“L’Internationale situationniste est devenu un objet de recherche universitaire”

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SOURCE : Marianne

Alastair Hemmens et Gabriel Zacarias, tous deux universitaires, viennent de diriger un impressionnant livre sur l’Internationale situationniste, pour le moment seulement disponible dans le monde anglo-saxon.

Alastair Hemmens et Gabriel Zacarias  : "L’Internationale situationniste est devenu un objet de recherche universitaire"

Mouvement groupusculaire d’ultra-gauche pour les uns, dernière avant-garde artistique pour les autres, l’impact de l’International situationniste (1957-1972) a longtemps été minoré par les historiens. Présents dans les domaines politiques et culturels, ils souhaitaient en finir avec la société de classe et la dictature de la marchandise. Depuis quelque temps cependant, des travaux de plus en plus nombreux éclairent l’importance de ce collectif révolutionnaire, ainsi que le sérieux de son analyse. L’ouvrage The Situationist International: A Critical Handbook[“L’Internationale Situationniste : Un manuel critique”] codirigé par Alastair Hemmens et Gabriel Zacarias entend faire l’état de ces recherches ainsi que la portée contemporaine de cette Internationale en publiant des contributions de nombreux intellectuels du monde, dont notamment Anselm Jappe ou Michaël Lowy. Ses deux codirecteurs ont bien voulu répondre à nos questions.

Marianne : Vous dites dans l’introduction de votre livre que la recherche sur les situationnistes a évolué depuis le début de ce siècle. On sait qu’il existe encore une tradition, certes minoritaire mais bien vivante, du situationnisme révolutionnaire en France, avec notamment plusieurs penseurs ou collectifs qui s’en réclament et des maisons qui les publient – L’échappée, Allia, L’Encyclopédie des Nuisances, ou le Comité Invisible entre autres. Mais vous publiez aussi de nombreux auteurs issus des quatre coins du monde. Qu’en est-il de l’état du situationnisme dans le reste du monde (héritage, publications, réceptions, etc.) ?

Alastair Hemmens et Gabriel Zacarias :Laissez-nous commencer par remarquer que les situationnistes ont toujours refusé le mot “situationnisme”. Ce n’était pas simplement une question de style ou une affectation, mais une distinction importante que, nous l’insistons, il faut préserver. L’Internationale situationniste (IS) n’avait pas l’intention de devenir un dogme ni une idéologie. Ce n’était jamais une position figée. Les membres du groupe s’attaquaient aux mêmes problèmes, mais de façons variées. En même temps, le “situationnisme” est bien réel, mais, comme nous le définissions dans notre livre, c’est effectivement “l’histoire des malentendus et des applications erronées dont l’IS a été accablée” et constituent la partie majeure de la “réception” de l’IS.

En effet, dans notre livre, nous soulignons que la réception de l’IS est très compliquée, fragmentée et problématique. Il est également impossible de parler d’une réception singulière voire dominante de l’IS. Il y a l’IS tel qu’elle a été comprise par la jeunesse et l’ultra-gauche des années soixante. Il y a les interprétations diverses de l’IS des institutions artistiques et des artistes depuis sa dissolution. Il y a l’influence que les idées situationnistes ont exercée sur le mouvement Punk dans les années soixante-dix. Aujourd’hui, il y a aussi, en dépit des efforts des membres de l’IS et leurs supporteurs, effectivement un “héritage” national du “situationnisme” – dont l’exemple plus probant est le destin des archives de Guy Debord, classées “trésor national ” par le gouvernement français en 2010.

Toutefois, et la diversité de nos contributeurs en fait preuve, l’IS est un objet d’intérêt “dans les quatre coins du monde”, comme vous le dîtes, et on ne réussira jamais à en réduire à un patrimoine “français”. La réception de l’IS peut varier beaucoup d’un pays à l’autre, déjà par le fait qu’il y a des pays où l’IS a été présente par le biais de ses “section” (à ne pas oublier que le “I” d’IS signifie “internationale”), et d’autres où elle n’a été découverte qu’après sa dissolution. Certains chapitres de notre livre mettent en valeur la dimension internationale de l’IS, traitant de ses rapports avec la lutte anticoloniale et soulignant l’importance des membres non-européens du groupe. Cela fait partie d’un effort pour éclairer des points aveugles qui persistent encore dans la réception et dans la littérature à propos de l’IS. C’est le cas aussi du chapitre consacré à la problématique du genre.

