Il n’y aura pas d’état de grâce pour Biden

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SOURCE : Révolution permanente

Jean-Philippe Divès

La nouvelle administration démocrate, qui doit entrer en fonctions le 20 janvier prochain, n’aura rien à offrir aux classes populaires étasuniennes. Entre la crise sanitaire et économique, le chaos orchestré par Trump et les trumpistes, et les aspirations et revendications de ses propres électeurs, elle ne connaîtra aucun état de grâce.

Deux semaines et demie après le scrutin du 3 novembre, alors que les derniers suffrages sont en train d’être comptabilisés (il en reste encore quelques millions), la victoire de Joe Biden se fait plus nette : 51 % des voix dans le pays, avec une avance sur Trump de près de quatre points (environ six millions de votants), et – ce que l’on savait depuis plusieurs jours – 306 votes prévus au « collège électoral », contre 232 au président sortant.

Pourtant, à quelques dizaines de milliers de voix près, le candidat démocrate aurait très bien pu perdre l’élection tout en remportant le « vote populaire » (ce que nous appellerions « suffrage universel »), comme cela avait été le cas en 2016 pour Hillary Clinton face à Trump, ainsi que quatre autres fois dans l’Histoire étasunienne. Cette année, il s’en est fallu de 10 000 voix en Arizona (0,3 % des suffrages exprimés), 13 000 en Géorgie (0,2 %), 21 000 (0,6 %) dans le Wisconsin et 91 000 (1,2 %) en Pennsylvanie. Trump, qui au moment où l’on écrit semblerait tenter de faire invalider ou modifier le résultat du Michigan, bien que sa défaite y soit plus nette (+ 2,8 % en faveur de Biden, soit 155 000 voix), aurait obtenu un second mandat s’il avait remporté trois ou quatre, selon leur taille, des cinq Etats mentionnés.

Le système du collège électoral, dans lequel le président est élu par des délégués nommés dans chaque Etat selon le principe du « Winner takes all » (tous sont désignés par le vainqueur), ignore les majorités populaires tout en surreprésentant les Etats ruraux et conservateurs. Ce n’est cependant que l’aspect le plus visible des failles d’une « démocratie » si peu démocratique, y compris du point de vue des principes dont se revendique la démocratie bourgeoise. La composition du Sénat, qui dispose de pouvoirs étendus, législatifs et de contrôle de l’exécutif, obéit à la même logique : deux sénateurs sont élus dans chacun des 50 Etats, quel que soit le nombre de leurs habitants et électeurs ; les 40 millions de Californiens, par exemple, y disposent de la même représentation que le demi-million de ressortissants du Wyoming.

S’y ajoute la grande dépendance du pouvoir judiciaire envers le pouvoir exécutif. Durant ses quatre années de mandat, Trump a ainsi remplacé 215 juges fédéraux (sur un total de 865), dont trois (sur neuf) se retrouvent installés à vie à la Cour suprême – tous s’étant montrés dévoués à sa présidence et aux causes les plus réactionnaires. Sans compter les politiques systématiques visant à supprimer le droit de vote des populations les plus pauvres et opprimées, en tout premier lieu les populations africaines-américains dans les Etats du Sud, ou à redécouper tous les dix ans les circonscriptions électorales en faveur du parti –généralement Républicain – qui contrôle la législature de l’Etat concerné.

Biden, les Démocrates et l’absence de « vague bleue »

Il reste que la « vague bleue » (couleur du parti Démocrate) qui était annoncée ne s’est pas produite. La victoire de Joe Biden et Kamala Harris a été nette (au moins au niveau du « vote populaire »), mais non écrasante. Ceci, dans le cadre d’un scrutin qui a vu la participation la plus élevée de l’Histoire, non seulement en valeur absolue mais aussi en pourcentage des inscrits (elle devrait s’approcher des 70 %), depuis 1904 – à une époque où ni les femmes, ni la grande majorité des hommes noirs ne disposaient du droit de vote. Dans ce cadre, si Biden a obtenu un record absolu de voix pour un président élu, Trump a augmenté très substantiellement le nombre de ses propres suffrages – de plus de 10 millions en quatre ans.

