contrôle de leurs bases que leurs homologues ouvriers. C’est ce monde agricole et cet univers mental paysan et sociétal que Modi a voulu détruire.

Le libéralisme aggravé des années 1990

Cela dit, la politique économique de l’État indien ne concerna qu’une minorité de la paysannerie surtout pour les céréales et le riz, concentrée principalement dans les États du nord, le Pendjab, l’Haryana et en partie l’Uttar Pradesh, greniers à grains du pays.

Avec le temps, l’État central se désengageant peu à peu et à plus grande vitesse à partir des années 1990, ce sont les États régionaux qui ont pris le relais – ou non – suivant les orientations politiques. L’état du Bihar par exemple, sert actuellement pour le soulèvement paysan de contre-exemple et modèle du résultat désastreux pour les paysans de la libéralisation que veut mettre en œuvre Modi qui en ouvrant le monde paysan au marché avait promis de doubler les revenus paysans par deux d’ici 2022.

Or l’État du Bihar a ouvert le monde agricole au marché en 2006 sous l’impulsion de la gauche qui dirigeait cet État à cette époque et a donc mis en application le programme de libération du monde agricole que Modi voudrait généraliser aujourd’hui au pays entier. Dans cet État, le revenu paysan a été divisé par deux. L’État s’est retiré et ce sont les gros capitalistes qui ont pris la place, faussant bien sûr comme toujours les soi-disant lois du marché pour écraser toujours un peu plus les petits paysans.

Bien sûr aussi, l’Inde a changé depuis les années 1960, est devenu le « bureau » du monde comme la Chine est son « atelier », et Modi qui veut liquider les protections étatiques et donc liquider la petite propriété paysanne au profit des géants de l’agro-alimentaire, joue de la ville moderne contre la campagne arriérée et le système agricole en grande partie corrompu.

On estime ainsi parfois que la moitié des denrées alimentaires gérées par l’État (d’un système globalement capitaliste) disparaît dans des canaux occultes.

Cependant la société libérale du capitalisme sauvage détruisant le peu d’État pour les pauvres, paraît encore pire et si ce mirage libéral a pu jouer comme quelque chose de « nouveau » et « moderne » dans les années 1990 voire au début des années 2000, il est totalement déconsidéré aujourd’hui comme on a pu le voir plus haut avec l’engouement de la jeunesse pour le fonctionnariat public.

Aussi, si aujourd’hui, beaucoup de paysans ne sont pas touchés par les mesures libérales de Modi puisqu’ils sont déjà entrés dans ce système en particulier pour les fruits et légumes, ils se sentent par contre concernés par le combat des paysans du Pendjab et l’Haryana et y entrent maintenant de plus en plus aux côtés des premiers entrés en lutte, venant d’une majorité d’États en demandant à leur tour de bénéficier eux aussi de prix minimum pas soumis au marché et des aides d’État diverses, en bref une extension du système que Modi veut détruire. Ou dit autrement un autre modèle de société plus « publique » débarrassé du capitalisme « privé » de Modi.

En fait la toile de fond d’un « socialisme par la paysannerie » créée par l’histoire et qui reste encore prégnante dans les esprits en Inde rencontre aujourd’hui un air ambiant commun au globe qui touche aussi cet air « socialisant » autour de la défense des services publics et en général du public contre le privé, mais un air ambiant qui n’a pas encore trouvé à ce jour d’expression claire et de porte-parole politique dans toutes les révoltes qui traversent aujourd’hui la planète. Le soulèvement en Inde n’y est pas encore mais s’en rapproche et en tous cas pose le problème.

Pour arriver à l’expression claire de ce que sous-tend la période et le soulèvement indien, il faut de nombreuses conditions mais d’abord que les mobilisations soient clairement celles du prolétariat pour que l’affrontement général en cours soit perçu clairement comme celui du socialisme contre le capitalisme.

C’est ce qui se dessine en Inde contrairement à la plupart des soulèvements dans le monde depuis 2019 qui étaient dominés par des préoccupations d’abord démocratiques, le racisme ou le sexisme par exemple, même si le prolétariat était bien présent partout mais pas en tant que tel et si les problèmes démocratiques et sociaux sont indissociablement liés.

Le paradoxe de l’histoire est que c’est un mouvement paysan qui soulève les questions prolétariennes et socialistes et le problème pour les organisations syndicales paysannes est donc de gérer une situation qui dépasse largement la question des « revendications » paysannes mais qui pose le problème de la société que l’on veut.

Or si le mouvement touche du doigt ces questions et tourne autour, ces organisations ne se sont pas créées pour cela et n’y sont pas véritablement prêtes.

Cependant…

Des luttes paysannes et des initiatives fin décembre 2020 et début janvier 2021 qui dépassent le cadre paysan pour atteindre un plan universel

Il y a eu 77 luttes paysannes importantes sur les deux derniers siècles en Inde, une tous les 3 ans environ dont de très importantes remettant en cause les pouvoirs en place.

Celle de 2020 s’inscrit dans cette longue tradition et bien des paysans du soulèvement actuel comparent leur mobilisation à celle de 1907 située dans le cadre de l’impact de la guerre russo-japonaise. Pour la première fois depuis longtemps, un pays oriental battait une puissance « européenne ». 1907, c’est aussi l’impact de la révolution russe de 1905-1907, avec ses multiples soulèvements paysans, dont notamment la république paysanne insurrectionnelle de Samara. Mais elle eût aussi des effets sur l’Orient dont la révolution constitutionnaliste iranienne de 1905-1911 et ses « soviets » (anjuman) tout particulièrement en Azerbaïdjan et enfin le soulèvement indien de 1907.

Comme le disent des paysans indiens aujourd’hui pour répondre dans les médias à la surprise méprisante des possédants face à l’irruption des pauvres sur la scène politique, « oui, ils parlent anglais » et oui, ils connaissent l’histoire.

Du début de la révolte paysanne en juin au succès de la grève générale « paysanne » du 8 décembre 2020

En 2020, les premières protestations se firent entendre dès juin contre les 3 lois agricoles plus une sur l’électricité que voulait faire passer le gouvernement. Ces lois revenaient à liquider la petite propriété paysanne au profit de l’industrie agro-alimentaire – là où ce n’était pas déjà fait – en supprimant toutes les protections de la petite paysannerie érigées depuis les années 1960.

La révolte partit des États du nord, surtout Pendjab et Haryana (un peu moins pauvres que d’autres : au Pendjab 33.1% des paysans ont moins de 2 hectares et 33.6% ont moins de 4 hectares, tandis que 68% au Haryana ont moins de 4 hectares) bloquant par exemple toute circulation ferroviaire dans le Pendjab pendant presque deux mois. Mais elle ne commença à prendre une petite extension en dehors de ces états qu’à partir d’octobre et surtout à partir de la grève générale conjointe avec les ouvriers du 26 novembre.

A partir du nouveau succès de participation de cette dernière avec 250 millions de grévistes et des dizaines de millions de paysans, cette journée battait une nouvelle fois tous les records mondiaux.

500 organisations paysannes fédérées, donnèrent une suite à cette journée, en décidant d’organiser une marche sur le Parlement et les instances gouvernementales à New Delhi : 150 à 300 000 paysans partirent, franchirent tous les barrages policiers mais furent bloqués à l’entrée de Delhi par un fort déploiement de forces de polices et de paramilitaires. Ils décidèrent alors de camper là où ils avaient été bloqués, aux portes autoroutières de Delhi et d’y rester et faire le siège de la capitale jusqu’à ce que le gouvernement retire ses lois.

La détermination des paysans qu’illustrait cette marche et leur nombre à s’y engager gagnait l’estime des classes populaires indiennes et permettait aux paysans de donner une expression à la volonté de lutte des ouvriers affichée les 8 janvier 2020 et 26 novembre 2020, en appelant par dessus la tête des directions syndicales ouvrières – qui une nouvelle fois avaient disparu en ne donnant aucune suite au succès du 26 novembre – à une nouvelle grève générale le 8 décembre 2020, ou plus exactement à un blocage total du pays.

