Friedrich Engels, 200 ans et toujours jeune

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SOURCE : Blog de Romaric Godin

L’ami et éditeur de Marx est né le 28 novembre à Barmen, aujourd’hui Wuppertal. Sa contribution a toujours été très discutée, mais elle est sans doute plus complexe que celle d’un simple « général » du marxisme.

 

Le 28 novembre 1820, voici donc exactement deux siècles, naissaient à Barmen, devenu depuis un quartier de Wuppertal, Friedrich Engels. Cet anniversaire est surtout l’occasion de rappeler l’intérêt pour notre époque de cette figure fondatrice du mouvement ouvrier. On a souvent dit combien Engels était « l’ombre » de Marx, son double à la fois inférieur mais indispensable. Le couple « Marx-Engels » n’est pas qu’une formule de style. Sans Engels, Marx n’aurait sans doute pas pu produire la même œuvre. Le grand tournant de l’œuvre du Barbu de Trèves est son passage court mais dense à Paris en 1843-44 et c’est aussi durant cette période que se forge l’amitié entre les deux hommes. Ce que Engels apporte à Marx alors, et qu’il continuera de lui apporter pendant longtemps, c’est ce sens profond du concret qui passe alors par deux canaux.

Portrait de Friedrich Engels dans sa maison natale, à Wuppertal © RGPortrait de Friedrich Engels dans sa maison natale, à Wuppertal © RG

 

La première, c’est la connaissance intime qu’avait Engels de la classe ouvrière. Son statut d’héritier de la bourgeoisie industrielle lui avait permis cette connaissance qui a été très tôt éveillée avec les peu connues Lettres de la Vallée de la Wupper, écrite en mars 1839 pour le Telegraph Für Deutschland. C’est une ébauche de sa fameuse étude sur La Situation de la Classe Ouvrière en Angleterre, (republié récemment par les éditions sociales en français) qu’Engels rédige pendant son séjour à Paris et qui sera publiée en 1845. Marx n’aurait sans doute pas été éveillée à cette réalité sans Engels ou du moins pas avec la même acuité concrète. Car les socialistes français de l’époque, s’ils dénoncent la misère, ont la fâcheuse tendance à un certain lyrisme qui fait oublier l’aspect matériel, réel, de cette misère.

La deuxième ouverture décisive que permet Engels au Marx des années 1843-44, c’est sa connaissance des rouages de la société capitaliste par sa formation commerciale à Brême en 1838-41 et ses lectures d’économie politique. Engels va publier dans les Annales Franco-Allemandes, l’éphémère revue parisienne de Marx, une Esquisse de critique de l’économie politique. Or cette critique sera précisément entre 1850 et 1867 la grande affaire de Marx et la source du Capital. Le basculement de la pensée de Marx de l’hégélianisme de gauche à une critique matérialiste de la société capitaliste que l’on peut voir se déployer dans les Manuscrits de 1844 s’engage donc aussi grâce à Engels.

Engels a toujours été conscient d’une certaine supériorité de Marx et il lui a laissé le soin de réaliser cette grande critique de l’économie politique. Mais l’amitié des deux a évidemment forgé l’ensemble, ne serait-ce que parce que Engels l’a financé au prix d’un travail qu’il avait en horreur. La figure du double et de l’ombre n’est donc sans doute pas usurpée, mais elle ne dit pas tout de Friedrich Engels, ni au reste de Karl Marx.

La contribution de Engels à l’œuvre de Marx et à sa réception a toujours été problématique. Et les critiques à son encontre ne sont pas toujours injustifiées. La rédaction que réalise Engels après la mort de son ami des livres II et III du Capital a été souvent mise en doute, paradoxalement en raison de la fidélité de cet éditeur-ami aux manuscrits du Trêvois. Maximilien Rubel, le traducteur de Marx dans l’édition de La Pléiade, s’interrogeait, tout en reconnaissant le travail d’éditeur posthume « admirable »d’Engels, sur les limites de cette transformation du « travail de Marx » en « œuvre de Marx » qui n’avait pas pris en compte les manuscrits précédents et notamment les fameux et très stimulants Grundrisse, publiés seulement au début des années 1930.

