“Professeurs, nous sommes en train de devenir ces ouvriers d’usine qui vivent au rythme de leur machine”

AVANT-PROPOS : les articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » ne représentent pas les positions de notre tendance, mais sont publiés à titre d’information ou pour nourrir les débats d’actualités.

SOURCE : Marianne

Frédéric Dufoing, professeur de philosophie en Belgique et essayiste, explique en quoi la soumission à la technique est néfaste pour le système éducatif.

Les critiques contre notre système d’enseignement ne manquent pas. Il fut considéré comme une machine de propagande destinée à formater les esprits, laquelle réussit effectivement à susciter l’enthousiasme des malheureux hachés menu à Verdun. Il fut dénoncé comme une institution destinée à faire accepter les inégalités de salaires tout autant que la hiérarchisation entre fonctions “manuelles” et “intellectuelles” par la légitimation des diplômes, des jugements certificatifs ou la logique dite de l’ascenseur social  puisque le “haut” diplôme était une marque d’intelligence et de dignité et que la “promotion” permise par les études indiquait que, nécessairement honteux de ses origines, un fil d’ouvrier pouvait donc devait devenir par ses mérites scolaires un avocat ou un ingénieur.

Il lui fut reproché à la fois de détruire la culture populaire ou les dialectes et d’être profondément inégalitaire puisque la culture enseignée était celle d’une certaine élite, si bien que ceux qui n’en étaient pas membres, n’ayant pas les mêmes acquis au départ, avaient plus difficile à en intégrer les normes.

LES OBJECTIFS DU SYSTÈME ÉDUCATIF

À l’inverse, on l’accusa de niveler par le bas par la réduction de ses exigences, notamment en ne sélectionnant pas assez les plus méritants (d’autres diraient les plus conformes). Plus récemment, on l’accusa de ne pas être assez adapté au marché du travail dans la mesure où des élèves devaient rester coincés dans des apprentissages jugés inutiles (par eux ou les employeurs) ou, au contraire de l’être trop en spécialisant trop tôt les élèves, réduisant la considération de leur intelligence à certains aspects étroits et pas à d’autres (artistiques, sociaux, créatifs). On argua aussi qu’il se caractérisait désormais par la fin de l’intégration d’une culture (civique, historique, littéraire) commune, qu’une trop grande ouverture à d’autres référents culturels renforçait de surcroît – tandis que d’autres jugeaient cette ouverture comme enrichissante.

Certains proclamèrent que l’enseignement n’était pas adapté au monde moderne de l’image et de la littératie techno-informatique tandis que d’autres, se basant sur l’histoire du développement humain, dirent qu’emprisonner pendant 20 ans des individus dans des cages à bancs, sans ou a fortiori avec des écrans, ne correspondait pas à ce pour quoi leur cerveau et leur corps s’étaient construits durant l’évolution.

Toutes ces critiques sont, d’une manière ou d’une autre, d’un point de vue ou d’un autre, légitimes. L’oscillation parfois folle – mais toujours effroyablement technocratique dès qu’elle s’institutionnalise – n’a jamais cessé, et au fond, le système éducatif ne devait jamais vraiment fonctionner parce que, au-delà des rituels et de l’obligation légale de s’y plier, il n’existait aucun consensus à propos de ses buts et de ses moyens. C’est ce qui faisait sa faiblesse mais aussi, finalement, sa richesse tangible : il y avait un espace pour l’action, les initiatives et le combat des parents, élèves ou enseignants.

Quoique non sans luttes, sacrifices, défaites et fuites vers un improbable en dehors, y avait place, en son sein comme à la marge, ou en orbite, ou carrément hors de toute orbite, pour des Freinet, des Freire, des Montessori, des Dewey et bien d’autres, souvent anonymes, des tâtonnements empiriques ou des théories audacieuses, des personnalités géniales, érudites, charismatiques, originales, précieuses comme tel ou tel enseignant dont nous sommes quelques-uns, ou les seuls, à nous souvenir avec émotion et enthousiasme – pour ma part, c’était mon extraordinaire prof de philosophie moderne, Daniel Giovannangeli.

Or, cette absence de consensus est en train de disparaître. Non parce que tout le monde s’entend sur les buts du système éducatif, mais parce que personne n’a plus rien à dire sur ses moyens : les moyens, en l’occurrence les moyens techniques, sont en train de s’imposer et ils vont inexorablement et mécaniquement entraîner tout le reste. C’est un phénomène nouveau et absolument terrifiant, contre lequel Jacques Ellul nous avait déjà mis en garde il y a bien longtemps : il n’y a plus besoin de buts quand on a certains moyens.