Notre livre témoigne aussi que l’IS est devenu un objet de recherche universitaire, ce qui aurait été impensable il y a quelques décennies. Cela indique une institutionnalisation de l’IS qui aurait déplu (et à raison) à nombre de ses partisans. Mais cela ouvre aussi le chemin pour renouveler la compréhension qu’on peut avoir des idées situationnistes vis-à-vis du présent. Si l’on partage le but situationniste de s’affranchir du capitalisme, il reste insuffisant de reprendre les propos du groupe aujourd’hui comme s’il n’y avait rien de problématique dans leur théorie et dans leur pratique. La théorie critique ne s’est pas arrêtée dans les années soixante. En France, par exemple, plusieurs lecteurs des situationnistes (dont nous-mêmes) sont passé ensuite à la lecture de “la critique de la valeur-dissociation”. Ce passage a été possible surtout grâce à Anselm Jappe (un de nos contributeurs), auteur d’un livre fondamental sur Guy Debord (Guy Debord, Denoël, 2011), devenu par la suite un des théoriciens clés de la critique de la valeur.

Le nom même d’”Internationale situationniste” a pour racine l’idée de “situation”, un concept complexe et à la définition fuyante qui tirerait son origine du théâtre, mais qui deviendra ensuite un concept propre à Debord et ses camarades. Ces derniers en feront l’un des éléments fondamentaux de la pratique situationniste ainsi que l’un des piliers de leur projet de société. Pouvez-vous nous en dire plus ? Qu’est-ce qu’une situation dans la théorie situ et pourquoi vouloir absolument en créer ?

Les situationnistes sont redevables des avant-gardes historiques (dada, surréalisme), et voulaient comme celles-là se servir de l’art pour transformer la vie. Le nom du groupe provient effectivement de la notion de “situation construite”, qui est définie par les situationnistes au numéro 1 de leur revue comme un “moment de la vie, concrètement et délibérément construit par l’organisation collective d’une ambiance unitaire et d’un jeu d’événements”. La définition est loin d’être exhaustive, mais cela avance déjà quelques idées centrales à retenir : le fait que la “situation” a une limitation dans le temps ; que son but est d’enrichir la vie quotidienne ; et, finalement, que nous pouvons agir consciemment pour atteindre ce but (la vie cessant d’être une série de situations fortuites pour devenir une série de situations construites).

Originellement formulé par Guy Debord, la notion reste complexe, et a été revêtue d’autres déclinations par d’autres situationnistes. Dans le chapitre de notre livre consacré à ce sujet, on essaie de mieux comprendre les implications de l’idée de situation en la recadrant dans un contexte artistique et intellectuel, et en la mesurant vis-à-vis d’autres notions provenant de l’art (comme le distancement de Brecht) et de la philosophie (comme la situation en phénoménologie ou la théorie des moments d’Henri Lefebvre). À ne pas perdre de vue, non plus, que la situation, en tant qu’emprise active sur la vie quotidienne, apparaît comme l’antidote à la passivité spectaculaire, tant critiqué par les situationnistes.

De même que l’IS est inséparable du nom de Debord, de même est-il dès lors inséparable du concept de “spectacle”. Qu’est-ce que le spectacle pour Debord et les situationnistes ?

En parlant de “société du spectacle”, Debord a trouvé une formule particulièrement efficace pour désigner notre époque. Mais au-delà de la formule prégnante, il y a chez Debord une théorie fort complexe sur la société contemporaine, qui trouve ses racines dans la théorie de Marx (et de certains lecteurs de Marx, dont notamment Gyorgy Lukàcs), et qui ne se borne pas à être une critique des médias. Pour bien comprendre Debord il faut ne jamais perdre de vue que sa réflexion, inspirée tel qu’elle est par la tradition philosophique hégelienne, se déplace toujours entre le particulier et le général.

Cela étant, le concept de spectacle peut être utilisé dans plus d’un sens, parfois désignant la manifestation particulière, parfois indiquant la totalité sociale. En d’autres mots, le concept de spectacle peut désigner les médias mais aussi la société que les contiennent. Le parallèle avec Marx est toujours instructif : le terme capital sert à indiquer des objets spécifiques dans le domaine de la reproduction économique (le capital constant, le capital variable etc.) ; mais le capital est aussi le “sujet automate” qui domine la totalité de la vie sociale. Le spectacle est le nouveau nom de ce même “sujet automate” qui a soumis toutes les sphères de la vie à la nécessité d’accumulation ininterrompue de la valeur abstraite.

