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SOURCE : NPA
Ce précieux livre est la réédition des mémoires de Lisa Fittko parues en 1987 aux Editions Maren Sell. Comme l’on sait, Lisa et son mari Hans Fittko furent les organisateurs en 1940-41 – quand il était « minuit dans le siècle » (Victor Serge) – d’un réseau clandestin de passage de la frontière entre la France de Vichy et l’Espagne.
Dans sa magnifique introduction, Edwy Plenel insiste sur la leçon actuelle de cette histoire : les frontières existent pour être traversées et les exilés sont faits pour être accueillis…Un des premiers à emprunter, avec l’aide de Lisa, ce périlleux chemin à travers les Pyrénées fut, en septembre 1940, Walter Benjamin : retenu à Port-Bou par la police espagnole (franquiste), qui veut l’expédier de retour en France, c’est-à-dire à la Gestapo, il préfère se suicider. Ce fut, observe Plenel, un acte non de désespoir mais de protestation : un suicide socratique, entre refus et lucidité. La fin de Walter Benjamin est devenue « un mythe actif, qui invite à prendre le relais d’une course à l’espérance qui, depuis Spartacus, n’aura jamais de fin ». Son dernier écrit, les Thèses Sur le concept d’histoire (1940) sont une bouteille jetée à la mer, une version profane du messianisme juif (Daniel Bensaïd), un appel à la révolution comme interruption de la course à l’abîme. Depuis mai 2007, ce chemin des Pyrénées, conduisant de Banyuls au cimetière maritime de Port-Bou (où fut enterré le philosophe) est devenu « Le chemin Walter Benjamin ».
Lisa Fittko, née Elisabeth Ekstein en 1909, dans une famille juive de Ruténie (Empire austro-hongrois) raconte, dans Mon chemin des Pyrénées (édition allemande originale en 1985) cet épisode marquant de la résistance antifasciste en France. Jeune adhérente à l’Union des élèves socialistes à Berlin, Lisa va se battre, dans les écoles et dans les rues, contre les nazis entre 1929 et 1933 ; même après l’incendie du Reichstag, elle tente, avec des amis, d’imprimer et distribuer des tracts antifascistes. Dénoncée, elle sera obligée à s’exiler à Prague, où elle épousera un autre refugié allemand, Hans Fittko. Leur activité antinazie, en lien avec la résistance intérieure, conduit à leur expulsion de Tchécoslovaquie, ensuite de Suisse, et ensuite des Pays-Bas. Ils finiront donc par s’exiler en France, où ils seront internés, en 1939, comme « ressortissants d’un pays ennemi »… Après un passage par le Vel d’Hiv à Paris (le Vélodrome d’hiver transformé en camp de détention, NDLR), Lisa sera expédiée, par la police française, au camp de Gurs dans les Pyrénées, avec des milliers d’autres réfugiés juifs ou antifascistes allemands : un des chapitres les plus honteux de l’histoire, peu glorieuse, de la IIIe République. Profitant de la confusion résultant de la capitulation de Pétain, Lisa et quelques amies s’échappent de Gurs : « On revient tout de suite » fut leur dernier message à la sentinelle du camp…
Refugiés à Banyuls, les Fittko apprennent, grâce au maire socialiste de la ville, M. Azéma, l’existence d’un sentier – la « route Lister », du nom d’un célèbre général républicain espagnol – conduisant, à travers les Pyrénées, en Espagne. Avec un peu de chance, les réfugiés pouvaient atteindre le Portugal, et à partir de Lisbonne, l’Amérique. Un des premiers « clients » fut Walter Benjamin, venu, à l’aube du 25 septembre, frapper à leur porte. Lisa conduisit celui qu’elle appelait « le vieux Benjamin » (il n’avait que 48 ans !), un homme corpulent, à la politesse exquise, avec ses amis, Mme Gurland et son fils, jusqu’en haut de la crête, d’où l’on pouvait apercevoir Port-Bou en Espagne. La descente fut facile, mais elle se termina tragiquement, comme l’on sait, pour le « vieux Benjamin » ; mais après sa mort, on permit à Mme Gurland et son fils de poursuivre leur route.
Ayant pris connaissance de cet épisode, Varian Fry, du Emergency Rescue Committee (Centre américain de secours) établi à Marseille, qui tentait, avec l’énergie du désespoir, de sauver des artistes et intellectuels des griffes de la Gestapo – omniprésente en « zone libre » sous le doux titre de « commission de l’armistice » – prit contact avec les Fittko, pour leur demander d’établir, à Banyuls, une base pour le passage en Espagne. Pour les persuader, il pensa leur proposer de l’argent : « how much ? » Réponse de Hans Fittko : « De l’argent ? Vous ne savez point ce qu’est un antifasciste ? Comprenez-vous le sens du mot conviction ? ». Varian Fry s’excusa platement et des liens de collaboration furent établis.