Ce fut un gros succès bien que les directions syndicales ouvrières n’y appelèrent pas (avec juste un soutien platonique) et bien que la participation fût certainement moins importante que le 26 novembre.

Les routes, autoroutes et voies ferrées furent bloquées par les paysans et leurs soutiens et surtout bien des grèves ouvrières eurent lieu, mais avec des disparités professionnelles et régionales marquées suivant que les gouvernements des États et des administrations faisaient tout – ou pas – pour empêcher la réussite de cette journée, suivant aussi que les organisations syndicales ouvrières locales s’y engagèrent ou pas.

Ce fut un succès surtout politique au sens où les paysans montraient ce qu’il était possible de faire et dans quel sens il fallait s’engager mais pas un succès social suffisant pour être une étape décisive afin que la direction paysanne puisse prendre la tête de l’ensemble du mouvement et l’engager dans la lutte commune pour la chute de Modi.

Les directions syndicales ouvrières et l’opposition politique ne le voulaient pas. Ils ne donnaient comme seule perspective que les élections régionales de 2021, celles où le BJP de Modi pourrait perdre la direction d’un certain nombre d’États et donc de parlements et gouvernements régionaux qui vont être renouvelés alors que Modi a déjà perdu ces élections dans 5 États en 2019, ce qui permet à l’opposition d’espérer. Mais Modi n’y perdrait cependant pas tous les pouvoirs, puisqu’il garde le pouvoir central et que celui-ci en Inde a plus d’autorité légale dans les États régionaux que les gouvernements et parlements régionaux eux-mêmes. Au final, des résultats à signification plus politique qu’immédiatement sociale.

Quant aux directions paysannes, si elles avaient eu l’audace de se saisir des possibilités offertes par le 26/11 en appelant au 8/12, elles n’étaient pour autant pas prêtes à donner des perspectives au travers de ce léger recul, en montrant que cette union paysans/ouvriers par la base était en fait un énorme pas en avant qu’il était possible de faire suivre par d’autres, pour peu qu’on ait l’objectif de renverser Modi et tout le système qu’il représente.

Tout le problème est là.

Hésitations de la coordination paysanne du 8 à la dernière semaine de décembre

Il est sûr que certains des paysans l’ont compris et disent que c’est l’objectif à avoir.

Mais la coordination d’organisations syndicales paysannes qui se trouve à la tête du soulèvement paysan n’a pas cet objectif et du coup doit être partagée et a certainement d’abord la préoccupation de garder son unité pour ses revendications propres face aux tentatives permanentes de division du pouvoir plus que celui de renverser le système.

En effet, il faut dire que le gouvernement de Modi n’a de cesse d’accuser cette coordination d’avoir justement cet objectif de renversement mais en en déformant le sens, profitant après le 8 des hésitations de la coordination.

Modi est issu du bras armé de son parti, le RSS, une milice fascisante créée en 1925 pour être à même de faire face au type d »insurrection populaire qu’avait connu l’Inde en 1918-1922 en pratiquant l’anticommunisme permanent et violent à l’image des chemises noires de Mussolini.

Modi accuse donc le soulèvement paysan d’être communiste en s’appuyant sur le fait que les deux tiers environ des 30 ou 40 porte-paroles des paysans sont liés de près ou de loin à des organisations communistes, de gauche ou d’extrême gauche.

Il l’accuse également d’être terroriste naxaliste (il y a une guérilla paysanne dans certains États du pays et le mouvement paysan a exigé la libération de tous les prisonniers politiques dont les naxalistes).

Il l’accuse encore de vouloir prendre le pouvoir, instrumentalisé par les partis d’opposition (comme le parti du Congrès auxquels sont liés certains leaders paysans). Il l’accuse aussi de vouloir créer un État séparatiste sikh (les sikhs que le pouvoir n’a cessé de stigmatiser et qui sont majoritaires au Pendjab et dans la révolte paysanne de cet État, sont les moteurs de l’ensemble).

Il l’accuse enfin d’être antinational à la solde des ennemis héréditaires pakistanais (sous l’influence des musulmans puisque les paysans ont organisé des réunions communes avec les militants de Shaheen Bagh) ou chinois (sous l’influence des maoïstes qui sont dans le mouvement) pour affaiblir et diviser le pays.

A cela, les dirigeants paysans ne se défendent pas de manière offensive en disant par exemple qu’en portant la parole de ce vaste mouvement paysan qui refuse la politique du gouvernement et ses mandants capitalistes, il représente aussi les intérêts populaires des plus pauvres en général, paysans, ouvriers, employés, étudiants, femmes, Dalits…, contre l’ordre social des riches que représente Modi. Au contraire, ils sont très défensifs en argumentant qu’ils refusent toute politique, qu’ils sont juste paysans, pas terroristes, pas naxalistes, pas séparatistes sikhs, etc.

Cependant c’est en train d’évoluer et c’est ce à quoi on est en train d’assister depuis la dernière semaine de décembre, sous la pression du soulèvement lui-même qui va déjà bien au-delà de cela, et s’attaque clairement au gouvernement Modi et à l’ordre capitaliste qu’il représente…. Du coup, les dirigeants paysans s’en font aussi les porte-paroles.

Ça peut paraître paradoxal que d’un côté la coordination paysanne semble très prudente et se cantonne aux revendications paysannes et de l’autre que les dirigeants paysans et la coordination elle-même appellent à des objectifs généraux et politiques qui dépassent le cadre paysan. On a vu plus haut que les caractéristiques paysannes indiennes dépassaient le cadre strictement paysan pour toucher à une dimension de l’intervention de l’État et à un imaginaire socialiste, ce qui explique cette ambivalence. Mais aussi la coordination n’est pas une direction au sens habituel, ne fonctionnant pas à la majorité/minorité mais au consensus et laissant beaucoup de liberté à chacun de ses membres ou organisations qui en font partie.

Ainsi bien des « leaders » de telle ou telle organisation paysanne prennent des initiatives propres qui peuvent aller au-delà de ce qu’aurait pu décider la coordination et qui donnent le sentiment d’une espèce de cacophonie mais qui sont ensuite intégrées au bilan du mouvement paysan voire reprises par la coordination elle-même quand elles marchent et trouvent un écho dans leurs propres rangs.

Et il en va de même des initiatives ouvrières et de celles des syndicats ouvriers voire de partis à l’échelle locale, régionale ou nationale.

Élargissement du domaine de la lutte la dernière semaine de décembre 2020

Ainsi la coordination paysanne a appelé le 26 décembre 2020 à une journée nationale de mobilisation sur toutes les places du pays pour condamner Modi après déjà une autre journée précédemment où elle avait appelé à brûler ses effigies partout en Inde, tandis que le 27 décembre elle appelait à organiser des concerts de casseroles pour couvrir l’allocution de nouvelle année du premier ministre ce jour-là.

Par ailleurs, elle appelait encore le 25 décembre à bloquer le siège de la société Andami à Mumbaï ( le groupe capitaliste le plus important d’Inde) proche soutien de Modi et qui va profiter de la libéralisation du monde agricole, tandis qu’elle appelait encore à boycotter activement les 26 et 27 décembre tous les produits Ambani et Adani (second groupe capitaliste et aussi soutien de Modi) et de manière illimitée à partir de là, ce qui amenait des paysans à faire sauter plus de 1 500 relais antennes de télécommunications de la société Jio filiale d’Ambani et par ailleurs à bloquer les stations d’essence du même groupe désignant les capitalistes de l’agro-alimentaire et les capitalistes en général comme causes et profiteurs de la libéralisation agricole.