La profonde division du pays ainsi mise en évidence a été illustrée également à travers les scrutins pour le Sénat (dont un tiers des sièges était renouvelé) et la Chambre des représentants (les députés, réélus en totalité tous les deux ans). Contrairement à leurs espérances, les Démocrates ne sont pas parvenus à reprendre le contrôle de la « chambre haute », où ils ne contrôlent aujourd’hui que 48 sièges contre 50 aux Républicains, dans l’attente des deux élections sénatoriales de l’Etat de Géorgie qui feront l’objet d’un second tour, le 5 janvier prochain (s’il en résultait une improbable égalité, 50 contre 50, le vote décisif reviendrait alors à la vice-présidente Kamala Harris). Or, sans le soutien du Sénat, un président est confronté à de sérieuses difficultés pour constituer son gouvernement, dont les principaux membres doivent être « confirmés » par cette assemblée. Dans ces conditions, il ne peut pas non plus légiférer hors d’accords « bipartisans », sauf dans certains domaines en utilisant son pouvoir d’édicter des décrets présidentiels.

Pour les Démocrates, la pilule est tout aussi amère à la Chambre des représentants, où ils comptaient renforcer leur domination mais finiront, lorsque les derniers résultats auront été proclamés, par perdre plus d’une dizaine de sièges (deux ans plus tôt, ils en avaient gagné 41), en ne conservant ainsi leur majorité absolue que de justesse. Cet échec a engendré une polémique dans le parti et au sein de sa délégation à la Chambre, lorsque plusieurs de ses membres ont mis en cause l’aile « progressiste » (c’est-à-dire la gauche démocrate) dont les « excès » auraient détourné et rabattu sur le vote républicain une frange d’électeurs modérés. Une députée réélue de peu dans une circonscription contestée, mais aussi l’élu historique de Caroline du Sud, numéro trois des démocrates à la Chambre, Jim Clayburn (dont le ralliement à Biden avait été déterminant dans le processus des primaires), ont ainsi fait des déclarations publiques exigeant que la gauche du parti cesse définitivement de parler de « socialisme » ou de « définancement de la police », ou encore de revendiquer de façon acritique les manifestations de Black Lives Matter.

En réponse, Alexandria Ocasio-Cortez (dite AOC), réélue en novembre à la Chambre et représentante de la gauche du Parti démocrate, a souligné qu’aucun candidat démocrate n’avait fait campagne pour le socialisme ou le définancement de la police, puis critiqué les faiblesses du parti et de sa direction dans l’organisation des campagnes, en leur opposant le militantisme de terrain de la gauche et du mouvement créé par Stacey Abrams en Géorgie, avant d’appeler les Démocrates… à ne pas se diviser et à rester unis face aux Républicains. Bernie Sanders a été plus offensif, en opposant aux « Démocrates d’entreprise » (ou « patronaux » : « corporate democrats »), qui « se trompent », la popularité des propositions, qui avaient été au centre de sa campagne des primaires, de Green New Deal (une « nouvelle donne » écologique et sociale) et Medicare for All (un système public universel d’assurance-maladie). Dans la même déclaration, il a souligné que des 112 candidats au Sénat ou à la Chambre des représentants qui étaient en lice le 3 novembre et avaient soutenu sa proposition de Medicare for All, tous sans exception ont été élus ou réélus ; et que sur les 98 qui s’étaient prononcés en faveur du Green New Deal, un seul n’avait pas remporté son scrutin.

Il est certain que la campagne de Biden a été tout sauf enthousiasmante. Ses principaux arguments, outre le fait de ne pas être Trump, étaient qu’il saurait, lui, gérer la crise sanitaire en s’appuyant sur « la science », et qu’il travaillerait à réunifier les Américains que le président en fonctions avait divisés. Dans cette voie, lui et la direction démocrate ont choisi de mettre en avant le soutien de personnalités républicaines telles que John Kasich, ancien gouverneur de l’Ohio (un Etat où, dit en passant, la candidature Biden s’est fait proprement aplatir) et candidat face à Trump dans la primaire républicaine de 2016, ainsi que du groupe d’ex-conseillers de l’ancien président et criminel de guerre, George W. Bush, ayant formé le Lincoln Project. Au cours de ses débats télévisés avec Trump, Biden a réitéré son opposition à Medicare for All et au Green New Deal, en insistant sur le fait qu’il avait été nommé candidat du parti démocrate justement après avoir « battu » les partisans d’une telle politique, qu’il ne partage absolument pas.