Pendant six mois, Lisa et Hans Fittko firent passer par la « route Lister » – rebaptisée par Varian Fry, « route F » (de Fittko) – une centaine de réfugiés, en trois passages hebdomadaires. Il fallait partir avant l’aube, s’habiller comme les habitants locaux, et se mêler aux vignerons qui escaladaient la montagne, pour tromper la vigilance des douaniers et policiers. Varian Fry proposa cette solution à Breitscheider, le président du groupe parlementaire social-démocrate allemand avant 1933, exilé en France ; hélas, celui-ci, et son ami Rudolf Hilferding, célèbre économiste marxiste, refusèrent cette proposition « illégale ». Breitscheider croyait aux promesses du gouvernement français et il déclara même à des amis que « Hitler n’osera pas demander notre extradition » ! Comme l’on sait, les deux furent arrêtés par Vichy, rendus à la Gestapo, et assassinés.
Avec le remplacement du maire socialiste de Banyuls par un collabo, leur activité devient de plus en plus risquée : Hans et Lisa décident de partir à leur tour pour Port-Bou ; à leur arrivée en Espagne, la joie d’échapper à la Gestapo est mêlée de tristesse : « nous sommes sur le sol où tant de sang a coulé pour la liberté »… Ils réussiront, à partir du Portugal, à prendre un bateau pour Cuba, où ils passeront les années de la guerre. Ils avaient du mal à croire aux nouvelles qui arrivaient sur l’extermination des juifs d’Europe. Hans, qui rêvait de revenir en Allemagne, déclarait : « Un jour, nous ferons payer tout cela aux nazis ». Les deux finiront par partir aux États-Unis.
Hans décéda en 1960, mais Lisa, qui disparut à Chicago en 2005, put encore assister, en 1994, à l’inauguration du monument en honneur à Walter Benjamin, œuvre de l’artiste israélien Dani Karavan. Elle avait l’habitude de répéter à ceux qui voudraient l’écouter : « Ceux qui disent, ‘cela ne peut pas arriver chez nous’ n’ont rien compris »…
Walter Benjamin, marxiste atypique
Il y a 80 années Walter Benjamin (1892-1940) est tombé, victime du fascisme qu’il n’avait pas cessé de dénoncer dans ses écrits. Proche ami de Bertolt Brecht et de Gershom Scholem, attiré par la théologie juive et le marxisme révolutionnaire, il laisse une œuvre fragmentaire qui va du drame baroque allemand aux déambulations dans les passages parisiens, en passant par le surréalisme et Charles Baudelaire. Plutôt proche de l’anarchisme dans sa jeunesse, il va découvrir le marxisme en 1923, grâce à la lecture deHistoire et conscience de classe de György Lukacs, et la rencontre (amoureuse) avec la bolchévique lettone Asja Lacis.
Exilé en France après la prise du pouvoir d’Hitler, il survit difficilement grâce à l’aide de ses amis de l’École de Francfort (Adorno, Horkheimer) établis à New York. Parmi ses proches amis à Paris, quelques figures juives allemandes exilées en France, comme Hannah Arendt. Son dernier texte, énigmatique et d’une intensité extraordinaire, les Thèses Sur le concept d’histoire (1940), associent, d’une façon hétérodoxe et singulière, le messianisme juif et le matérialisme historique.
Walter Benjamin est un penseur original et inclassable : révolutionnaire et critique du « progrès », matérialiste historique et attiré par la théologie, c’est une sorte de marxiste libertaire. Proche du communisme, il envisage même, en 1926, d’adhérer au Parti communiste allemand – ce qu’il ne fera pas… En 1928-29 il visite l’Union soviétique : dans son Journal de ce séjour, on trouve des observations critiques, qui suggèrent d’une certaine sympathie pour l’opposition de gauche.
Walter Benjamin n’était pas « trotskiste » mais il a manifesté, à plusieurs reprises, un grand intérêt pour les idées du fondateur de l’Armée Rouge. Dans une lettre à Gretel Adorno, du Printemps 1932 – une époque où Trotsky était dénoncé comme « traître » par les staliniens – il écrit : « J’ai lu L’histoire de la révolution de février de Trotsky et suis sur le point de finir son Autobiographie. Depuis des années je n’ai rien assimilé avec une pareille tension, à couper le souffle. Vous devez sans hésitation lire les deux livres ».
Si, au cours des années 1933 – 1935 il semble, dans certains de ses écrits, se rapprocher du marxisme soviétique, à partir de 1936 il commence à prendre des distances ; par exemple, dans une lettre de mars 1938, il dénonce « le compromis, en Espagne, de l’idée révolutionnaire avec le machiavélisme des dirigeants russes ». Cependant, il croit encore, comme en témoigne sa correspondance, que l’URSS, malgré son caractère despotique, est le seul allié des anti-fascistes. Cette croyance s’effondre en 1939, avec le pacte Molotov-Ribbentrop : dans ses Thèses Sur le concept d’histoire (1940), il dénonce la « trahison à leur propre cause » des communistes staliniens.