Le 30 décembre, la coordination soutenait le syndicat national ouvrier Citu, le 3e du pays, qui appelait à des actions dans 100 000 entreprises pour soutenir le mouvement paysan mais aussi pour défendre les revendications ouvrières de retrait des 4 lois qui liquident les droits ouvriers et privatisent le secteur public associant ainsi la lutte pour le retrait des 3 lois paysannes à celle du retrait des 4 lois ouvrières.

Le 31 décembre la coordination appelait la population de Delhi à les rejoindre dans une marche de 135 km sur le périphérique ouest de la ville.

Le 26 décembre encore, la coordination paysanne appelait à célébrer partout le préambule de la Constitution Indienne qu’on peut résumer en « Liberté, Égalité, Fraternité », justice et laïcité contre le pouvoir dictatorial religieux de Modi et des juges à son service que le pouvoir central nomme partout. Un préambule de la Constitution qui avait été au centre de la contestation de Shaheen Bagh et dont la lecture publique était faite chaque soir sur les places des villes et villages du pays, que depuis des États d’opposition ont mis en lecture obligatoire chaque jour à l’école et que la journée du 26 décembre prolongeait et relançait.

Dans le même esprit, le 1er janvier 2021 la coordination appelait l’ensemble de la population indienne à se réunir dans les villages et les quartiers des villes pour des serments collectifs s’engageant à aller ensemble jusqu’à la victoire en 2021 en affirmant que l’agriculture ne devait pas appartenir au capital, des espèces de Serments d’union du Jeu de Paume du 20 juin 1789 à Versailles, mais cette fois sur toutes les places de villages et de quartiers et avec un fond socialiste. Tout cela mobilisait ainsi volontairement bien au-delà du monde strictement paysan et des revendications paysannes pour des objectifs clairement politiques.

Le 2 janvier, 1 400 tracteurs qui occupent les portes à Delhi partiront pour un parcours de 3 jours dans l’Haryana afin de ramener encore plus de monde aux portes de la capitale. Le 5, le périphérique ouest sera à nouveau bloqué.

Bref, du 2 au 26 janvier, la coordination compte amplifier la lutte avec des journées fortes déjà annoncées pour au moins déjà le 18 janvier avec une journée en hommage aux femmes paysannes et contre le patriarcat, une autre le 23, en hommage à un militant nationaliste indien du XXe siècle très honoré dans le pays, toutefois ambigu sur bien des aspects mais qui s’était opposé à Gandhi en prônant la lutte armée, et fondateur de l’armée indienne. Elle a appelé à bien d’autres dates afin à chaque fois d’élargir ainsi la lutte pour appeler toute la population – expliquant que c’est tout le peuple qui est opprimé par Modi et le capital, pas seulement les paysans –. Elle a surtout posé un ultimatum au gouvernement pour le 26 janvier, appelant ce jour-là à un nouveau mouvement national de toute la population (date de fête nationale et jour anniversaire de l’instauration de la constitution le 26 janvier 1950) et surtout à l’entrée dans Delhi, si d’ici-là, le gouvernement n’a pas cédé… Le 26 et ses alentours pourraient être aussi les dates retenues par l’intersyndicale ouvrière. On verra mais ce sera un moment important.

Enfin, la coordination paysanne fait la démonstration large à chaque fois qu’elle rencontre le gouvernement qu’elle n’est pas un partenaire social avec qui on peut s’entendre dans un cadre chaleureux. Elle refuse toute négociation de détail tant que sa revendication principale, le retrait pur et simple des lois paysannes ne sera pas réalisé. Elle refuse également de manger avec les représentants du gouvernement dans ces rencontres en apportant sa propre nourriture.

Ainsi aussi, la coordination paysanne est déjà un peu ouvrière et citoyenne de fait par ses orientations et actions générales et mobilise par la rue de plus en plus politiquement tout le pays contre le gouvernement, les institutions et le système capitaliste qu’ils représentent.

Ampleur de la lutte paysanne du 8 décembre au début 2021

Ces actions de fin décembre et tout début janvier 2021 ont été possibles par le feu d’artifice d’actions et d’initiatives qui les ont précédées et ont été menées et prises après la seconde grève générale du 8 décembre.

Du fait de la montée ascendante du mouvement paysan et aussi de la diversité des organisations paysannes et des situations dans chaque État, on assista tout à la fois à un feu d’artifices d’actions multiples et diverses du 8 décembre jusqu’à la fin du mois et à toute une série de prises de position qui allaient de la stricte défense des intérêts corporatistes paysans jusqu’à la nécessité de renverser Modi et ses soutiens capitalistes qui se résumèrent par les mêmes initiatives fin décembre mais centrales cette fois, prises par la coordination. Tout cela faisant un seul mouvement avançant d’expériences en expériences.

Tout cela est un immense pas en avant par rapport à tout ce qui s’est fait jusque-là dans les soulèvements qui traversent le monde depuis 2019 qui ont majoritairement été des irruptions de colère spontanées sans organisation prolétarienne propre et encore moins socialisante à de rares exceptions près comme en Biélorussie et le plus souvent furtives, sans programme anticapitaliste et qui ne dépassaient pas le plus souvent les revendications démocratiques contre les violences policières, les régimes d’extrême droite, l’oppression des femmes, des personnes de couleur, des minorités, pour la liberté d’expression, de manifestation…, même si bien des prolétaires y participaient mais pas en tant que tels.

En Inde, c’est le prolétariat de la campagne et de la ville qui mène la lutte, armé d’une idéologie socialisante et c’est aussi pour ça que les grands médias sont si discrets sur ce qui s’y passe.

Il est impossible de résumer ici les milliers d’initiatives de mobilisation qui furent prises, il faudrait des pages et des pages, mais on peut toutefois y voir quelques grands tendances : la lutte qui s’enracine peu à peu en étendant son domaine à tous les aspects sociaux dans le pays entier qui entre lui-même progressivement en ébullition, les marches vers Delhi qui donnent une orientation centrale et politique au mouvement et les campements à ses portes autoroutières qui fabriquent les convergences et approfondissent le sens social et idéologique de la lutte.

Un enracinement des luttes paysannes et une extension de leur domaine dans un pays qui entre tout entier en ébullition

Depuis le 26 novembre et donc aussi à partir du 8 décembre, toute l’actualité du pays et son agenda tournent autour des mobilisations paysannes.

Les marches vers Delhi et l’occupation de ses portes autoroutières focalisent à juste titre l’attention, mais il y a parallèlement chaque jour des milliers d’action un peu partout dont le nombre grandit de jour en jour qui alimentent tout à la fois la mobilisation vers la capitale et que l’action de la capitale innerve en retour.

Contrairement à la propagande du gouvernement qui tente de faire croire que la lutte se limite au Pendjab et à l’Haryana pour mieux diviser en attaquant les sikhs, on estime aujourd’hui que la mobilisation touche la grande majorité des États et est permanente et illimitée dans 8 États. Ainsi à Bengalore, capitale du Karnataka, lointain État du sud, la mobilisation en est à son 17e jour d’affilée où les places des villes et villages sont occupées en permanence comme autant de lieux de soutien aux paysans mais aussi lieux de débats, d’échanges et d’initiatives militantes.

Cette occupation des places baptisée souvent Kisan (paysan) Bagh en référence au mouvement précédent du Shaheen Bagh touche au moins 5 autres États à des degrés divers mais s’étend. Certains États sont plus en avance dont le Kerala qui a commencé ces occupations illimitées le 13 décembre, d’autres plus en retard.

La lutte a commencé en juin au Pendjab, les paysans de l’État d’Odisha ont commencé pour leur part une lutte continue le 23 décembre.

Des manifestations ou rassemblements de soutien aux paysans ont eu lieu quasiment partout avec une détermination plus ou moins importante suivant l’avancée du mouvement.

