Tribune. Nous, étudiants et enseignants des universités de Bordeaux, réclamons la reprise immédiate de nos activités, vitales pour l’avenir de la jeunesse et pour l’ensemble de la société. Alors qu’on annonce la réouverture ce samedi des commerces et des lieux de culte, et dans quinze jours celle des théâtres et des cinémas, nous ne saurions accepter que l’Université continue, dans l’indifférence générale, de fermer ses portes à l’immense majorité des étudiants, les condamnant à l’isolement, à la détresse psychologique et à la menace permanente du décrochage pédagogique. La perspective d’une hypothétique reprise des cours dans deux mois et demi, après tous les autres secteurs de la société, ne saurait nous satisfaire ni nous rassurer. Elle nous apparaît plutôt comme une marque de mépris.

Tous les premiers rapports de santé publique en témoignent : du fait du confinement, le niveau de détresse psychologique des étudiants a atteint des seuils inquiétants, non seulement en première année, mais à tous les autres niveaux de la formation jusqu’au doctorat. La dégradation de leurs conditions de vie atteint aussi leur état de santé général. La gestion actuelle de la crise sanitaire produit sous nos yeux une autre crise sanitaire silencieuse, peut-être plus grave encore à long terme. En les condamnant à une situation quasi carcérale, elle prive aussi les étudiants des liens de socialisation indispensables à leur construction individuelle et collective. Sur le front pédagogique enfin, elle produit des phénomènes massifs de démotivation, de perte de sens et de surmenage préludant à un décrochage à tous les niveaux, au mépris des sacrifices consentis par les étudiants et leurs familles.

Règne de l’arbitraire

A cela s’ajoute un insupportable sentiment d’injustice. Pendant qu’on interdit les cours dans les universités, en dépit de tous les efforts qu’elles ont fournis pour faire face à la crise sanitaire, les classes préparatoires et d’innombrables formations professionnelles restent ouvertes. En la matière, c’est le règne délibéré de l’arbitraire. Pendant qu’à Bordeaux, on interdit la formation en présence des futurs enseignants et celle des infirmières anesthésistes et de réanimation, la préfecture autorise de son côté des formations en présence pour les managers. A ces incohérences, s’ajoute une injustice intergénérationnelle qui, comme la dette écologique, menace la cohésion de notre société. Alors que la responsabilité de cette crise repose très largement sur l’incurie et l’impréparation de l’Etat, le gouvernement n’a cessé de culpabiliser l’ensemble de la jeunesse et les étudiants, en les désignant comme les principaux responsables de la circulation du virus.

Fragilisant aussi la survie institutionnelle de l’Université, menacée par la pérennisation d’un enseignement «en distanciel» qui, au nom d’une «continuité pédagogique» illusoire, remet son sort dans les mains des géants du numérique, ce sont aussi tous nos collectifs de travail qui risquent d’être durablement abîmés. A la vie collective de l’université, s’est substituée une atomisation niant le caractère incarné de l’enseignement, de la recherche et de la vie de campus, la dématérialisation produisant la fiction d’une vie intellectuelle de purs esprits séparés de leur corps et séparés des autres. Cette dislocation des collectifs de travail produit en outre, et pour tous, une perte de sens et une souffrance croissante. Une somme d’individus isolés derrière leur écran, capitalisant des compétences et des performances dans la compétition, est la négation même de l’idée d’Université : celle d’un lieu où s’élabore en commun un rapport émancipateur au savoir. Cette négation du sens de nos missions parachève les dernières réformes du lycée et de l’enseignement supérieur, qui ont conduit à les transformer, avec le dispositif central de Parcoursup, en une immense gare de triage, amplifiant les inégalités et les injustices préexistantes.

Vision court-termiste

Alors que le gouvernement condamne les étudiants, les enseignants et les chercheurs à l’isolement, l’Université est la cible d’attaques politiques permanentes, qui mettent en cause son autonomie et son fonctionnement démocratique, aggravant les effets délétères de la mal nommée «loi sur les libertés et les responsabilités des universités» (LRU) adoptée en 2007. Contre toute une communauté universitaire réduite à l’impuissance, le gouvernement vient de faire passer en force et de manière déloyale une prétendue «loi de programmation de la recherche» (LPR), qui prive de toute perspective d’avenir l’immense majorité des jeunes chercheurs, tout en livrant la recherche scientifique aux forces dominantes du monde économique et du pouvoir politique. Cette vision court-termiste, qui conduit depuis des années déjà à détruire des secteurs entiers de la recherche fondamentale, est aussi celle qui a désarmé la recherche française sur les coronavirus. A cela s’est ajoutée une remise en cause inquiétante du rôle du Conseil national des universités (CNU), pourtant garant de l’indépendance et de la liberté académique des chercheurs. Au même moment, la communauté universitaire a été l’objet d’attaques sans précédent, jusqu’à voir un ministre de l’Education nationale accuser l’Université d’être, en raison de son prétendu «islamo-gauchisme», complice de la décapitation de Samuel Paty. Ces attaques, doublées d’une pénalisation inédite (inscrite in extremis dans la LPR!) des mobilisations sociales sur les campus, trahissent un mouvement général de caporalisation, qui tente de mettre au pas toutes les activités participant à la libre élaboration et au partage critique des savoirs. Tout est fait, au fond, pour réduire l’Université à l’impuissance, au silence et à une lente mise sous tutelle.