Il ne s’agit donc pas d’une critique du caractère trompeur des images, dans un sens platonicien. La critique de Debord n’est pas faite au nom d’une vérité métaphysique placé ailleurs, bien au contraire, elle est une critique immanente des contradictions produites par la modernité capitaliste. Debord a toujours été un critique de la séparation. Quand il dit que “tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation”, il ne dénonce pas la représentation en soi, mais la distance croissante entre ce qui se vit effectivement et ce qui se représente. D’une part la vie quotidienne, soumise au travail spécialisé, s’appauvrit ; d’autre part, la production des représentations s’enrichit, la consommation des images venant combler le vide de l’expérience.

Cela veut dire que la critique du spectacle est aussi la critique d’une société qui continue à travailler en dépit du développement productif qui, pour Debord, avait déjà rendu le travail superflu. En effet, Debord comprend l’inversion de la réalité dans le spectacle comme le produit du fait que le capitalisme prolonge son existence et sa raison d’être par le biais du consumérisme et la marchandisation de chaque aspect de la vie. La base du pouvoir de la bourgeoisie est le profit qu’il extrait du travail, mais grâce à la technologie la nécessité “naturelle” de travailler a été presque bannie, ainsi on doit le préserver artificiellement. Le besoin de boire devient le “besoin” de boire Coca-Cola. Pour Debord, la réalité cachée de la superfluité du travail en tant que centre de la vie humaine est le mensonge principal du capitalisme contemporain.

Comment rester fidèle à l’œuvre et la vie des situationnistes sans tomber dans la resucée, l’imitation, le pastiche voire la récupération ?

Dans son chapitre sur la récupération, Marcolini suggère que c’est précisément là où les situationnistes partageaient une voie avec leurs ennemis qu’ils se sont trouvés récupérés. Les situationnistes ont remarqué eux-mêmes à l’époque, par exemple, qu’une campagne de publicité de Club Med des années soixante utilisait un langage très similaire à celle de l’IS. Les situationnistes étaient des êtres de leur époque. Ils célébrèrent les possibilités de la technologie libérée du capitalisme et ont adopté une conception du sujet libéré des restrictions et des tabous qui, des décennies plus tard, s’accordait parfaitement avec certains aspects de la culture néolibérale. En même temps, et c’est un argument que nous avons développé ailleurs (Alastair Hemmens, Ne travaillez jamais, 2019), il est impossible pour le capitalisme de “récupérer” une critique implacable de ses formes de base.

La critique situationniste catégorielle de l’Etat, de la politique, du spectacle, de la forme-marchandise et du travail n’est pas récupérable. Si l’on veut rester fidèle à l’œuvre et la vie des situationnistes, il faut éviter de tomber dans un « situationnisme » dogmatique qui consiste à répéter les mêmes gestes et les mêmes idées de l’IS des années soixante. C’est la raison pour laquelle il faut avoir une idée claire de ce qu’était l’IS, son histoire, ses idées, ses pratiques, ses atouts et ses limites. C’est ce que nous avons tenté de faire dans ce livre en rassemblant les meilleurs chercheurs dans ce champ de recherche. En même temps, la critique radicale du capitalisme doit nécessairement se dérouler en marge et, idéellement, à l’extérieur de la recherche universitaire. La “vie” situationniste continue là où l’IS elle-même était une continuation d’une lutte historique : dans le débat entre camarades, dans les mouvements sociaux anticapitalistes, dans les confrontations avec l’Etat, dans les journaux radicaux etc.

Peut-on s’attendre à une traduction en français de votre ouvrage ?

Il n’y a pas d’intention pour le moment, mais nous serions bien sûr ravis de voir le livre paraître en français si un éditeur le propose. En attendant, on peut lire les œuvres déjà parus en français de nos contributeurs ou de nous-mêmes.

Dir. Alastair Hemmens et Gabriel Zacarias, The Situationist International: A Critical Handbook, Pluto Press, 344 p., 27,79 euros


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