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SOURCE : NPA
Retour sur les racines du fondamentalisme islamique, la spécificité des courants dits « djihadistes » et sur leurs implications, tactiques et stratégiques, pour la gauche.
Le fondamentalisme religieux doit tout d’abord être appréhendé comme un phénomène international, pas quelque chose d’unique au Moyen-Orient ou dans d’autres sociétés avec des populations à prédominance musulmane. En outre, la gauche doit veiller à ne pas confondre l’islam et le fondamentalisme islamique. Nous devons faire une distinction nette entre la religion islamique et les groupes fondamentalistes. Si nous ne parvenons pas à faire cela, nous risquons de tomber dans l’islamophobie promue par les classes dirigeantes américaines et européennes et leurs relais médiatiques.
Les racines du fondamentalisme islamique
Le fondamentalisme islamique est issu des conditions politiques et économiques spécifiques du Moyen-Orient, où les puissances impérialistes ont eu un impact essentiel et continu sur les États et l’économie politique de la région. Après la découverte du pétrole dans les années 1920 et 1930 dans les pays du Golfe, en particulier l’Arabie saoudite, les puissances impérialistes ont vu comment la région pouvait jouer un rôle potentiellement décisif dans la détermination de la fortune du capitalisme à l’échelle mondiale.
Les puissances impérialistes occidentales, principalement les États-Unis, ont joué un rôle clé dans la formation des États rentiers de la région, en particulier les monarchies du Golfe, comme l’Arabie saoudite, qui génèrent des revenus immenses par la vente de leur pétrole et leur gaz naturel aux conglomérats pétroliers internationaux. Depuis les années 1980, ces États ont adopté un modèle néolibéral axé sur l’investissement spéculatif dans la recherche de bénéfices à court terme dans les secteurs improductifs de l’économie, en particulier dans l’immobilier.
Les États-Unis ont utilisé leur partenariat stratégique avec l’Iran (jusqu’au renversement du Shah en 1979), Israël et l’Arabie saoudite pour dominer la région. Il les a soutenus pour faire face à des régimes nationalistes arabes comme l’Égypte sous Gamal Abdel Nasser, les mouvements communistes et de gauche de la région, et diverses luttes populaires et nationales, qui ont généralement visé une plus grande souveraineté, plus de justice sociale, et l’indépendance pour leurs pays vis-à-vis de la domination impériale. Dans ce cadre, l’Arabie saoudite a promu et financé divers mouvements fondamentalistes islamiques sunnites, en particulier les Frères musulmans (FM), pour contrer les nationalistes et la gauche.
Israël a utilisé une stratégie similaire dans les territoires palestiniens occupés, en particulier dans la bande de Gaza dans les années 1970 et 1980, en réprimant les forces nationalistes et progressistes de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) tout en permettant l’expansion des mouvements fondamentalistes islamiques concurrents. Le renversement du régime du Shah durant la révolution iranienne et l’établissement ultérieur de la République Islamique d’Iran en 1979 ont stimulé les mouvements fondamentalistes chiites dans la région.
La crise des régimes nationalistes arabes après la défaite cuisante face à Israël en 1967 et le début de la stagnation de leurs méthodes de développement d’un capitalisme d’État a ouvert l’espace politique pour le développement des mouvements fondamentalistes. Ces régimes ont opté, dans leur grande majorité, pour un rapprochement avec les pays occidentaux et leurs alliés du Golfe et ont adopté le néolibéralisme, mettant un terme à de nombreuses réformes sociales qui leur avaient valu une popularité parmi des secteurs des travailleurs et des paysans. Les régimes se sont également retournés contre le mouvement national palestinien, cherchant des compromis avec Israël. Parallèlement, tous les régimes nationalistes arabes et d’autres, comme en Tunisie, ont volontairement soutenu les mouvements fondamentalistes islamiques ou ont permis leur développement contre les groupes de gauche et nationalistes.
Le dernier développement significatif qui a alimenté la montée du fondamentalisme a été la rivalité politique croissante entre l’Arabie saoudite et l’Iran. Chaque État a instrumentalisé son propre fondamentalisme confessionnel pour atteindre ses objectifs contre-révolutionnaires.
Ce sont ces conditions matérielles historiques modernes qui ont donné naissance au fondamentalisme islamique sunnite et chiite.
Différences entre les gradualistes et les djihadistes
Des organisations telles que le soi-disant État islamique (EI), al-Qaïda, les diverses branches des Frères musulmans (FM) et le Hezbollah ont des différences quant à leur formation, leur développement, leur composition et leur stratégie. Néanmoins, ils partagent un projet politique commun, malgré des divergences significatives. Toutes les variantes du fondamentalisme islamique partagent un objectif réactionnaire et confessionnel commun consistant à établir « un État islamique basé sur la charia » qui préserve l’ordre capitaliste néolibéral existant.
