“La laïcité, délimitations”, par Régis Debray

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SOURCE : Marianne

Le philosophe Régis Debray a fait paraître, ce 2 décembre, “France laïque. Sur quelques questions d’actualité”. Un texte dans lequel il interroge le rapport de la France à la laïcité, “à l’occasion de récentes et écœurantes atrocités”. Dans cet extrait que publie “Marianne”, il insiste sur la notion de “délimitation” : “La laïcité est une exigence. De quoi ? De frontières. Une frontière n’est pas un mur. C’est un seuil. Pour distinguer un dedans d’un dehors.”

On peut et doit être fier de notre modèle républicain, sans mettre le poing sur la hanche ni la plume au chapeau, en assurant de notre mépris ceux qui en ont un autre“, écrit Régis Debray, dans “France laïque. Sur quelques questions d’actualité”. Le texte qu’il publie dans la collection “Tracts en ligne” de Gallimard, dont la version complète est accessible en ligne, pour 3,49€. Extraits.

Tracts en ligne.
© Gallimard

“DÉLIMENTATIONS”

Puisque nous devons tous répéter trois fois laïcité en sautant sur notre chaise, la question posée aux cabris par un député de haute époque reprend toute sa verdeur : « Messieurs, vous êtes d’accord avec le mot. Êtes-vous d’accord avec la chose ? » Le mot, en effet, peut dire tout et son contraire. Dans la Turquie kémaliste, le seul pays, avec le nôtre, à avoir inscrit « laïcité » dans sa Constitution et qui n’a pas signé, tout comme la France, la « Convention-cadre pour la protection des minorités nationales » (1994), laïcité signifie annexion de la religion par l’État, à travers un ministère des cultes qui rédige les prêches du vendredi. Aux États-Unis d’Amérique, qui ignorent le mot mais dont la Constitution, dès son origine, dresse, comme chez nous après 1905, « un mur de séparation entre les Églises et l’État », séparation signifie : des églises libres de toute emprise étatique, et non un État libre de toute emprise religieuse. En France même, le mantra est un champ de bataille. Il ne sépare plus les deux France, comme jadis, mais un sens strict et un sens large. Les uns se passent de qualificatif, régime sans sucre ; les autres édulcorent, « ouverte et inclusive ». Les deux mouvances sont à couteaux tirés, si je puis dire, et pleuvent les noms d’oiseaux sur les ondes et les écrans.

Une frontière n’est pas un mur.

Coupons court. La laïcité est une exigence. De quoi ? De frontières. Une frontière n’est pas un mur. C’est un seuil. Pour distinguer un dedans d’un dehors. Entre l’État et les Églises, ce point est acquis depuis 1905 – même si le substantif laïcité, néologisme tardif (1883) introduit par Ferdinand Buisson dans son Dictionnaire de pédagogie ne figure pas dans la loi fameuse. Mais la séparation ne s’en tient pas là. La distance à instaurer ou sauvegarder passe entre le public et le privé, le citoyen et l’individu, le bureau de vote et le café du village, la salle de classe et la cour de récréation. Entre la loi et les mœurs. On ne franchit pas le seuil sans quelque changement de pied ou d’attitude. L’électeur n’entre pas torse nu dans un bureau de vote, ni un Président élu à l’Élysée avec sa femme au bras et les enfants derrière.

Le respect de cette démarcation requiert incontestablement un effort sur soi-même, une retenue, disons une discipline – à quoi prépare en principe l’éducation civique à l’école. L’individu est censé s’effacer derrière sa fonction, comme les intérêts particuliers derrière l’intérêt général. La promotion publicitaire de la personne d’un chef d’État efface la ligne de partage. Cela est tout nouveau. De Gaulle est-il arrivé au palais de l’Élysée escorté par sa petite famille, comme M. Sarkozy ? S’adressait-il aux Français, le jour de l’an, au coin du feu et avec « tante Yvonne » à ses côtés, comme M. Giscard d’Estaing ? A-t-il embrassé sa compagne sur la bouche devant les caméras, en apprenant sa victoire aux élections, comme M. Hollande ? A-t-il invité des rappeurs en bas résille à danser sur les marches d’un palais de l’Élysée en annexe de l’Olympia, comme M. Macron ? Cela se fait en Amérique, non en République. L’assujettissement d’un projet aux projos, de la règle à l’opinion, du recul à l’émotion, de la loi au sondage et du long au court terme, bref l’effacement de la frontière entre les deux espaces, le privé et le public, devrait du même coup effacer le qualificatif « laïque » à l’article 1 de notre Constitution. Qu’attend donc le Conseil constitutionnel ?