De façon déformée et partielle, la candidature anti-Trump de Biden a malgré tout donné lieu à un certain « vote de classe ». Dans la plupart des Etats-clés, les résultats donnés en direct ont commencé à s’inverser en faveur de Biden lorsqu’on s’est mis à compter les centaines de milliers de votes par correspondance provenant des quartiers ouvriers, populaires et africains-américains des grandes métropoles : Milwaukee (Wisconsin), Detroit (Michigan), Philadelphie (Pennsylvanie) et Atlanta (Géorgie). En Arizona, au côté du vote africain-américain, celui des travailleurs latinos ainsi que de la population autochtone (« Native Americans ») a été décisif. Plus généralement, Biden l’a emporté dans toutes les « zones urbaines » (à la définition plus extensive que les « agglomérations » françaises) de plus de deux millions d’habitants, alors que le vote Trump a été prédominant dans les villes petites et moyennes ainsi que dans les campagnes.

Les sondages sortie des urnes montrent que moins le revenu du foyer est élevé, moins on a voté pour Trump. Selon une enquête publiée le jour de l’élection par le New York Times, 57 % des gens dont le foyer gagne moins de 50 000 dollars par an (donc, aux Etats-Unis et selon les régions, des familles pauvres ou modestes) ont voté Biden, mais seulement 43 % (contre 54 % pour Trump) lorsque ce revenu dépasse les 100 000 dollars. Les femmes (à 56 %) ont majoritairement voté Biden, ainsi que les personnes appartenant à des foyers dont un membre au moins est syndiqué (57 %), les plus jeunes (62 % chez les moins de trente ans) et les dites « minorités raciales » [1]
– 87 % pour les Africains-américains, 66 % chez les Latinos et 63 % pour les Asiatiques.

Aux racines du vote Trump

De son côté, Trump a notamment pris l’avantage chez les Blancs (57 %) et, avec des marges plus réduites qu’en 2016, les personnes de plus de 65 ans (51 %) et les hommes (49 %). De façon a priori surprenante, son vote a cependant augmenté par rapport à 2016 au sein des « minorités raciales » : de 13 à 17 % chez les Africains-américains et de 4 à 8 % chez les Africaines-américaines ; de 32 à 35 % chez les hommes hispaniques et de 25 à 28 % chez les femmes de même origine (le phénomène ne pouvant pas s’expliquer par le vote des immigrés cubains anticastristes de Floride, qui sont là depuis longtemps, ni des membres de la communauté vénézuélienne antimaduriste, numériquement bien plus faible et d’installation récente, qui pour beaucoup ne disposent pas encore du droit de vote) ; enfin, le vote Trump est passé de 31 à 36 % dans les autres « catégories », comprenant notamment la population d’origine asiatique.

Mais il faut souligner le fait que pour accroître de façon aussi substantielle (10 millions et plus) le nombre de leurs voix par rapport à 2016, Trump et les Républicains ont surtout réussi à faire voter, principalement dans les zones rurales ou peu urbanisées, de nombreux Blancs, hommes et femmes, qui habituellement ne se rendaient pas aux urnes. Avec deux ressorts.

L’un est celui de la peur et/ou haine raciales, avivées en réaction aux manifestations du nouveau mouvement Black Lives Matter, et dont la montée du suprématisme blanc, avec ses milices fascisantes comme pointe la plus visible, est une claire expression politique. Cela, dans un cadre où les politiciens républicains sont parvenus à convaincre de larges secteurs de la population blanche que toute amélioration de la situation des Africain-américains se ferait à somme nulle et donc à leur détriment. Tout aussi clairement, Trump a systématiquement activé ce mécanisme, pendant que les militants républicains sillonnaient le pays pour inviter leurs semblables à s’inscrire sur les listes électorales et à voter le 3 novembre afin de contrer la tentative de déstabilisation liée aux émeutiers, pilleurs, anarchistes et autres socialistes. (On sait que dans le même temps, Covid oblige, la grande majorité des militants démocrates restaient chez eux, confiants en l’efficacité des milliers de pubs et clips télévisés commandés par leur direction grâce aux donations multimillionnaires – plus de deux fois le montant dont disposaient les Républicains – émanant , pour l’essentiel, du grand capital et des riches.)