L’ÉDUCATION ET LA TECHNIQUE

Cette technique qui s’impose à la fois aux pédagogies des disciplines (la stratégie) et aux didactiques des profs (la tactique) comporte deux volets : un aspect proprement technologique – l’informatisation des cours et une littératie orientée vers les écrans – et un aspect de standardisation administrative qui passe par les évaluations, à la fois des élèves et du travail des profs. Car depuis trente ans, l’enseignement se fond lentement et sûrement dans un moule technocratique qui standardise, uniformise le savoir et, plus que jamais, le traitement cognitif de ce savoir par les élèves, en standardisant et uniformisant la manière dont les profs le font construire.

Pour le dire plus simplement : nous, professeurs, sommes en train de perdre complètement le contrôle et la réflexion sur notre propre travail, notre liberté académique : nous ne sommes désormais plus libres de le réajuster ou de l’élaborer de manière créative, ou encore spontanée. Nous devons penser l’apprentissage en fonction des évaluations, de la mesure des résultats des élèves, des écoles, et donc des profs, et de ce que permet le système informatique au travers duquel nous sommes obligés de passer.

La mesure de la performance de nos élèves est devenue la mesure de la qualité de notre travail, l’obligation de moyens s’est transformée en une obligation de résultat, et un art en une technique : nous travaillons pour être conformes à ce que mesurent ces instruments. Mais ce n’est pas fini : cette mesure se double, précisément, d’une surveillance accrue des moyens que nous utilisons, ainsi que d’un rétrécissement de ceux-ci : construire le savoir de nos élèves devient produire des traces informatisées, des “datas”, prouver que nous travaillons, et que nous travaillons bien, par l’usage des tics, ce Graal de notre époque.

Autant dire que l’affaire du coronavirus est venue comme un formidable accélérateur du phénomène : plus de résistance possible aux tableaux numériques ou aux ordinateurs quand il faut carrément faire ses cours, les générer, les gérer pour et par internet.

Ainsi somme-nous dorénavant, et comme nos malheureux élèves, surveillés et contrôlés en temps réel, et susceptibles d’être jugés par les indices de pratiques que nous laissons, ou ne laissons pas : nombre, récurrence et longueur des connexions ; temps de réactions et quantité des feed-back ; nombre et nature des travaux envoyés ; variété des exercices soumis aux élèves ; volonté ou non à utiliser ces  signes de notre exaltation productive que sont les gadgets mis en ligne mis à notre “disposition”, que les pressions sociales, professionnelles et académiques nous forcerons à utiliser quand bien même ils n’ont aucune utilité absolue ou didactique, empirique; précision et justifications des évaluations constantes qui ne cherchent pas à savoir si l’élève a compris, mais s’il sait se plier aux consignes, procédures et démarches administratives croissantes ; obligation du travail collaboratif désormais lui aussi évaluable, quantifiable…

QUANTIFIER

Car le fin mot est là : quantifier, faire des statistiques, des tableaux de pilotage… Peu importe le bon choix d’une métaphore, d’un exemple, l’explication et la pratique d’une procédure remise en cause et modifiée avec les élèves, la sympathie, l’empathie, l’enthousiasme, la personnalité, l’écoute attentive, les apports des élèves eux-mêmes, toutes ces bifurcations, ces torsions, ces interruptions, ces commentaires, ces digressions, ces improvisations qui font ce qu’est l’enseignement depuis qu’on enseigne, qui permettent d’élaborer du, voire le sens : cela n’a plus sa place. Cela n’a plus non plus son temps.

Ainsi somme-nous dorénavant, et comme nos malheureux élèves, surveillés et contrôlés en temps réel, et susceptibles d’être jugés par les indices de pratiques que nous laissons, ou ne laissons pas : nombre, récurrence et longueur des connexions ; temps de réactions et quantité des feed-back ; nombre et nature des travaux envoyés ; variété des exercices soumis aux élèves ; volonté ou non à utiliser ces  signes de notre exaltation productive que sont les gadgets mis en ligne mis à notre “disposition”, que les pressions sociales, professionnelles et académiques nous forcerons à utiliser quand bien même ils n’ont aucune utilité absolue ou didactique, empirique; précision et justifications des évaluations constantes qui ne cherchent pas à savoir si l’élève a compris, mais s’il sait se plier aux consignes, procédures et démarches administratives croissantes ; obligation du travail collaboratif désormais lui aussi évaluable, quantifiable…

QUANTIFIER

Car le fin mot est là : quantifier, faire des statistiques, des tableaux de pilotage… Peu importe le bon choix d’une métaphore, d’un exemple, l’explication et la pratique d’une procédure remise en cause et modifiée avec les élèves, la sympathie, l’empathie, l’enthousiasme, la personnalité, l’écoute attentive, les apports des élèves eux-mêmes, toutes ces bifurcations, ces torsions, ces interruptions, ces commentaires, ces digressions, ces improvisations qui font ce qu’est l’enseignement depuis qu’on enseigne, qui permettent d’élaborer du, voire le sens : cela n’a plus sa place. Cela n’a plus non plus son temps.


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