Cette fidélité a pu également amené une critique juste de l’aspect idéologique, parce que trop révérencieux, d’Engels à Marx. Le dernier Engels, celui qui va de la mort de Marx en 1883 à sa propre fin en 1895, semble en effet attaché à la construction du « marxisme » et à l’établissement d’une orthodoxie qui sera achevée par son ami Karl Kautsky peu après et d’où sera issue, sous forme critique mais dans une optique de sauvegarde de cette orthodoxie le léninisme. Engels a donc réduit le champ marxiste à un débat dont certains ont tenté de sortir par la droite comme Bernstein ou par la gauche comme Pannekoek au début des années 1900. Sans doute Engels a-t-il alors trop encadré de respect la pensée marxienne qui a pu être l’otage de différentes orthodoxies et de ses clergés divers. Il semble avoir cherché à faire honneur à ce titre de « général » que Marx lui avait jadis donné, sans prendre garde précisément que le Trêvois lui avait affirmé que, devant la montée du terme «marxisme » en France, lui, « n’était pas marxiste ».

La statue de Marx et Engels à Berlin © DRLa statue de Marx et Engels à Berlin © DR

 

Ceci amène à une troisième critique, portée notamment par le même Anton Pannekoek sur l’aspect trop systématique, scientifique au sens étroit du terme, qu’Engels développe du marxisme, notamment dans son ouvrage Dialectique de la Nature de 1883 qui a pu ouvrir certaines interprétations délirantes du « socialisme scientifique ». Le respect dans lequel Engels a porté Marx, celui pour qui il a toute sa vie à partir de 1883 travaillé a sans doute conduit à certains excès. Sans doute peut-on lui reprocher d’avoir tranché là où Marx hésitait et doutait et donc d’avoir simplifié, voire caricaturé la pensée de Marx. Le marxisme est alors par beaucoup d’aspects un « engelsisme » (terme fort peu utilisable, au demeurant). Ce sera la tâche d’autres penseurs de tenter de revenir à la complexité de la pensée de Marx : Pannekoek et Lukács tenteront de rétablir la question de la conscience, écarté comme un idéalisme par Engels dans Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique en Allemagne (1888) ; Karl Korsch reprendra l’idée que la méthode historique marxiste exige elle-même de se libérer de l’orthodoxie et les théoriciens critiques de la valeur viendront chercher les contradictions internes à Marx sur la question du travail. Pour ne citer que quelques champs.

Mais les choses ne sont pas aussi simples avec Engels. Car ces critiques mêmes peuvent être portés au crédit d’un Engels qui est un personnage plus complexe que ce qu’en a fait la critique du léninisme. Loin d’être un proto-stalinien, il a été un homme profondément libre qui a toujours cherché à faire du socialisme un processus de libération authentique de l’individu. Dans une biographie qui a le mérite d’exister (Engels, le gentleman révolutionnaire, Flammarion, 2012), le labouriste britannique Tristram Hunt insiste sur ce fait que « Engels aurait figuré comme la première victime de Staline ». La formule rhétorique cache une vérité : l’aspect jouisseur d’Engels ne l’a jamais conduit à voir un privilège bourgeois et masculin dans la jouissance. Il la voulait pour tous, dans une forme de « communisme luxueux » pour reprendre la formule de Frédéric Lordon. Et cette vision l’a amené à s’intéresser aux luttes des femmes. Dans L’Origine de la Famille, il pose les bases des liens entre exploitation capitaliste et exploitation de genre. Comme Marx, il sera toujours sensible à l’exploitation coloniale et aux douleurs des peuples opprimés par les grandes puissances comme l’Irlande ou la Pologne.