Le second ressort, déterminant d’après toutes les enquêtes, et qui explique aussi les évolutions en faveur de Trump au sein des « minorités raciales », a été « l’économie » et, liée à elle, la perception de la crise du Covid. La situation en termes d’emploi, salaire et revenu a été un facteur déterminant pour 82 % des électeurs de Trump, la crise sanitaire l’ayant été pour un autre 82 % chez ceux de Biden. Même dans les conditions de la nouvelle crise déclenchée par la pandémie, nombreux sont ceux qui considèrent que leur situation reste meilleure qu’il y a quatre ans. C’est le cas pour 41 % des électeurs du 3 novembre, qui ont très majoritairement, à 72 %, voté pour Trump (ce qui représente donc près de 30 % de l’ensemble des votants). Seuls 20 % des électeurs du 3 novembre estiment que leurs conditions de vie ont empiré, 38 % déclarant qu’elles sont restées à peu près les mêmes.

Il est un fait que jusqu’à ce que le Covid-19 se mette à sévir, la situation matérielle d’une assez forte majorité d’Américains s’était sensiblement améliorée, dans le cadre de la reprise économique post-crise de 2008 qui avait commencé sous Obama, mais s’est accélérée sous Trump. Selon l’Office national des statistiques, le revenu annuel médian des foyers, qui était de 63 811 dollars en 2007 et de 62 656 dollars en 2016, est ainsi remonté à 68 703 dollars en 2019 (en hausse de 6,8 % par rapport à l’année précédente).

Dans la première phase de l’épidémie, l’administration Trump a multiplié les aides – non seulement aux entreprises, principalement les plus grandes, mais aussi à la population. Chaque Américain, qu’il soit exposé ou non au Covid, a ainsi reçu un chèque fédéral de 1200 dollars. Et les chômeurs, dont le nombre avait grimpé pendant le confinement jusqu’à 40 millions (il est retombé aujourd’hui autour de 12 millions, soit 8 % de la population active), ont bénéficié d’une aide fédérale exceptionnelle de 600 dollars par semaine (réduite désormais à 400 dollars), venant s’ajouter à la faible indemnisation courante qui est du ressort des Etats. Au total, l’indemnisation des salariés au chômage s’est trouvée augmentée de 350 milliards de dollars, tandis que 650 milliards ont été destinés aux petites entreprises. Parmi elles, de nombreuses exploitations agricoles, qui avaient déjà bénéficié d’aides substantielles (pour un montant de 70 milliards de dollars) destinées à compenser les pertes provoquées par la guerre commerciale avec la Chine.

Toutes ces aides, on peut le répéter, ont été versées indépendamment du fait que les populations aient été, ou non, frappées par l’épidémie du Covid. Or, la plupart des Etats « rouges » (couleur du Parti républicain) ont été dans un premier temps peu voire pratiquement pas touchés et, lorsque le virus a commencé à s’y répandre, comme notablement en Floride et au Texas, cela a été avant tout dans les centres urbains dont les populations les plus fragiles ou exposées, en majorité « de couleur », ont été les premières à en payer le prix. Plus généralement, les zones rurales ont été nettement moins affectées que les centres urbains. C’est le cas aussi, et explique en grande partie la structure des votes, dans les Etats du Northern Midwest (Wisconsin, Michigan, Pennsylvanie) qui ont été récupérés pour le vote démocrate à la présidentielle. « L’économie » prédomine clairement sur « le virus » pour la plupart de ces gens, dont un nombre hallucinant pense en outre que les conséquences du Covid-19 ont été volontairement et grossièrement exagérées, voire qu’il n’est que pure invention.

En prenant en compte tous ces éléments, on peut raisonnablement se fier aux observateurs pour lesquels, si Trump n’avait pas si stupidement nié la dangerosité de l’épidémie, et refusé obstinément de mettre en place le moindre programme fédéral sérieux afin de la combattre, il aurait probablement obtenu sa réélection. D’autant qu’il avait l’avantage d’être le sortant (avant lui, depuis 1790, seuls six présidents postulant pour un second mandat n’avaient pas été réélus) et que la configuration du collège électoral lui aurait certainement permis de l’emporter en recueillant trois (comme en 2016) ou quatre millions de voix de moins que son adversaire.