Sans remonter trop loin car ce serait infini, pour les événements de la dernière semaine de décembre qu’il faut imaginer du même niveau chaque semaine, tous les péages autoroutiers du Pendjab et de l’Haryana sont par exemple levés et donc gratuits depuis le 25 décembre comme des centaines d’autres dans tout le pays ; toujours dans le Pendjab, des paysans ont encerclé un hôtel où s’étaient réunis des notables du BJP ; des milliers de paysans ont encerclé et bloqué le ministère de l’agriculture à Harda dans le Madhya Pradesh le 23 décembre ; dans l’Haryana, les paysans ont détruit l’héliport privé d’un député BJP et les paysans ont annoncé qu’ils bloqueraient tous les supermarchés et les pompes à essence à partir du 4 janvier 2021 ; ailleurs dans plusieurs États, les paysans et leurs soutiens ont bloqué ou envahi les résidences de responsables du BJP ; la voie ferrée Delhi-Mumbaï a été bloquée plusieurs jours comme dans de nombreuses autres localités en même temps que de multiples routes ou autoroutes ont été bloquées, ne serait-ce que dans les lieux où la police tente d’arrêter les marches vers Delhi ou vers des capitales régionales, par exemple à la frontière du Rajasthan et de l’Haryana où du coup un campement paysan permanent s’est installé… mais qui a tout entier redémarré sa marche vers Delhi une fois plus nombreux le 31 décembre en brisant tous les barrages policiers sur son chemin malgré les 600 véhicules policiers et paramilitaires placés là pour les arrêter ; des manifestations associant paysans aux militants divers ont lieu quasiment tous les jours un peu partout dans le pays devant les magasins, entrepôts, usines, centres des groupes Andami et Adani pour appeler au boycott général de leurs produits et à la paralysie de leurs activités ; à Kolkata (Calcutta) les manifestations ont été énormes, il a en été de même au Maharashtra, au Rajasthan et tout récemment les 29 et 30 décembre dans le Bihar, le Manipur, le Tamil Nadu et le Télangana.

A Hyderabad, dans le Télangana, les organisations féministes, transgenres et d’employés de maison se sont jointes à la manifestation paysanne le 30 décembre. Dans le Tamil Nadu, à Thanjavur, ce sont les organisations musulmanes qui ont appelé à participer aux manifestations paysannes du 29 décembre. A Imphal dans le Manipur où s’est particulièrement osé car l’État peuplé à 34% d’Adivasis (« aborigènes » qui sont environ 100 millions en Inde et tout en bas de l’échelle sociale) est quasiment sous le pouvoir direct de l’armée et la loi martiale – tout comme l’État voisin du Nagaland (sous la loi martiale également avec 86% d’Adivasis et 90% de chrétiens) en raison prétendument de mouvements indépendantistes des tribus Naga.

Dans le Bihar, après le 26 novembre et un peu le 8 décembre, il n’y avait rien eu jusqu’au 29 décembre. Il faut dire que c’est l’État où la gauche a initié la libéralisation du monde agricole et où des élections régionales ont paralysé l’activité militante autre. Mais le 29 décembre, les paysans et leurs soutiens ont frappé un grand coup avec une manifestation de masse dans la capitale Patna malgré la répression extrêmement violente. Les organisateurs ont déjà prévu une nouvelle manifestation appelant cette fois les paysans sans terre, les métayers et les ouvriers agricoles.

L’Uttar Pradesh est particulièrement important, d’une part parce que c’est le plus grand des États indiens avec plus de 200 millions d’habitants, d’autre part parce que son ministre en chef (1er ministre) Yogi Aditanyath, est l’idéologue hindouiste extrémiste et bras droit de Modi qui tient l’État dans une situation de terreur réactionnaire permanente et qui sert de lieu d’expérimentation de l’hindutsva (prééminence de l’hindouisme dans un esprit et des méthodes fascisantes) et enfin parce que c’est de là qu’est parti le mouvement féministe.

Yogi Aditanyath est un moine hindou, chef d’un monastère qui tient une place particulière dans la religion hindoue et dans l’histoire politique de l’accession de Modi au pouvoir. Depuis les années 1980, la ville d’Ayodhya dans l’Uttar Pradesh est devenu le centre des affrontements entre hindous et musulmans faisant dans les 30 000 morts dans l’État en une dizaine d’années, une politique jouant le jeu des divisions religieuses initiée par le parti du Congrès (centre gauche) et sur laquelle se fit ensuite l’ascension de Yogi au niveau de l’État et de Modi au niveau central de la fédération indienne. C’est dans cet État qu’une loi vient d’être votée en novembre 2020 qui punit de 5 ans de prison les mariages mixtes surtout hindou/musulman et a prévu des milices pour les traquer, exemple suivi par d’autres États dans la main du BJP.

Mais c’est aussi dans cet État qu’à l’occasion du viol collectif d’une Dalit, provoquant sa mort, par de jeunes notables dans la capitale Lucknow et que la police tenta de camoufler, qu’est née une protestation nationale des femmes dans toute l’Inde en octobre 2020 qui dura plusieurs semaines et qui donna naissance à des « Red Brigades » féministes d’auto défense qui se sont mises à patrouiller dans les rues de la capitale et qui appellent à des prises de places publiques dans tout l’État le 12 janvier 2021.

C’est encore dans cet État qu’agit l’Armée Bhim, une « armée » en uniformes de 20 000 volontaires, des professeurs qui enseignent gratuitement aux Dalits dans des écoles qu’ils ont ouvertes pour eux, qui ont rejoint totalement le soulèvement paysan et réclament leur armement pour se défendre ensemble contre les violences de la police et des milices de Yogi comme de celles du RSS. Ils le font déjà lorsqu’un Dalit est attaqué ou humilié alors que 3 femmes Dalits se font violer chaque jour.

Enfin, dans l’Uttar Pradesh, un des animateurs du mouvement paysan est aussi un des animateurs de la lutte contre les discriminations faites aux musulmans qui ont enclenché le mouvement de Shaheen Bhag de fin 2019, début 2020 dans tout le pays et qui ont fait 19 morts en Uttar Pradesh et provoqué l’arrestation de 1100 militants.

Bref, autant qu’un laboratoire de la réaction, l’Uttar Pradesh est aussi un laboratoire de la riposte et de la convergence des luttes autour desquelles elles peuvent se faire. Dans l’Uttar Pradesh, ce seraient ainsi 50 000 entreprises selon les patrons qui sont affectées par les blocages incessants des paysans, musulmans, femmes, armée Bhim et ouvriers, séparément ou tous ensemble.

A Chennai, capitale du Tamil Nadu, les paysans ont co-organisé une manifestation de masse avec les défenseurs de l’environnement contre la construction d’une autoroute à 8 voies qui aurait pris des centaines d’hectares de terres aux paysans.

A Bengalore, capital du Karnataka, c’est un leader paysan qui a été choisi par les 30 000 employés de leur compagnie de bus pour diriger leur lutte et qui leur a permis de gagner en 4 jours.

A Delhi, 1 000 aides-soignantes en grève et en uniforme (un secteur qui mène des grèves dans tout le pays depuis déjà un moment sur des questions professionnelles mais aussi simplement pour être payées dans la période du confinement) ont marché avec les paysans le 1er janvier 2021. A Delhi toujours, ce sont 5 000 infirmières du plus réputé hôpital de la ville qui sont entrées en grève illimitée à partir du 15 décembre. Ce sont encore les employés municipaux de la capitale, des éboueurs aux enseignants et médecins, qui annoncent une grève illimitée à partir du 7 janvier, jour aussi où les organisations d’ouvriers agricoles du pays appellent à entrer en grève. Les 7 et 8 janvier, le syndicat ouvrier Citu appelle à des débrayages dans tout le pays contre les 3 lois paysannes et les 4 lois ouvrières.

En même temps, dans le pays les grèves ouvrières toujours très nombreuses prennent un tour différent dans ce contexte général comme la grève illimitée des employés des marchés agricoles d’État à partir du 10 janvier ou celle encore des 120 000 employés des transports de l’État du Karnataka, illimitée aussi à partir du 13 janvier, après le succès des employés des transports de la ville de Bengalore menée par un leader paysan.