Mais les groupes fondamentalistes islamiques utilisent différentes stratégies et tactiques pour atteindre leurs objectifs. Les gradualistes comme les FM et le Hezbollah participent aux élections et aux institutions étatiques existantes. En revanche, les djihadistes comme al-Qaïda et l’EI considèrent ces institutions comme non islamiques et se tournent plutôt vers des tactiques de guérilla ou de terrorisme dans l’espoir d’une éventuelle saisie de l’État. Parmi les djihadistes, il y a également des débats et des divisions sur les tactiques et les stratégies pour atteindre leur objectif d’un État islamique. Dans divers contextes et périodes historiques, les différents courants fondamentalistes ont parfois collaboré et à d’autres époques ont été en compétition et se sont même affrontés.
Même si ces mouvements partagent tous un programme politique et une vision de la société réactionnaire et autoritaire, les organisations de gauche doivent néanmoins reconnaître les différences entre les courants gradualistes des mouvements fondamentalistes islamiques tels que le Hezbollah et les FM d’un côté, et des groupes djihadistes comme al-Qaïda et l’EI de l’autre. Ces mouvements ne sont pas les mêmes, et la gauche doit les aborder et les traiter différemment. Il est ainsi possible d’imaginer une unité d’action avec des courants gradualistes dans des contextes spécifiques pour des objectifs précis et à court terme. La gauche pouvait et a collaboré avec les FM sur la place Tahrir au Caire en Égypte pendant les dix-huit jours de mobilisations massives contre le dictateur Moubarak. Il est tout simplement impossible d’envisager des collaborations similaires avec al-Qaïda et l’EI. En Syrie, ces groupes ont attaqué des activistes et manifestants pour avoir brandi des slogans démocratiques et non confessionnels.
La base de la classe du fondamentalisme islamique
La base sociale historique du fondamentalisme islamique, dès l’aube du vingtième siècle, est la petite-bourgeoisie. Bien sûr, les formations fondamentalistes de chaque pays ont leur propre histoire particulière, mais elles partagent toutes des racines dans divers éléments de la petite-bourgeoisie.
Les partis fondamentalistes islamiques cherchent à rétablir la Ummah, une entité religio-politique qui rassemblerait touTEs les musulmanEs et transcenderait les clivages qui les divisent aujourd’hui. La lutte des classes est donc considérée comme une chose négative car elle fragmente la Ummah. Au fil du temps, les dirigeants petits-bourgeois des mouvements fondamentalistes ont de plus en plus approfondi leurs liens avec la bourgeoisie, même s’ils tentent de préserver leur base de soutien dans diverses classes sociales. Ils utilisent les organismes de charité pour gagner l’allégeance de sections des classes populaires à leur projet réactionnaire.
Les tensions entre, d’un côté, le leadership de plus en plus bourgeois des fondamentalistes et, de l’autre, sa base sociale dans les sections petites-bourgeoises et appauvries de la paysannerie et des classes des salariéEs de l’autre, ont produit des contradictions dans leur programme et leurs activités politiques. D’une part, ils professent un engagement envers l’égalité et la justice sociale qu’ils abordent principalement par des mesures par en haut, par des projets de bienfaisance et de charité. Mais d’autre part, ils préconisent et mettent en place les principes des politiques économiques néolibérales et dénoncent les mouvements sociaux d’en bas, en particulier les mouvement syndicaux.
Puissances régionales et impérialistes et le fondamentalisme islamique
Les puissances impérialistes et régionales ont utilisé les fondamentalistes islamiques pour accroître leur influence et diminuer celle de leurs adversaires au Moyen-Orient. L’Iran a soutenu le Hezbollah au Liban et des organisations fondamentalistes islamiques chiites comme al-Da’wa en Irak. L’Arabie saoudite a soutenu les FM jusqu’en 1991, puis divers mouvements salafistes après cette rupture. Le Qatar a remplacé l’Arabie saoudite en tant que principal soutien des FM après 1991, tout en finançant d’autres organisations, salafistes. Ces États capitalistes ne soutiennent pas les fondamentalistes pour des raisons religieuses, mais comme un moyen d’accroître leur pouvoir régional, d’affaiblir leurs adversaires, et de détourner ou de réprimer les mouvements sociaux démocratiques par en bas.