Pas de coup d’Etat, mais une sérieuse crise politique

Les lendemains de l’élection ont été marqués par le déni de Trump, refusant d’accepter sa défaite et d’engager – comme l’avaient fait tous ses prédécesseurs – le processus de la « transition », ses pressions politiques sur des élus républicains responsables de la tenue du scrutin, les manœuvres diverses de son équipe d’avocats afin de faire modifier voire invalider les résultats dans un certain nombre d’Etats, sous les prétextes les plus fantaisistes. Jusqu’à présent, sans résultat tangible. Nous verrons ce qu’il en sera au cours des prochaines semaines, mais la perspective de loin la plus probable est que le 14 décembre, la réunion du collège électoral confirme l’élection de Biden et Harris, ceux-ci prenant ensuite leurs fonctions aux dates et heure prévues, le 20 janvier 2021 à midi, Trump répétant alors, pour sa part, qu’il a été battu « à cause de la fraude ».

Si ce calendrier n’était pas respecté, alors, l’évidente crise politique ouverte depuis le sommet de l’Etat pourrait se transformer en une crise de régime aux conséquences incertaines. Quoique l’investiture de Biden soit d’ores et déjà soutenue par une majorité de membres du Congrès, non seulement à la Chambre des représentants mais aussi au Sénat, ce qui constitue une importante soupape de sécurité.

Pourquoi Trump agit-il de la sorte ? Il y a certainement un fort élément personnel et psychologique, en d’autres termes et sans entrer dans les détails : le type est un psychopathe. Peut-être, comme cela a été dit, vise-t-il à promouvoir une future autre carrière (la marque « Trump TV » vient d’être déposée), et/ou à se positionner en vue de l’élection présidentielle de 2024. Plus sûrement, il s’agit de maintenir l’électorat républicain « sous tension » en vue des deux élections sénatoriales de Géorgie à venir début janvier, ainsi que des échéances ultérieures, tout en s’efforçant de délégitimer la nouvelle présidence et sa future administration.

En attendant, l’actuel occupant de la Maison-Blanche fait feu de tout bois. Il envoie son secrétaire d’Etat (ministre des Affaires étrangères) Mike Pompeo faire une tournée internationale en visitant une nouvelle colonie israélienne sur le plateau du Golan (territoire syrien annexé par Israël en contradiction avec le « droit international »), dénommé Trump Heights, « les Hauts de Trump ». Il annonce de nouvelles « sanctions » et menace de bombarder l’Iran, ce dont il n’aurait été dissuadé – à ce jour – que sous l’insistance des chefs militaires et de membres de son entourage, dont le vice-président Mike Pence. Toujours contre l’avis des chefs militaires et des « experts en sécurité », il vint d’ordonner le rapatriement de 2500 soldats supplémentaires, 500 d’Irak et 2000 d’Afghanistan.

Et il purge, à nouveau, son administration. La première tête à tomber après sa défaite a été celle du secrétaire à la Défense, Mark Esper, qui s’était opposé à la volonté de Trump de faire intervenir l’armée contre les manifestations Black Lives Matter, puis avait osé le contredire à nouveau sur d’autres sujets. La seconde, celle de Christopher Krebs, directeur de l’organisme en charge de la cybersécurité du pays, et notamment dans ce cadre de ses élections, qui avait eu le tort de déclarer qu’« il n’y a aucune preuve qu’aucun système de vote ait supprimé ou oublié des votes, modifié des votes ou se soit trouvé de quelque manière en faute » et, pire encore, que « l’élection du 3 novembre a été la plus sûre de l’Histoire américaine ».

Toute cette agitation ne fait cependant pas un « coup d’Etat ». Pourquoi aborder ici un tel sujet ? Parce que la menace d’un coup d’Etat de Trump, au cas où il perdrait les élections, a été agitée depuis des semaines par des « libéraux » (le courant dominant au sein du Parti démocrate) et des « progressistes », cherchant ainsi à mobiliser les électeurs en faveur de Biden et des candidats démocrates. Mais aussi, ce qui est plus problématique, parce que cette thématique a été reprise par des militants marqués de longue date à gauche et même, pour certains, ayant une longue trajectoire socialiste révolutionnaire.

Parmi ces derniers, tous ou presque se sont par ailleurs basés sur le pronostic ou la crainte d’un coup d’Etat pour appeler à voter Biden. Ce qui est non seulement hautement contestable, mais directement absurde : quelle logique y a-t-il à voter et faire voter pour Joe Biden… afin de prévenir un coup d’Etat ultérieur contre lui ? Si un coup d’Etat était réellement en préparation, la seule chose à faire serait de se préparer dès à présent, et au plus vite, à descendre massivement dans la rue, non en soutien à Biden et aux Démocrates, mais pour faire respecter le droit démocratique de voter – même subverti par le collège électoral et toutes les autres entraves à l’expression de la volonté populaire. Mais dans leur quasi-totalité, les Cassandre du coup d’Etat, notamment à gauche, n’en font rien.