On voit renaître aussi à la faveur des mobilisations paysannes, les mobilisations de fin 2019 pour les droits des musulmans comme dans l’Assam ou l’Uttar Pradesh et un peu partout des manifestations souvent massives contre la hausse des prix et la misère.

Dans cette situation, on assiste à un abandon du BJP par nombre de ses alliés politiques, qui tous rompent avec lui, sentant la barque couler en même temps qu’ils annoncent tous leur soutien au mouvement paysan.

Le vent tourne également au Cachemire que Modi a dépossédé de ses droits autonomes qu’il avait depuis 1947 mais qui vient dans les élections de cet hiver 2020 de rejeter démonstrativement le régime de Modi et sa démagogie nationaliste et religieuse anti-musulman et anti Pakistan malgré une occupation militaire de 700 000 soldats indiens.

C’est dans ce contexte d’agitation générale que les directions syndicales ouvrières nationales, au 33e jour de blocage de Delhi, après avoir été silencieuses et inactives tout ce temps alors qu’elles ont été capables de lancer des grèves générales corporatistes d’un jour par secteur professionnel ou par État quasiment tous les jours tout au long des mois d’octobre et novembre 2020, sont sorties de leur silence pour annoncer qu’elles feraient une grève de la faim de solidarité d’un jour avec les paysans (!) mais aussi plus sérieusement qu’elles appelleraient à une nouvelle grève générale cette fois de plusieurs jours sans encore préciser la date tellement cela doit leur écorcher la bouche et tellement cela dépend de la pression de la base.

Mais peu importe, l’idée est lancée et les militants et les ouvriers peuvent s’en emparer pour peser un peu plus sur la situation et réaliser l’union ouvriers-paysans voire une coordination ouvriers-paysans.

Les marches vers Delhi, ses townships militants et les convergences qui s’y ébauchent

Il y a d’abord le renforcement de l’occupation des portes autoroutières de Delhi qui joue un rôle nodal visant le pouvoir central avec des campements de plus en plus importants et nombreux.

Commencés par 2 portes occupées, elles sont 5 à l’heure actuelle, allant de 15 à 20 km d’autoroutes occupés pour les plus grands comme Singhu et Tikri, à 5 km pour les plus petits comme à Sahjhanpur. Avec en plus au total 8 portes bloquées mais sans campement. Les effectifs des campements paysans auraient doublé selon leurs organisateurs entre le 8 décembre et le 29 décembre.

Combien sont-ils exactement à camper ?

On ne sait pas mais pour le seul campement de Singhu on entend souvent le chiffre de 40 à 60 000. Les organisations paysannes du Pendjab affirment pour leur part que 200 000 paysans de l’État sont montés à Delhi les 3 premières semaines de décembre dont 40 000 femmes (ce qui ne signifie pas qu’ils et elles sont tous restés, certains ne faisant que des passages ou des allers et retours) et 60 000 pour la seule dernière semaine de décembre, témoignant d’une accélération du rythme.

Les paysans du Pendjab et de l’Haryana occupent les deux principaux campements de Tiki et et Singhu. Les 3 autres le sont par des paysans de l’Uttar Pradesh, du Maharashtra, du Rajasthan, de l’Uttarakhand, du Gujarat, du Bihar, du Jharkand et du Madhya Pradesh dont les mobilisations montent en flèche, auxquels se sont joints également des délégations plus modestes de nombreux autres États plus lointains comme le Bengale occidental, le Tamil Nadu ou le Karnataka et le Kerala. Cela donne une idée de l’importance de l’ensemble car il arrive tous les jours de nouveaux paysans, soit individuellement soit par petits groupes, ou encore par de grandes marches collectives parties parfois de loin comme par exemple celle de l’État du Maharashtra. Elle est partie le 21 décembre à 20 000 personnes environ selon ses organisateurs et a parcouru 1 266 km pour arriver à Delhi avec une marche ponctuée tout au long de son trajet par un accueil triomphal, des manifestations et des fêtes, dans les villages mais accueillie aussi par les ouvriers des entreprises dans les zones industrielles des villes avec force meetings et discours ; on leur donne à manger, on les héberge, on leur offre des fleurs et des guirlandes pour décorer leurs véhicules, on organise des meetings, des cérémonies…

Et il en va de même pour des marches du Bihar ou du Jharkand arrivées le 25 décembre ou encore une marche de 5 000 paysans ou soutiens de l’Uttar Pradesh arrivés le 24 décembre après avoir brisé de nombreux barrages policiers, fait face aux canons à eau et grenades lacrymogènes et encore une autre de l’Uttarakhand partie le 25 et arrivée le 30 décembre, tout cela par des froids qui avoisinent les zéros degrés et avec une police qui quasi systématiquement arrête préventivement des leaders paysans, exerce des menaces sur les familles des paysans qui veulent partir et multiplie les barrages tout au long des routes, y compris en creusant des tranchées en travers des routes pour empêcher les véhicules paysans de passer…

Les campements paysans de Delhi sont devenus de véritables townships paysans au bord de l’agglomération de Delhi. De petites villes faites de tentes individuelles ou collectives et de « trolleys » (les remorques tirées par les tracteurs) mais où on peut trouver de tout : boulangerie (à Singhu, elle produit 1 200 pains à l’heure), infirmerie, supermarché, cantine, dortoir, laverie, bibliothèque avec livres et presse du jour, école, cinéma, salle de sport, de relaxation, de tatouage, de conférence, de meeting, centrales électriques avec panneaux solaires, journal du camp sur papier et en ligne, webinaire qui permet toutes les formes de réunions en ligne malgré une police qui tente d’empêcher l’accès aux campements et de gêner l’approvisionnement… avec la particularité dans ces camps que tout y est gratuit.

On y trouve des « murs de la gentillesse » où on peut écrire ce dont on a besoin et où chacun peut y répondre en donnant en fonction de ses moyens ; pour les supermarchés, il suffit de recevoir des jetons donnés par les paysans pour y avoir accès ; les cantines sont ouvertes à tous y compris aux habitants des bidonvilles voisins qui n’ont jamais aussi bien mangé que depuis qu’il y a ces camps paysans (le campement de la porte de Singhu livre par exemple 5 000 repas gratuits par jour) ; l’école -puisque des enfants de paysans sont venus avec leurs parents – , elle, est ouverte aux enfants des bidonvilles et quartiers environnants en même temps que les militants paysans et étudiants envisagent d’aller faire des cours y compris dans les quartiers, à la demande des habitants.

Les résidents urbains du voisinage apportent ce qu’ils peuvent, les commerçants aussi, des pompistes se débrouillent pour faire l’essence gratuite, des villageois des alentours font des allers et retours permanents pour amener nourriture et biens divers, des bus font des tournées permanentes de ramassage plus loin, tandis qu’encore plus loin, des organisations paysannes louent des camions voire des trains entiers pour amener nourriture et tout ce qui peut être nécessaire à de tels campements, depuis des fruits et légumes ou céréales par dizaines et dizaines de tonnes jusqu’aux camions citernes ou aux WC mobiles. En même temps, des associations et ONG multiples se sont mises au service des paysans et le gouvernement du territoire de Delhi aux mains de l’AAP qui a gagné les dernières élections avec 90% des voix, qui est dans l’opposition à Modi, aide également par exemple avec le Wifi ou des sanitaires mais globalement plus en parole qu’en pratique.

Ce ne sont pas des « townships » « normaux » mais militants.

Ainsi ils deviennent des lieux de débats et d’échanges permanents, des espèces d’immenses ZAD prolétaires où on refait le monde.

Tous les jours, il y a des débats et meetings sur toutes sortes de sujets où les militants les plus divers de toutes les castes ou religions, hommes ou femmes, peuvent se côtoyer, manger ensemble, donnant un exemple incroyable d’humanité possible à l’Inde entière comme sur la place Tahrir en Égypte, alors que la règle des castes supérieures est de ne pas manger, aimer ou échanger avec ceux des castes inférieures, alors que les dirigeants politiques du BJP mènent des campagnes haineuses pour interdire les amours mixtes, et interdisent le « love jihad » accusant par exemple les musulmans du faire du prosélytisme par ce biais.