Depuis le 17 mars, l’Université a été humiliée, mais elle a aussi été abandonnée. Essorée comme l’hôpital par une gestion austéritaire et à flux tendu, elle a été fermée autoritairement pendant six mois et laissée sans aucun moyen face à la crise sanitaire, ce qui a provoqué une rentrée chaotique. Pendant que l’Italie a embauché des dizaines de milliers d’enseignants, que l’Allemagne a équipé ses universités d’aérateurs, la seule réponse du gouvernement français a été d’accélérer le «virage numérique» (50 millions d’euros investis dans les «formations hybrides», deux millions d’euros engagés par l’Université de Bordeaux dans la création de «zoom-rooms»). Pour parer à la crise sanitaire et pédagogique, aucun plan sérieux n’a été envisagé dans notre pays.

A travers la brutalité de cette politique, c’est l’avenir de la jeunesse qui est menacée, en même temps que la formation des futurs enseignants. En visant l’Université, c’est le lien entre tous les citoyens autour d’un savoir partagé, garant de la cohésion démocratique, que l’on veut attaquer. Au moment où toute la société se mobilise pour défendre l’éducation, la liberté d’expression et le projet républicain, nous appelons l’ensemble des citoyens attachés à nos deux missions essentielles, celle d’élaborer des connaissances et celle de contribuer à l’émancipation de tous, à signer cette tribune et à se mobiliser par tous les moyens pour réclamer un grand plan de reconstruction et la reprise immédiate de nos activités à l’Université.

Premiers signataires : Bruce Bégout (MCF* en Philosophie, Directeur adjoint du département, UBM*), Harold Bernat (Professeur agrégé de Philosophie et chargé de cours, UBM), Jauffrey Berthier (MCF en Philosophie, Directeur des études, UBM), Malko Boisset(Etudiant en Licence de Philosophie, UBM) Cécile Castaing (MCF en Droit, Responsable Master «Droit de la santé», UB*), Anaïs Chadouin (Etudiante en Licence de Philosophie, UBM), Pierre Crétois (MCF en Philosophie, Responsable Licence, UBM), Noah Dardaine(Etudiant en philosophie, représentant des 1ère année de Licence, UBM), Marie-Claude Decouard (Cadre de santé formatrice à l’Ecole d’Infirmiers(ères) anesthésistes du CHU de Bordeaux et étudiante en Philosophie, représentante du Master «Soin, éthique et santé», UBM), Manon Delobel (doctorante en Philosophie et chargée de cours, UBM), Elsa Dubos(Etudiante en Licence de Philosophie, UBM), Olivier Dubos (PR* en Droit, Responsable du Master franco-hellénique de Droit public, UB), Jessica Dunas (Etudiante en Licence de Philosophie, élue étudiante au Conseil UFR Humanités), Adrien Foury (étudiant en Philosophie, représentant des 2e année de Licence, UBM), Marie Sidonie Joubert (Etudiante en Licence de Philosophie, UBM), Marie Marie Lamarche (MCF en Droit, Directrice de la «Clinique du Droit», UB), Clara Matamala (étudiante en Philosophie, représentante des 1ère année de Master, UBM), Alexis Pagès (étudiant en Philosophie, représentant des 1ère année de Master, UBM), Barbara Stiegler (PR en Philosophie, Responsable Master «Soin, éthique et santé», UBM), Bastien Tauziet (Etudiant en Licence de philosophie, UBM), Kieran Van den Bergh (doctorant en Droit, Président de «Ad-hoc», Association des docteurs et doctorants en droit de l’UB).

*MCF pour Maître de conférences, *PR pour Professeur des universités, *UB pour Université de Bordeaux, *UBM pour Université Bordeaux Montaigne

Pour signer la pétition et retrouver la liste complète des signataires.