Un coup d’Etat, quelle que soit par ailleurs sa forme – militaire ou « institutionnel » –, nécessite, pour avoir une chance de réussir, trois éléments : premièrement, le soutien de larges secteurs et autant que possible de la majorité du capital, notamment ses secteurs les plus concentrés ; deuxièmement, une base de soutien forte – même si elle reste minoritaire – au sein de la population ; troisièmement, et c’est un élément décisif lorsqu’il s’agit de rompre l’institutionnalité démocratique-bourgeoise, le soutien ou la participation directe de l’armée, en particulier de son corps d’officiers. Voyons si les conditions sont réunies.

La réponse au premier point est sans doute la plus simple et rapide : comme en témoigne le montant des dons des entreprises aux différentes campagnes, la haute bourgeoisie et le grand capital US ont très majoritairement pris position en faveur de Biden. Plus que tout, ces secteurs veulent en effet éviter le chaos – que Trump s’ingénie au contraire à propager – et assurer l’institutionnalité bourgeoise, capitaliste et impérialiste, qui est indispensable à la bonne marche de leurs affaires. Le représentant de cette institutionnalité s’appelle aujourd’hui Joe Biden.

Le trumpisme est un mouvement de masse, qui très majoritairement continue à soutenir son héraut. Selon les sondages, près de 80 % des électeurs de Trump le croient lorsqu’il déclare que l’élection a été entachée de fraudes et lui est « volée ». Mais ce soutien peine à se traduire en mobilisation. Les chaînes câblées ont montré le caractère pour le moins clairsemé de la « Million Maga March » (Marche du Million pour le Make America Great Again – Rendre à l’Amérique sa grandeur –) convoquée en soutien au président sortant, le 14 novembre à Washington D.C., capitale fédérale. Selon les agences et grands titres de presse, très loin du million, elle a réuni quelques milliers de participants, entre 5000 et 10 000. La base trumpiste y répétait en boucle les stupidités auxquelles elle veut croire, mais ne semblait pas prête à en découdre.

Sans un engagement qualitativement plus massif et plus ferme, on ne voit pas comment, dès lors que se produiraient et se généraliseraient des affrontements de rue, un « coup » pourrait avoir la moindre chance de réussite, et donc être sérieusement envisagé. Comme on a pu le lire dans une contribution publiée par The Guardian la « Million Maga March » « n’était pas la marche sur Rome », en référence à la marche sur la capitale italienne des Chemises noires qui propulse Mussolini au pouvoir en 1922, avec l’appui du roi et des grandes fortunes de la péninsule.

L’armée pour Biden

L’institution militaire est traditionnellement plus proche du Parti républicain. Les enquêtes demandant à ses membres d’indiquer leur préférence partisane donnaient systématiquement comme résultat, dans l’ordre, républicain, indépendant puis démocrate. Les évolutions que l’on peut y observer n’en sont que plus significatives. Un sondage publié en août dernier par le journal bimensuel et le site Military Times, destinés comme leur nom l’indique aux personnels des armées, indiquait que la majorité des militaires avait désormais une opinion négative de Trump et pensait voter en novembre pour Biden, cette tendance étant plus forte chez les officiers qu’au sein de la troupe.

Les facteurs de brouille sont légion : les insultes proférées par Trump envers feu John McCain, le « héros de guerre » (au Vietnam) devenu sénateur et candidat à la présidentielle (contre Obama en 2008), mais aussi son ennemi au sein du Parti républicain ; ses déclarations, connues début septembre 2020, qualifiant les soldats étasuniens morts au combat de « losers » (perdants) et « suckers » (gogos, crétins) ; ses relations coupables avec Poutine – l’armée n’aime pas les Russes ; sa volonté de rapatrier le maximum de troupes US à l’étranger – d’Afghanistan, d’Irak mais aussi d’Allemagne ; et, last but not least, la « trahison des alliés kurdes » dans la guerre contre l’Etat islamique – lorsque, une fois l’EI militairement défait, Trump a retiré les troupes US du nord de la Syrie et laissé les combattants et la population kurdes livrés à Erdogan, al-Assad et Poutine. Cette décision, vue comme un manquement à l’honneur, a provoqué dans un secteur de l’armée un véritable traumatisme.