En échangeant leurs points de vue, les préjugés déjà ébranlés par le Shaheen Bhag, entre hindous et musulmans ou sikhs, tombent, ceux entre femmes et hommes également, ceux encore entre castes s’effacent…

Signe de l’ambiance générale dans les camps, on y a constaté aucune agression contre des femmes alors que les femmes qui y campent sont nombreuses et que l’Inde est connu comme un pays où les agressions, viols et meurtres sexuels y sont légions et que l’actualité en révèle de nombreux en ce moment même (l’Inde est même un des rares pays où de ce fait le nombre de femmes est inférieur à celui des hommes ) ; des syndicats étudiants y campent maintenant aussi, comme des organisations féministes, de Dalits (Intouchables) jusqu’aux organisations d’ handicapés ou d’aveugles qui sont venus en nombre pour aider et participer à ce combat, en passant par les syndicats des petits vendeurs de rue dont 700 de leurs membres campent à la porte de Singhu.

Mais ce sont aussi des syndicats ouvriers locaux et ouvriers environnants qui viennent après le travail pour participer et échanger, donner un coup de main. Et à partir des camps paysans, tous les jours des militants partant de ce qu’ils ont appris dans ces camps s’en vont organiser des meetings et rassemblements dans tout le pays pour le mobiliser contre le pouvoir qui fait également ses propres tournées de meetings et rassemblements.

De là, des manifestations et actions diverses ont lieu un peu partout et de nouvelles marches vers Delhi sont organisées, sans oublier que les plus jeunes des campeurs tentent, dans un harcèlement permanent, des incursions dans Delhi avec des fréquents affrontements avec la police.

Il faut bien voir aussi que le blocage (ou la levée des péages) des autoroutes a une autre portée qu’en Europe. En Inde, on estime que 30 à 40% des routes ne sont pas praticables toute l’année. Reste l’autoroute. Par ailleurs, certaines autoroutes qui sont conçues comme axes de construction économique de l’Inde moderne étalent leur emprise sur environ 200 km de large par la construction simultanée de zones industrielles et de villes nouvelles, 6 par exemple pour l’autoroute qui relie Delhi à Mumbaï et qui est bloquée. Ce sont des pans entiers de l’économie de l’Inde qui sont touchés.

Il faut bien voir aussi que les lieux de blocages autoroutiers et de campements paysans se situent souvent dans des banlieues ouvrières et industrielles importantes de l’agglomération de Delhi. Ainsi Doila, Gurgaon (Gurugram), Manesar… qui pour certaines réunissent des milliers d’entreprises du monde entier et des centaines de milliers d’ouvriers voire plus certainement des millions avec les nombreux travailleurs du secteur informel qui entourent chaque entreprise. Gurgaon par exemple compterait 500 000 ouvriers essentiellement dans l’automobile pour les fabricants de toute la planète et 200 000 employés des centres d’appels qui travaillent pour le globe entier. A Noida on estime que 18 000 entreprises sont affectées par le blocage.

Or certains de ces secteurs ont de fortes traditions de lutte, Gurgaon, Manesar, Faridabad…. Ainsi des ouvriers de 9 usines de la première entreprise automobile indienne, Marutti-Suzuki, de Gurgaon/Manesar sont venus soutenir les paysans à la porte de Singhu. Ces usines ont connu des luttes très importantes, gagnantes, au début des années 2010 qui ont marqué tout le pays et le monde militant par leur détermination et l’organisation à la base – par dessus les directions syndicales – qui les ont caractérisées. Beaucoup des militants qui les ont animées ont été par la suite licenciés mais certains étaient là, à Singhu et les simples grévistes qui ont participé à ces combats bien sûr étaient là aussi.

Ce sont aussi des ouvriers et syndicats du secteur électrique qui sont venus tenir un meeting aux portes de Delhi pour apporter leur soutien aux paysans et discuter des problèmes que pose la loi programmée sur l’électricité contre les paysans comme sur la privatisation du secteur et ce que cela fera contre ses salariés et les usagers.

Tout cela a changé la donne et pesé pour entraîner dans un premier temps la direction du syndicat ouvrier Citu dans la lutte commune avec les paysans en cette fin décembre puis la majorité des directions syndicales ouvrières nationales, même si pour ces dernières, ce n’est pas encore totalement fait. Par contre c’est dans l’air, ce qui ne peut que favoriser l’extension de la coordination paysanne à – pourquoi pas – une coordination paysans-ouvriers, femmes et Dalits… et à un mouvement de grève générale illimitée fédérant toutes les révoltes autour des plus pauvres pour dégager Modi et le système capitaliste.

Nous n’y sommes pas encore, les étapes sont certainement encore nombreuses mais on commence à apercevoir concrètement le chemin qui y mène.

Enjeu mondial des luttes actuelles en inde

Presque un habitant sur 6 de la planète habite en Inde. La seule agglomération de Delhi a presque autant d’habitants que l’Espagne.

L’Inde est le plus grand producteur et exportateur mondial d’épices, de lait, de riz basmati, le second producteur mondial de riz, de blé, de coton, de sucre, de céréales, de fruits et légumes et le 1er exportateur mondial de riz, d’épices et de viande bovine… Les paysans indiens nourrissent en partie la planète… : un soulèvement en Inde ne peut avoir que des répercussions mondiales.

C’est le pillage de l’Inde par les Britanniques qui a financé en grande partie la révolution industrielle en Grande-Bretagne puis dans le monde. Aujourd’hui, ce pourrait bien être la résistance des paysans indiens qui provoquera la marche vers un autre ordre social mondial.

Imaginons une minute que l’encerclement progressif actuel de Delhi se transforme en « prise » de Delhi avec sa population, comme les Communards ont pris Paris en 1871.

La Commune de Paris a eu un retentissement considérable dans le monde entier, y compris pour le développement des idées révolutionnaires socialistes. Une « Commune » d’une manière ou d’une autre de Delhi en aurait tout autant et même certainement plus en même temps que ce serait un formidable accélérateur des idées révolutionnaires socialistes sur le globe. Nous n’en sommes certes pas là mais nous n’en sommes peut-être pas si loin. Et pourquoi pas le 26 janvier ou autour ?

Articulation des luttes démocratiques et luttes sociales par la base prolétarienne révolutionnaire

Le soulèvement indien a déjà fait passer les révoltes de 2020 au-delà de celles de 2019 et annonce certainement encore plus pour 2021 annonçant en tous cas pour le moins un tournant social sinon socialiste dans les rébellions mondiales.

Dans un article de mai 2020, « la tempête des révoltes ouvrières en Asie annonce le monde à venir » (accessible aussi sur https://www.anti-k.org/2020/05/24/la-tempete-des-revoltes-ouvrieres-en-asie-annonce-le-monde-a-venir-j-chastaing/) au vu des soulèvements en Asie de 2019, je pouvais écrire que « le fond de l’air sera de plus en plus ouvrier et rouge et la tonalité générale sera asiatique« .

Nous y sommes.

L’Inde cristallise le pire du capitalisme mondial et de ses tendances actuelles et toutes les tendances que l’on voit en Inde sont des tendances mondiales accentuées.

470 millions de travailleurs en Inde sont des auto-entrepreneurs ou travailleurs précaires, situation préexistant depuis longtemps mais qui s’est fortement aggravée à partir des années 1990. C’est une tendance mondiale qui ouvre à une nouvelle (en réalité ancienne) catégorie de travailleurs précaires ou « ubérisés » entre le prolétariat qualifié et le sous prolétariat, un prolétariat éruptif.