Les puissances impérialistes ont également soutenu les mouvements fondamentalistes pour leurs propres objectifs. Les États-Unis étaient initialement favorables à l’élection des FM au gouvernement en Égypte et en Tunisie au début des soulèvements populaires de la région Moyen-Orient-Afrique du Nord, les considérant comme un moyen de stabiliser et de préserver l’ordre existant sous une nouvelle direction. Washington les voyait selon les termes de Giuseppe Tomasi di Lampedusa Tancredi dans son œuvre le Guépard : « Si nous voulons que tout reste tel que c’est, il faut que tout change ».
Auparavant, les États-Unis, avec l’aide de leurs alliés dans la région, y compris l’Arabie saoudite et le Pakistan, ont injecté des milliards de dollars dans la formation et l’armement des combattants et groupes fondamentalistes islamiques à partir de 1979. Ils ont soutenu de tels groupes en Afghanistan dans le but d’affaiblir leur ennemi de la guerre froide, l’Union soviétique. Al-Qaïda est issu de ce processus. L’impérialisme américain a contribué à constituer l’aile la plus extrémiste du fondamentalisme islamique qui se tournera plus tard contre Washington.
Ni « islamo-fasciste »…
La montée du fondamentalisme islamique a conduit à de vifs débats entre les socialistes sur la manière de le caractériser et de se positionner vis-à-vis des mouvements qui s’en réclament. Certains à gauche ont caractérisé les diverses tendances du fondamentalisme islamique, y compris les FM, comme des « islamo-fascistes ».
Le fondamentalisme islamique n’est pas une forme de fascisme. Comme l’explique Gilbert Achcar : « L’analogie avec le fascisme ne tient pas compte des différences majeures entre les deux courants et ne se concentre que sur certaines caractéristiques organisationnelles communes à des partis très différents basés sur les mobilisations de masse et l’endoctrinement, y compris la tradition stalinienne. Contrairement au fascisme historique, les FM n’ont pas émergé dans des pays impérialistes en réaction à un mouvement ouvrier contestant le capitalisme et afin d’incarner une version plus dure de l’impérialisme1 ».
Par exemple, les FM en Égypte ont été fondés en 1928 en réaction à l’effondrement de l’Empire ottoman, à l’occupation britannique, à la propagation d’idéologies et d’organisations laïques et d’influences culturelles étrangères. Les mouvements fondamentalistes islamiques chiites se sont propagés de Najaf, en Irak, à travers un réseau transnational clérical avec l’objectif de s’opposer aux idéologies et organisations laïques et communistes. Ces éléments sont complètement différents du fascisme européen.
En outre, les mouvements fondamentalistes islamiques visent généralement à unifier la Ummah indépendamment des limites territoriales et ethniques. Ils font aussi référence et / ou veulent restaurer un système politique passé mystifié : le califat. C’est en contradiction nette avec les mouvements fascistes, qui veulent définir la nation en termes ethniques et construire un nouvel ordre et une nouvelle civilisation.
Le fascisme est aussi une caractérisation inexacte des groupes djihadistes tels que l’EI et al-Qaïda. Bien sûr, il s’agit de groupes violents, confessionnels, dotés d’une vision totalitaire de la société. Ils sont néanmoins très différents du fascisme dans leur origine et leur nature. L’EI est par exemple né de l’occupation américaine de l’Irak. Il s’est développé à partir d’al-Qaïda en Iraq, qui a combattu à la fois l’occupation américaine et le régime fondamentaliste islamique chiite installé par les États-Unis et soutenu par l’Iran. Il s’est plus tard propagé à la Syrie alors qu’il tentait d’établir un califat islamique sunnite. Ces formations sont les conséquences de l’impérialisme et des contre-révolutions au Moyen-Orient.
Les mouvements djihadistes n’ont pas les caractéristiques typiques du fascisme. Ils opèrent principalement comme une armée ou un réseau terroriste plutôt que comme un mouvement politique de masse avec une branche armée.
Sur la base de cette identification erronée du fondamentalisme comme fasciste, certains à gauche ont soutenu de manière désastreuse les anciens régimes dans la région. Ils l’ont fait, et le font encore parfois, dans l’espoir que les anciens régimes freineront l’influence et / ou les avancées des fondamentalistes. Cela a conduit à des résultats catastrophiques et renforcé encore davantage les campagnes répressives contre toute forme d’oppositions, y compris de gauche et démocrates.
… ni « réformiste et anti-impérialiste »
Désigner le fondamentalisme islamique comme fasciste et soutenir les régimes existants ne fera que reculer et retarder le projet de construction d’une gauche progressiste et indépendante. Une minorité à gauche a tenté de présenter une alternative à ce point de vue en caractérisant les organisations fondamentalistes islamiques comme étant des réformistes et même des anti-impérialistes avec lesquelles la gauche peut et devrait collaborer dans des fronts unis, sous certaines conditions.
