AVANT-PROPOS : les articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » ne représentent pas les positions de notre tendance, mais sont publiés à titre d’information ou pour nourrir les débats d’actualités.
SOURCE : Frustration
« Faut-il condamner les violences ? Est-ce que vous les condamnez ? » Quelle que soit l’étiquette politique, de gauche ou de droite, il existe un véritable consensus autour de cette question absolument centrale dans le débat politique et médiatique. Sa formulation renseigne tout autant sur l’intervieweur que l’interviewé, sommé de répondre sans autre issue possible qu’un oui évident aux yeux du journaliste. Une question inquisitoire fermée (on ne peut répondre que par oui ou par non), que l’on pose souvent lors de mouvements sociaux et qui s’accompagne parfois de sa variante « actes de violence ». Des journalistes demandent à des politiques de « condamner les violences », abreuvés d’images de poubelles en feu ou de banques privées défigurées, comme s’ils se trouvaient au tribunal, le terme « condamnation » n’étant évidemment pas choisi au hasard en termes de symbolique.
Des journalistes qui se transforment en procureurs, par exemple face au militant NPA Olivier Besancenot, qui refuse sur le plateau de BFM TV de « condamner les violences » à l’encontre du DRH d’Air France et de sa chemise, en réaction à un plan social extrêmement douloureux pour les salariés. Dans les titres de presse, « chemise arrachée » avait ainsi remplacé « plan social ». « Faut-il soutenir les agresseurs d’Air France ? », titre le magazine « C à vous » sur France 5 à ce sujet. Le journaliste donne un ordre : on ne discute pas avec quelqu’un qui légitime la violence, terme, de base, particulièrement péjoratif. Avec cette question, les médias se font les garants de l’ordre social existant. La « violence », ce sera ainsi la poubelle cramée ou la chemise arrachée, et non la violence sociale que fait subir la bourgeoisie à la classe laborieuse.
Condamner la violence… des autres
Mais, ce qu’il s’agit de condamner, c’est la violence du dominé, celle qui s’exprime en réaction face à celle subie de la part des dominants sur laquelle les journalistes n’ont généralement que peu de questions à poser, puisque celle-ci est perçue comme légitime et est généralement invisibilisée par les médias eux-mêmes. Ces violences véritables, ce sont aussi, par exemple, celles que subissent les “premières de corvées” en Seine-Saint-Denis lorsqu’elles sont envoyées au front pendant la période de confinement, mais également les 10 000 à 14 000 morts par an imputables au chômage, chaque année…
Dès que les classes laborieuses sortent de l’image pittoresque que les bourgeois se font d’elles, comme les Gilets jaunes au tout début du mouvement, relativement bien traités médiatiquement, pour se mettre à contester l’ordre social et ses injustices par des actions et des mises en scène symboliques sur des biens matériels, il convient alors de condamner leurs violences.
Mais qu’en est-il des violences d’État contre les personnes ? Faut-il également les « condamner » ? De Steve Maia Caniço, porté disparu puis retrouvé mort après une charge policière dans la nuit du 21 juin 2019 lors de la fête de la musique en 2019, à Zineb Redouane en 2019, tuée de chez elle par une balle de LBD, auxquels il faut ajouter les vingt-quatre éborgnés et les cinq mains arrachées durant le mouvement des Gilets jaunes, sans parler des morts dans les banlieues françaises… La pudeur du monde médiatique après la mort d’Adama Traoré, dans des circonstances analogues à celle de George Floyd aux États-Unis, a été particulièrement symptomatique du déni politico-médiatique sur la question. On ne compte plus les crimes policiers d’État, chaque année, que la question à usage unique : « Est-ce que vous condamnez les violences ? » invisibilise. Les méthodes policières utilisées dans les cités et héritées de la police coloniale sont pourtant d’une extrême violence, pour ne pas dire parfois mortelles : clef d’étranglement ou pliage au sol par exemple, qui peuvent entraîner la perte de conscience, l’asphyxie ou le décès.
Yves Lefebvre, secrétaire général d’UNP SGP Police-FO, sur LCI, n’a pu laisser échapper son émotion à la vue d’une main arrachée. Sa réaction, d’une poésie humaniste incomparable, s’exprime ainsi : « C’est bien fait pour sa gueule ! » Fermez les guillemets, fin de l’instant de grâce télévisée, ce 11 février 2019. Sur la chaîne CNews, l’ex-journaliste à Charlie hebdo Zineb El Rhazoui propose tout simplement que, lors d’altercations avec des groupes de jeunes, « la police tire à balles réelles ». Ségolène Royal déclare, au sujet des 151 lycéens interpellés de Mantes-la-Jolie, que « ça ne leur fera pas de mal ». Près d’un an et demi après les faits, en mai 2020, une juge d’instruction enquêtait, entre autres, sur des accusations de « torture par personne dépositaire de l’autorité publique » et « torture sur mineur de 15 ans »… Est-ce qu’on leur a demandé de condamner la violence de leurs propos qui appellent explicitement à l’utilisation de la force et à la violence physique d’État contre des citoyens français ?
Lutte de classes et violence
« Ultra-jaune », « ultra-gauche », « les casseurs », « black blocs »… Le vocabulaire médiatique regorge d’un tas de poncifs réducteurs inspirés des préfectures de police et des services de renseignement. Cette lecture participe à la délégitimation de certaines formes de violence en réponse à la brutalité policière et permet ainsi à la bourgeoisie de gauche comme de droite de s’inquiéter de sa fantasmatique montée en puissance.
De la Commune de Paris (20 à 30 000 tués) aux Gilets jaunes, aux yeux de la bourgeoisie, l’utilisation de la violence apparaît légitime lorsque son objet final est suffisamment lointain, dans le temps ou dans l’espace. À Hong Kong en 2019, les « manifestants pro-démocratie » s’en prenaient à un pouvoir chinois autoritaire et bénéficiaient ainsi du soutien d’une majorité de la classe politique et des médias français. Mais quand elle émane de manifestants français lors d’une lutte sociale, en France, et bien que ce soient les CRS qui fixent le degré de violence d’une manifestation par leur usage disproportionné de la force, celle-ci ne paraît plus légitime. Pire, elle devient menaçante.
Or, l’horizon de toutes ces contestations sociales « violentes », c’est la remise en question de notre régime capitaliste autoritaire et ses réformes néolibérales imposées : si elles sont violentes aux yeux des dominants, c’est parce qu’elles menacent très concrètement leurs intérêts. Et la répression – médiatique et policière – par laquelle la bourgeoisie y répond est, quant à elle, objectivement violente. C’est en ce sens que l’on peut affirmer que la lutte des classes est nécessairement « violente ».
Ce texte est extrait du livre “La guerre des mots : combattre le discours politico-médiatique de la bourgeoisie”, écrit par Selim Derkaoui et Nicolas Framont (co-rédacteurs en chef de Frustration) et illustré par Antoine Glorieux (illustrateur de Frustration).
17€, éditions du passager clandestin