La bourgeoisie indienne veut supprimer la terre aux paysans mais c’est la même chose dans toute l’Asie du sud et du sud-est et encore ailleurs et cela a déjà commencé. La paysannerie se prolétarise.

Le système des castes indiennes est une espèce d’Apartheid. Le capitalisme mondial actuel loin d’atténuer les oppressions de caste, genre, peau, âge… les aggrave et s’appuie même sur elles et les renforce pour assurer son pouvoir, ce qui prend le visage de gouvernements du populisme de droite ou d’extrême droite, de Bolsonaro à Orban, d’Erdogan à Modi, de Trump à Johnson ou Macron.

Le fondamentalisme hindou a grandi à partir des années 1990 comme tous les populismes d’extrême droite dans le monde et il apparaît de plus en plus nettement que l’aspiration aux droits démocratiques bourgeois, l’égalité entre hommes et femmes, la fin des castes et autres ordres, la fin du racisme, le suffrage universel, la terre à celui qui la travaille, la suppression des restes monarchiques ou moyenâgeux laissés par le passé… ne peut être réalisée qu’avec la destruction de ces courants d’extrême droite et l’ordre bourgeois capitaliste mondial qu’ils représentent aujourd’hui.

Le soulèvement actuel en Inde montre que tous les mouvements commencés sur le terrain démocratique, comme il y en a eu et il y en a encore tant dans le monde en 2019 et 2020, le combat pour l’égalité entre les hommes et les femmes, entre musulmans et hindous, sikhs, chrétiens, bouddhistes, laïques ou athées ne peut aboutir que sur le terrain de la lutte de classes, de l’affrontement entre capitalisme et socialisme, entre bourgeoisie et prolétariat. Cela s’appelle la révolution permanente et c’est son cheminement qu’on voit en Inde.

Les questions démocratiques auxquelles ont répondu les Indiens de décembre 2019 à mars 2020 autour des discriminations envers les musulmans est l’état de la situation aujourd’hui à laquelle tente de faire face « l’alliance du thé au lait » qui lie depuis deux mois les militants et combats démocrates de Hong Kong, de la Thaïlande, de Taïwan et des Philippines pour la liberté d’expression et contre toutes les discriminations et dont l’aboutissement ne pourra se faire qu’avec les mobilisations prolétariennes directement dans ces pays ou, à défaut, par le biais des prolétariats de pays plus importants comme l’Inde par exemple ou bien sûr la Chine, si ce pays entre à son tour dans le maelstrom des soulèvements.

En même temps, le confinement dans tous ces pays, en ajoutant le Pakistan, le Myanmar (Birmanie), le Cambodge, le Bangladesh, l’Indonésie, le Sri Lanka… a été utilisé comme en Inde pour licencier en masse, réduire les droits des travailleurs et écraser les femmes et les minorités ethniques ou religieuses servant de bouc-émissaires aux colères populaires, des Rohinghyas birmans aux Papous indonésiens ou Ouïghours chinois.

Il est clair que ce qui se passe en Inde se passera dans ces pays dictatoriaux aux structures partiellement féodales, devenus brutalement des ateliers industriels du monde, au prolétariat nombreux et jeune et confrontés à la crise du capitalisme face à la Covid.

Dans presque tous ces pays, l’année 2019 avait déjà été marquée par de très nombreuses luttes sociales ayant parfois un caractère général et politique menaçant les pouvoirs en place. La Covid a donné partout un sursis aux dictateurs.

Mais la lutte a repris.

Déjà au Pakistan, la riposte a commencé mobilisant de nombreux secteurs professionnels du pays, des ouvriers d’aciéries aux enseignants ou personnels de santé et les étudiants, qui retrouvent en nombre le drapeau rouge, un ensemble qui a poussé à l’alliance des partis d’opposition pour exiger dans des rassemblements gigantesques depuis octobre – jamais vus dans l’histoire du pays – le départ du gouvernement militaro-islamiste en place avec un ultimatum au 31 janvier 2021, faute de quoi ils organiseraient une marche sur la capitale Islamabad pour dégager le 1er ministre. Ce serait 5 jours après la menace de rentrée des paysans dans Delhi… une semaine importante mobilisant les peuples – anciennement unis – de pays d’un milliard six cents millions d’habitants !

Cela a entraîné l’Afghanistan dans le sillage de ces manifestations par le biais des questions nationales et de mobilisations importantes des Pashtouns au Pakistan qui sont majoritaires en Afghanistan et dans le Balouchtistan pakistanais pour leurs droits démocratiques.

L’Indonésie est au bord de l’explosion après une mobilisation énorme en 2019 et déjà des répliques ouvrières violentes visibles en octobre 2020, tandis que les étudiants descendaient aussi dans la rue. Les ouvriers du Bangladesh n’ont pas cessé la lutte de 2018 à juillet 2020 et les premiers signes d’une reprise de la lutte se sont montrés avec la mobilisation des paysans et ouvriers de la canne à sucre depuis quelques semaines – comme au Pendjab indien – et une première expression de la lutte politique nationale le 30 décembre 2020.

Au Myanmar les grèves ne cessent pas, tandis que les ouvriers cambodgiens montaient des barricades dans les rues de Phnom Penh en septembre 2020. Et bien sûr la Thaïlande où le mouvement démocratique a pris une dimension considérable…

La plupart de ces mouvements n’ont pas débouché sur des succès mais aujourd’hui un mouvement qui échoue ne représente pas la fin du mouvement social mais seulement le début d’un autre mouvement qui s’enrichit des leçons du précédent, parce que les explosions qui seules nous sont visibles et surtout de loin, ne sont que les sommets de cycles souterrains de maturation, d’une période toute entière de grèves générales et de révolutions.

Cependant, en Inde, malgré toute sa détermination et l’énorme chemin qu’il a parcouru en quelques semaines, le mouvement syndical paysan en Inde n’était pas prêt politiquement à ce basculement de période, à ses enjeux et à ses responsabilités et les militants qui l’animent non plus, plongés dans leurs soucis professionnels et les reculs depuis des décennies. En Inde, pas plus que dans le monde.

C’est pourquoi on voit la coordination paysanne reprendre à son compte bien des tactiques et objectifs que ses adversaires ont forgé dans l’expérience des périodes insurrectionnelles passées contre les soulèvements populaires et qu’il lui faudra déjouer si elle ne veut pas que les classes populaires soient dépossédées des fruits de leurs luttes

En Inde, mais pas que dans ce pays, dans ces pièges, il y a la non-violence, le combat constitutionnel et la question de l’horizontalité des luttes et de leurs directions.

De quelques problèmes à surmonter dans la période qui ne sont pas qu’indiens

Le préambule de la constitution indienne est très présent dans les luttes de décembre 2019 à janvier 2021, il l’a été fin décembre et il va encore être au centre d’une journée prévue le 12 janvier 2021. On le comprend bien surtout à la fois parce que défendant la laïcité, l’universalisme et le socialisme, il s’oppose à la politique religieuse nationaliste de Modi et de défense de la propriété privée contre le public.

Et brandi sur les places publiques des villages et quartiers populaires, ce préambule trace l’appartenance commune à un monde meilleur où il n’y a pas de différences entre hommes et femmes, n’établit pas de différences de religions ou de peaux et donne un socle de valeurs communes dans lesquelles tout un chacun peut se reconnaître et se sentir citoyen de la même république universelle des hommes libres contre toutes les oppressions.