En dépit des nombreuses lacunes des organisations réformistes, il est trompeur de les comparer à la version gradualiste du fondamentalisme islamique. Les partis et les mouvements comme les FM et le Hezbollah n’ont jamais cherché dans leur histoire, ni même prétendu avoir cherché à démanteler progressivement le capitalisme. C’est plutôt le contraire en fait ; les mouvements fondamentalistes gradualistes ont historiquement soutenu le capitalisme, y compris son régime d’accumulation néolibérale actuel.
Comme nous l’avons vu, l’origine sociale et la composition du leadership et de ses membres des mouvements fondamentalistes sont très différentes des partis sociaux-démocrates. La base sociale des fondamentalistes est la petite-bourgeoisie, alors que la base sociale de la social-démocratie est la classe des salariéEs. En outre, le leadership des mouvements fondamentalistes gradualistes, comme nous l’avons mentionné, a subi un processus d’embourgeoisement. Les capitalistes ont joué et jouent maintenant un rôle croissant et explicite dans ces partis et ces mouvements.
Les mouvements fondamentalistes gradualistes, contrairement aux réformistes les plus néolibéraux, favorisent un programme politique conservateur, confessionnel, sexiste, homophobe et hostile aux salariéEs.
C’est aussi une erreur de voir le fondamentalisme comme une expression déviée ou détournée de l’anti-impérialisme. Les fondamentalistes placent la lutte sur le plan d’une bataille de cultures et de religions. Ils considèrent l’impérialisme comme un conflit entre « Satan » et les fidèles opprimés. À cet égard, les fondamentalistes islamiques font écho à la conception de Samuel Huntington du monde en tant que « choc des civilisations », où la lutte contre l’Occident repose sur un rejet de ses valeurs et de son système religieux plutôt que sur les relations internationales d’exploitation.
Ainsi, ils n’ont pas de vision du monde anti-impérialiste. Les ailes djihadistes et gradualistes du fondamentalisme islamique ont d’ailleurs tout deux eu des sponsors étatiques impérialistes et régionaux à différents moments de leurs histoires.
Construire une alternative progressiste
En réalité, les différentes forces fondamentalistes islamiques constituent la deuxième aile de la contre-révolution, la première étant les régimes existants. Au lieu de se tourner vers l’une ou l’autre de ces deux forces, la gauche doit se concentrer sur la construction d’un front indépendant, démocratique et progressiste qui tente d’aider à l’auto-organisation des travailleurEs et des oppriméEs. C’est seulement à travers ce processus que notre camp peut se considérer comme une classe avec des intérêts communs avec d’autres travailleurEs, et opposé aux capitalistes. Les politiques progressistes doivent être fondées sur la défense et l’encouragement de l’auto-organisation des classes populaires dans le but de lutter pour la démocratie. Les luttes des salariéEs à elles seules ne suffiront pas pour unir les classes des salariés. Les organisations de gauche dans ces luttes doivent également défendre la libération de touTEs les oppriméEs (femmes, minorités religieuses, communautés LGBT, groupes raciaux et ethniques opprimés…).
Qu’est-ce que cette analyse signifie pour les questions stratégiques et tactiques dans la lutte ? Cela ne signifie pas que la gauche devrait refuser les unités d’actions dans un contexte particulier pour des demandes précises avec les secteurs gradualistes du fondamentalisme islamique. Si ces actions peuvent faire progresser la cause des exploitéEs et des oppriméEs, alors une telle unité d’action tactique est juste. Des alliances tactiques à court terme peuvent être faites avec le diable, mais ce diable ne doit jamais être confondu avec un ange. Il ne devrait pas y avoir d’orientation à long terme basé sur une unité stratégique avec les fondamentalistes gradualistes.
La gauche doit construire sa propre organisation politique et participer à la lutte pour la libération et la démocratie, parfois en unité tactique avec les fondamentalistes gradualistes, mais toujours dans la perspective de gagner les exploitéEs et les oppriméEs et les éloigner de cette seconde force de la contre-révolution.
- 1.Gilbert Achcar, « Islamic fundamentalism, the Arab Spring, and the Left », International Socialist Review, n°103, hiver 2016-2017. Cela ne signifie pas cependant que des organisations fascistes ne peuvent pas apparaître dans des pays extérieurs au monde occidental, en particulier avec l’émergence, au cours des dernières décennies, de nombreux nouveaux centres d’accumulation de capitaux – nouveaux pays industrialisés qui ont une influence politique certaine et sont des sites d’investissements régionaux importants.