Cette liberté tranche avec l’image du père de l’orthodoxie. Mais c’est peut-être aussi parce qu’Engels est aussi d’une certaine façon le père de l’hétérodoxie marxiste. Au-delà du travail de vulgarisation de la pensée marxiste, il a profondément réfléchi à l’aspect historique de la pensée marxiste, notamment dans son Anti-Dühring (1868). Il est aussi celui qui, dans une lettre de 1894 écrit ces mots qui sont un désaveu de Kautsky : « toute la manière de concevoir chez Marx, ce n’est pas une doctrine, c’est une méthode ». Les premiers textes d’Engels montre cette liberté et cette contribution à une vision dialectique du monde. Il ne faut pas oublier qu’en plus d’être un observateur de la vie ouvrière et de la réalité ouvrière, il a lui aussi été un hégélien de gauche fervent. Et qu’il a conservé de ces débats des années 1840 cette idée de la primauté du mouvement historique qui apparaîtra dans ses textes de la fin de la décennie, Les Principes du Communisme (publiée récemment aux éditions sociales) et le Manifeste du Parti communiste.

Statue chinoise d'Engels devant sa maison natale à Wuppertal © RGStatue chinoise d’Engels devant sa maison natale à Wuppertal © RG

 

Cette pensée profondément historique fait que si Engels est un révolutionnaire, il a toujours, comme Marx, été éloigné de ceux qui, comme les blanquistes, pensaient que la prise du pouvoir devait être la priorité. Les bolchéviques et les sociaux-démocrates ont pu récupérer Engels mais la leçon de ce dernier est avant tout celle qu’il faut être attentif à l’histoire et à son mouvement. « Les communistes savent trop combien les conjurations sont non seulement inutiles, mais même nocives. Ils savent trop qu’on ne fait pas les révolutions à volonté, de propos délibéré, et que, partout et de tout temps, elles sont la conséquence nécessaire de circonstances absolument indépendantes de la volonté et de la direction de partis », écrit-il dans Principes du Communisme. C’était bien déjà ce qu’il écrivait avec Marx l’année précédente dans L’Idéologie allemande : le communisme est « le mouvement réel qui abolit les circonstances présente ». C’est un processus qui engage l’ensemble de la réalité et rend la rupture avec le capitalisme indispensable, même s’il n’est pas inévitable. C’est l’ouverture à ce mouvement réel qui rend la rupture possible. Lénine avait une interprétation de cette vision qui réengageait le besoin de parti dans une sorte de fusion avec le blanquisme. Il en existe une autre, qui laisse aux hommes et aux femmes l’initiative de la rupture par la reconnaissance de ce caractère indispensable du dépassement du capitalisme.

Ce bourgeois qu’était Engels, comme Marx, mais peut-être encore plus clairement a toujours fait confiance aux hommes et aux femmes du peuple, à ceux qui travaillent. Sa passion pour les sœurs Mary et Lizzie Burns, ces ouvrières irlandaises, en est le symptôme. Pour lui, en tout cas, la « dictature du prolétariat » n’était pas celle d’un parti formé de bureaucrates soutenus par une police secrète. À la vieille des 150 ans de la Commune, il faut se souvenir de cette phrase de conclusion de sa préface à la Guerre Civile en France écrite vingt ans après les événements, le 18 mars 1891 : « Le philistin social-démocrate a été récemment saisi d’une terreur salutaire en entendant prononcer le mot de dictature du prolétariat. Eh bien, messieurs, voulez-vous savoir de quoi cette dictature a l’air  ? Regardez la Commune de Paris. C’était la dictature du prolétariat. »

C’est en cela que Engels est toujours moderne : s’il a pu considérer le socialisme comme une science, il a toujours estimé que la source de cette science était le peuple qui travaille. Le décalage croissant entre les besoins d’un capitalisme épuisé et les attentes populaire, le besoin de liberté et de contrôle sur l’économie, la crise écologique dont Engels a été un des rares à sentir les prémisses, tout cela rend toujours incontournable l’apport intellectuel du Wuppertalien. L’objectif de notre temps ne devrait-elle pas être celui de cette phrase de son Esquisse d’une Critique de l’Économie Politique de 1844 : « produire avec conscience, en tant qu’humains, et non comme des atomes éparpillés sans conscience de son être collectif ».


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