L’armée n’apprécie pas non plus l’absence de visibilité et de continuité dans le commandement. En quatre ans, Trump a fait se succéder pas moins de cinq secrétaires à la Défense. Plus on monte dans la hiérarchie, plus on considère Biden, un fidèle serviteur de l’impérialisme US qui a construit sa carrière sur la défense d’accords « bipartisans », comme un dirigeant bien plus fiable.

Présidant en septembre 2019 à l’installation du général Mark Milley comme nouveau chef d’état-major des armées, Trump avait loué ses qualités en le présentant comme un « ami », qui l’avait « toujours accompagné ». Le 12 novembre 2020, quelques jours après le limogeage du dernier secrétaire à la Défense, et alors que Trump réaffirmait sa volonté de ne pas quitter la Maison-Blanche, Milley a prononcé un discours dans lequel il a notamment déclaré : « Nous ne prêtons pas serment à un roi ou à une reine, à un tyran ou à un dictateur. Nous ne prêtons pas serment à un individu (…) Nous prêtons serment à la Constitution. Et chaque soldat, marin, aviateur, marine, garde-côtes, chacun de nous protégera et défendra ce document, quel qu’en soit le prix à payer ». Le message est on ne peut plus clair : il n’y aura pas de « coup d’Etat ». Parce que l’impérialisme US n’en veut pas.

Que faut-il attendre de Biden et Harris ?

Sans doute, une politique beaucoup plus sérieuse et effective de lutte contre l’épidémie de Covid-19. Mais pour le reste, en particulier les intérêts des classes populaires, rien. Si ce n’est des politiques d’austérité renforcée. Aux Etats-Unis comme ailleurs, un enjeu central de la période qui s’ouvre est de savoir qui va payer le prix de la crise économique déclenchée par la pandémie. Et il va de soi que les capitalistes ne comptent pas verser le moindre centsupplémentaire, au-delà de ce sur quoi leurs représentants se sont accordés avec la campagne Biden (ainsi, l’impôt sur les bénéfices des entreprises, que Trump a abaissé au niveau inéditement bas de 21 %, remonterait à 28 % – moins que ce qu’il était il y a quatre ans). Face à la crise, les 50 Etats – qui sont en charge des services publics de proximité, notamment l’éducation et la santé – ont déjà procédé à de nombreuses coupes budgétaires. Pour 2021, les dépenses qu’ils projettent sont inférieures de 5 % en moyenne à celles de l’année en cours.

Plus généralement, l’administration « Corporate Democrats » de Biden et Harris poursuivra, avec les inflexions nécessaires, le même type de politiques néolibérales que celles menées par ses prédécesseurs démocrates, avec Barack Obama de 2009 à 2016 et avec Bill Clinton de 1993 à 2000. Il est hautement improbable que Biden-Harris lancent un plan national de réponse à la crise qui, sans évidemment s’attaquer aux profits capitalistes, aurait une envergure minimalement comparable au New Deal des années 1930.

Au plan international, la nouvelle administration se montrera plus policée, elle réintégrera un certain nombre d’instances interétatiques (tels l’Accord de Paris contre le réchauffement climatique ou l’Organisation mondiale de la santé), reprendra une collaboration plus étroite avec ses alliés dans le cadre de l’OTAN, relancera peut-être la recherche d’accords commerciaux multilatéraux, mais elle maintiendra la politique de confrontation avec le grand concurrent chinois, qui avait déjà commencé sous Obama. Et qu’on ne s’y trompe pas : le changement d’occupant à la Maison-Blanche ne signifie nullement que les dangers de guerres se trouveraient amoindris. Historiquement, les Démocrates ont lancé et mené bien plus de guerres que les Républicains. Rappelons en outre que c’est Trump qui entend rapatrier les troupes se trouvant en Afghanistan et en Irak – alors que Biden veut les y maintenir.