« L’école est le lieu où la société ne doit pas s’exprimer », écrit Bernard Maris. On peut se demander si ce lieu à part, devenu poreux, où Jean Zay, ministre de l’Éducation du Front populaire, avait interdit les journaux de pénétrer, ne s’est pas délaïcisé en quelques décennies, insensiblement mais sûrement. La mise aux normes s’est effectuée via une prise en tenaille entre deux rouleaux compresseurs faussement opposés, la gauche non socialiste mais sociétaliste et la droite non culturelle mais économiciste. Pour cette dernière, l’école est à gérer comme une entreprise au service des entreprises, chargée de fabriquer des producteurs et des consommateurs performants, bref, un lieu d’adaptation et conformation à la société existante, à l’unisson (bruyant) du raffut ambiant. La gauche sociétale voulut en faire comme un miroir de la déesse société, de plain-pied, en chambre d’écho. Comment ? En plaçant, non le savoir mais « l’enfant au centre du système », c’est-à-dire les familles. Ainsi les « parents d’élèves » virent-ils l’école s’ouvrir à eux, afin qu’ils s’y sentent comme chez eux, avec droit de regard sur les maîtres, les programmes et la notation des copies.

Et on en arrive à l’aberrant : un chef d’établissement tenu de recevoir un père flanqué de son confesseur, en l’occurrence un imam. Comme si l’expression de « parents d’élèves » n’était pas un oxymore. Les parents font des enfants, tant mieux, on doit les en féliciter, mais seuls les professeurs font des élèves, on ne les y encouragera jamais assez. En toute autonomie, avec une hiérarchie elle aussi indépendante des pouvoirs, du dernier cri, des passions et des préjugés ambiants. Un instituteur n’inculque pas. Il éduque, conformément au sens originel, latin, de « éduquer », e-ducere, conduire un enfant hors de chez lui, l’extraire de sa niche natale pour l’élever à la condition de citoyen éclairé, apte à penser par lui-même, et instruit de ses droits et devoirs. Un professeur laïc en activité n’est ni de gauche ni de droite, ni croyant ni athée, et doit attendre de regagner la salle des professeurs pour défendre à voix haute Trucmuche contre Trucmolle ou l’inverse aux prochaines élections.

Le devoir de réserve s’impose tout de même à un Président. Il a à charge d’assurer la sécurité physique de nos concitoyens, a fortiori de protéger la vie de celles et ceux qu’on menace. Il n’a pas à prendre fait et cause pour une publication, ni défendre ni attaquer ses contenus, ni ériger en icône une image de parti-pris, et encore moins en faire un passage obligé de la catéchèse libérale. Libre à lui de dire le mal ou le bien qu’il en pense, mais entre quatre yeux. Réduire urbi et orbi la liberté républicaine à celle de blasphémer, c’est transformer notre modèle en un contre-modèle pour les quatre cinquièmes de l’humanité, et le faire passer pour ce qu’il n’est pas et n’a jamais été : l’instauration officielle d’un athéisme militant. Le plus meurtrier des quiproquos auxquels le mot a donné lieu.

Le système de lois et règlements qui donne son corps à l’idéal émancipateur permet de préciser comment peuvent s’instaurer ou se restaurer, dans notre vie quotidienne, ces lignes de partages séparatrices et réparatrices.

Ce sont d’utiles rappels, en période de confusion grégaire. Quand on voit – simple anecdote – tous les ministres de la Culture applaudir l’idée burlesque d’une panthéonisation du faux couple Rimbaud/Verlaine, de peur de se voir taxer par les gazettes d’homophobes ou d’arriérés, force est de prendre acte que l’officialité aussi a fait sa soumission. Elle s’aligne précipitamment sur les humeurs du « gros animal » aujourd’hui dénommée « société civile », à tort, tant elle est incivile. D’où un rôle difficile à tenir pour l’État républicain : le pompier pyromane, auquel une certaine tendance à la pédagogie pédophile dans l’Éducation nationale aurait servi de banc d’essai.


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