Le problème c’est que cette constitution, certes pas son préambule, mais son corps, est aussi celle autour de laquelle s’est construite l’identité religieuse hindoue de l’Inde contre l’identité religieuse musulmane du Pakistan, divisant les Indes en deux pays rivaux, dont les frontières ont été tracées par les Britanniques avec les deux partis qu’ils avaient également créés pour cela, toujours en activité et au centre de la vie politique de ces pays, Parti du Congrès en Inde et Ligue Musulmane au Pakistan. Une division qui a engendré plusieurs guerres faisant au moins 500 000 morts, 10 millions de déportés et un fort sentiment anti-musulman d’un côté et anti-hindou de l’autre sur lesquels ont prospéré tous les fumiers ultérieurs dont Modi. Alors le mouvement du Shaheen Bagh prolongé aujourd’hui qui se bat contre tout ostracisme envers les musulmans doit aller jusqu’à la lutte contre tout ostracisme contre le Cachemire indien musulman ou le Pakistan musulman, qui servent d’exutoire et de solution à tous les gouvernements indiens pour détourner les colères, et aller au contraire vers des États Unis socialistes de l’Asie du sud , donc contre les constitutions qui entérinent les division en deux États, l’un hindou, l’autre musulman.

Par ailleurs, cette constitution, si elle propose l’égalité politique, ne propose pas l’égalité économique. La constitution indienne a même entériné l’intégration des états princiers indiens en gardant les princes, en les intégrant simplement aux sommets des rouages de l’état, des gouvernements provinciaux et des conglomérats économiques. Contrairement à la Révolution française voire même chinoise, l’Inde n’a pas détruit le monde féodal mais l’a intégré, ce qui explique la persistance catastrophique des castes. La caste supérieure des brahmanes correspond à l’ancienne « caste » nobiliaire. Se prononcer pour l’égalité des hommes et des femmes, des pauvres et des riches avec le préambule, suppose de s’opposer à la Constitution elle-même. Aussi le soutien des partis institutionnels, tous aussi corrompus les uns que les autres, à ce mouvement constitutionnel n’est pas sans arrière pensée, pensant bien faire rentrer ce mouvement de prolétaires citoyens du monde au sein des frontières nationales et par là, des frontières de classe.

Un autre leitmotiv de la bourgeoisie de gauche en Inde est la non-violence, qu’on voit fleurir en permanence dans le mouvement actuel par de multiples déclarations en ce sens et la pratique très fréquente dans les sommets du mouvement et surtout de ses soutiens politiques, de la grève de la faim et tout récemment encore par la Cour Suprême qui déclarait que les paysans pouvaient manifester tant qu’ils restaient non-violents.

Tous les jours on voit un dirigeant de parti ou de syndicat et même les membres de la coordination paysanne faire des jeûnes non-violents (le plus souvent d’un jour) encensés par toute la grande presse qui bien sûr parallèlement dénonce les paysans lorsqu’ils défoncent un barrage policier mais par contre pas quand ces mêmes policiers matraquent violemment les manifestants. C’est parce que la non-violence – pour les pauvres, pas pour la police ni les riches – a été en Inde l’instrument politique pour brider les insurrections populaires des années 1918-1922 comme celle de l’après-guerre en faisant de Gandhi et sa non-violence, une mythologie nationale. Or Gandhi n’était non-violent que pour les pauvres contre les possédants mais pas dans le sens inverse. Associé à la non- violence, Gandhi proposait, non pas la grève, mais le boycott des produits des entreprises à combattre, par des sit-in citoyens devant les entreprises mais sans la participation des ouvriers, le but étant toujours d’éviter au maximum l’organisation autonome des prolétaires.

Il ne s’agit pas de dénoncer systématiquement les boycotts, ce peut être utile, mais l’appel à la grève des salariés d’Ambani et d’Adani peut être plus efficace que le boycott de leurs produits et des sit-in devant leurs magasins qui peuvent au contraire souder les salariés autour de leurs patrons comme ceux-ci tentent de le faire aujourd’hui.

Il ne s’agit pas non plus de faire l’apologie de la violence, ni même d’être pour, nous nous battons tous pour une société sans violence, mais de savoir qu’elle peut être nécessaire pour accoucher d’une société nouvelle, que les grèves ont besoin de piquets de grèves, que des manifestations agressées violemment par des policiers ou des fascistes du RSS qui n’hésitent pas à tuer, peut avoir besoin de services d’ordre et de protection, parfois armés comme le demandent les militants de l’Armée Bhim face aux crimes anti Dalits, ou comme la pratiquent par l’autodéfense et les arts martiaux les féministes des Red Brigades qui l’utilisent contre les crimes sexistes.

Enfin avec l’horizontalité des luttes, par méfiance des directions politiques et syndicales, les paysans et travailleurs ont fait l’expérience de l’immense efficacité démocratique, foisonnante, pratique et idéologique de leur pouvoir qui permet à chaque talent de s’exprimer, à chaque intelligence de peser, à chaque personnalité de s’épanouir dans le respect de toutes les différences. En même temps, de fait, cette horizontalité s’est donnée une verticalité qu’est la coordination paysanne qui n’a pas été élue mais représente une sélection faite on ne sait comment de dirigeants de certaines organisations syndicales paysannes, responsables certes devant le mouvement, mais aussi devant leurs organisations syndicales et leurs partis. Ainsi le soulèvement très démocratique n’a pas une direction si démocratique que ça, qui pourrait donc dans des moments délicats représenter plus ses organisations que le mouvement. Le mouvement prolétarien ne doit pas hésiter à construire sa propre direction démocratiquement élue, ce sera vital.

De fait, la tendance à l’échelle internationale construit partout ce qui commence à être visible en Inde, l’unité de fait de toutes les différentes composantes des révoltes contre les oppressions en une seule insurrection contre l’exploitation capitaliste autour du mouvement prolétarien.

En Inde, c’est le mouvement paysan très prolétarisé et socialisant qui réalise cela après des années et des années de divisions et d’oppressions religieuses, raciales, sexistes, nationales ou de castes menées par tous les pouvoirs de gauche ou de droite et maintenant d’extrême droite pour assurer la continuité de l’exploitation capitaliste.

Contre cela se sont levées récemment de multiples résistances démocratiques, sur la condition des femmes, contre le racisme, contre les violences policières et l’autoritarisme, pour la défense de l’environnement, pour les libertés… mais souvent dispersées, parfois réunies mais contre quelque chose, contre un régime autoritaire, au Chili, au Pérou, en Bolivie, aux USA, en France, en Algérie, Thaïlande, Hong Kong, Irak, Égypte, Tunisie, etc… mais rarement, voire jamais, sauf en Biélorussie en partie, avec une mobilisation prolétarienne en tant que telle en son centre et « pour » quelque chose, pour une autre société sur d’autres fondements économiques et sociaux…

Chaque mouvement important aujourd’hui tend à réaliser cette union, mobilisant toutes ses composantes sociales et politiques dans des degrés divers, initiant cette fraternité, rompant toutes les barrières et les préjugés mis par les pouvoirs entre les hommes mais jamais autant qu’en Inde.

Les courants les plus avancés de l’écologie le disent, on ne peut pas réellement défendre l’environnement sans s’attaquer au capitalisme ; même chose pour les femmes, on ne peut espérer une réelle libération des femmes sans renverser le capitalisme ; et encore pour le racisme, on ne peut pas réellement mettre fin au racisme sans renverser le capitalisme. Et chacun de ces mouvements tend vers cela, mas seulement « tend ». En Inde, Shaheen Bagh, une première étape du soulèvement actuel, a été l’équivalent – en changeant ce qu’il faut changer – de Black Lives Matter aux USA, des mouvements contre le racisme autour d’Adama Traoré ou les Sans Papiers et la loi Sécurité Globale en France, et bien d’autres encore, qui a non seulement cherché à casser les oppressions, les haines entre les hommes mais a été suivi par le mouvement paysan qui lui a cherché à casser non seulement les oppressions mais aussi l’exploitation par le capitalisme, la base commune de toutes les oppressions, et montre ainsi aujourd’hui au monde le visage libérateur, émancipateur et unificateur du combat des plus pauvres qui seuls peuvent réaliser cette unité émancipatrice parce que tout en bas de l’échelle de l’exploitation et des oppressions, incarnant dans leurs vies et leurs chairs, l’unité de toutes ces conditions, ils n’ont rien à perdre sinon leurs chaînes.

Jacques Chastaing, le 2 janvier 2021


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