La question des marges de manœuvre dont disposera réellement la nouvelle administration, notamment face à un Sénat qui resterait contrôlée par les Républicains, est encore floue. Ce qui est certain, c’est que Biden ne se tournera pas vers la gauche de son parti mais recherchera, au nom de la nécessaire union nationale face à la crise, des accords avec des secteurs républicains. L’autre certitude est que si Trump s’en va, le trumpisme, lui, n’est pas prêt de disparaître. Les temps vont être – resteront – troublés. Et les mêmes causes produiront les mêmes effets. Ce sont, dans une large mesure, les politiques d’Obama qui ont créé le monstre Trump, et Biden fera essentiellement la même chose. Trump espère revenir en 2024, mais si ce n’est pas lui ce sera un autre, peut-être pire.

La nouvelle gauche US et ses défis

Après la chute du Mur de Berlin et la dislocation de l’URSS, le terme de « gauche » avait pendant de longues années pratiquement disparu de la politique étasunienne. Qu’il soit réapparu, que les termes de « socialism » et « socialists » soient également reconnus et acceptés à une échelle de masse, marque un tournant. La nouvelle gauche étasunienne, politique mais, bien plus encore, sociale à travers une multitude d’organisations et collectifs locaux, est composée de centaines de milliers de personnes et soutenue par des millions. Elle recouvre un vaste spectre d’opinions et tendances, allant des démocrates progressistes plus ou moins socialisants jusqu’à des révolutionnaires, marxistes ou anarchistes, avec dans l’intervalle toutes les gammes de socialisme ou social-démocratie. Elle a ses figures publiques : le sénateur Bernie Sanders et le groupe des quatre députées à la Chambre des représentants (AOC, Ilhan Omar, Ayanna Pressley, Rashida Tlaib) connu sous le nom de « Squad » (équipe, escouade) et qui, après l’élection du 3 novembre, va se trouver renforcé de quelques nouveaux membres. Et une organisation politique de quelque 80 000 membres avec les Democratic Socialists of America.

Cette gauche aura pour responsabilité d’aider à organiser et de relayer les résistances aux attaques anti-ouvrières et antipopulaires qui viendront de toute part – du gouvernement fédéral, des gouvernements des Etats, d’éventuelles initiatives « bipartisanes », de la majorité ultra-réactionnaire de la Cour suprême. Les terrains de lutte ne manqueront pas : en défense des services publics ; pour l’emploi, les salaires et les conditions de travail ; en défense du droit à l’IVG, à nouveau sérieusement menacé ; contre les violences policières (qui vont inévitablement reprendre, même si Biden-Harris s’en passeraient bien), le système carcéral et toutes les discriminations envers les populations de couleur ; en défense de l’environnement, pour l’interdiction du fracking et toutes les autres mesures indispensables auxquelles Biden s’est refusé…

Pour pouvoir mener un tel combat de façon un peu conséquente, il faudra rompre avec le Parti démocrate. Mais c’est là que le bât blesse. Très majoritairement, la nouvelle gauche reste prise dans les rets de cette formation totalement, indissolublement dévouée au capitalisme et à l’impérialisme. Pour le Squad, la préoccupation première est de tenter de convaincre ses collègues à la Chambre d’adopter des législations « progressistes ». Un des objectifs actuellement mis en avant par la gauche démocrate est d’obtenir la nomination de Sanders au poste de secrétaire au Travail – avec la double illusion, d’une part, que Biden pourrait vouloir s’embarrasser de Bernie au gouvernement, d’autre part, que si ce dernier accédait malgré tout à une telle fonction, il aurait la possibilité d’y faire quoi que ce soit de positif.

La nouvelle situation, dans laquelle le monde du travail et les secteurs opprimés se retrouveront confrontés, au milieu d’une crise générale inédite, à un gouvernement du Parti démocrate, poussera cependant aux délimitations et aux décantations. Avec d’un côté un Congrès divisé et la persistance du trumpisme, de l’autre les aspirations et revendications populaires, il est hautement improbable que Biden et Harris bénéficient d’un quelconque « état de grâce ».

Au sein de la nouvelle gauche, certains élus et responsables sans doute capituleront, mais on peut espérer que d’autres maintiendront le cap de leurs engagements. Ce sont les luttes, les mobilisations de masse (comme celle qui a mis dans la rue, pendant des mois, plus de 20 millions de personnes après l’assassinat de George Floyd) qui seront décisives. Elles seules seront à même d’arracher des concessions, voire des conquêtes. Elles constitueront aussi la base sur laquelle pourrait surgir un nouveau parti à influence de masse, aussi fidèle aux intérêts populaires que Républicains et Démocrates le sont au grand capital impérialiste.


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