Les algorithmes pour contremaîtres

AVANT-PROPOS : les articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » ne représentent pas les positions de notre tendance, mais sont publiés à titre d’information ou pour nourrir les débats d’actualités.

SOURCE : Le Grand Continent

Depuis maintenant plusieurs années, la question du futur du travail se trouve au centre du débat ; et c’est tout à fait compréhensible1. Les prévisions sur une « fin du travail humain » imminente – remplacé par des machines et des logiciels – ont envahi les pages des journaux et les séminaires universitaires. L’abondance des prophéties menace cependant de « barbariser » le débat, faisant ainsi péricliter un intérêt large et partagé. C’est ainsi que toute ébauche de réflexion sur les modèles de production, les politiques industrielles et la qualité du travail risque d’être perçue comme un exercice de futurologie, restant  l’apanage d’une poignée de privilégiés qui – comme le dit l’adage de Jerome K. Jerome – aiment tellement le travail qu’ils pourraient « rester assis pendant des heures à l’observer ». Inversement, si l’on veut mener  la transformation numérique et non la subir, il est essentiel de répéter ce message : la technologie peut être régulée, et le progrès peut aller de pair avec le respect et la consolidation des droits de ceux qui travaillent.

Si nous écoutions les gourous de la technologie et leurs apologistes, toute tentative pour essayer de contrôler l’innovation technologique serait inutile et nuisible. On ne devrait même pas parler d’une possible introduction de règles sur les outils de surveillance qui utilisent l’intelligence artificielle dans de multiples domaines : quand il est question d’examiner les candidatures à un emploi, mais aussi de vérifier la solvabilité du demandeur en cas de prêt hypothécaire, ou encore de contrôler les facteurs de risque lorsqu’il s’agit de souscrire une assurance. Quant à la possibilité de réguler le travail via l’utilisation de plateformes, il n’en est pas question ! « Vous ne voudriez quand même pas que les plateformes ferment leurs portes, n’est-ce pas ? Nous perdrions des milliers d’emplois ! Sans parler des applications qui les soutiennent. S’il n’y avait pas de livraison, la quarantaine serait un enfer pour tout le monde ». Comme si le destin productif de l’une des principales puissances industrielles mondiales passait réellement par la livraison de repas à vélo et que nous devions accepter toutes les conditions imposées par ces entreprises pour qu’elles nous rendent service en restant en Europe.

Pour éviter de tomber dans des court-circuits intellectuels à la limite du ridicule, il faut d’abord se débarrasser de l’idée que l’état de progrès est défini de manière déterministe. Forts d’un soutien inconditionnel à l’arrivée de la technologie, nombreux sont ceux qui, aujourd’hui encore, soutiennent haut et fort l’incapacité des règles actuelles à suivre le rythme impulsé par « le facteur du progrès », détenteur d’un droit de préséance inviolable. Ceux-ci invoquent aussi la nécessité d’interventions prométhéennes sur notre système normatif, selon le mot d’ordre « tout est mal, tout est à refaire » !

Nous sommes le digital

Si l’on veut tordre le coup à ce mythe, il convient de souligner que l’impact du changement social est déterminé par les décisions des entreprises et, surtout, par les décisions collectives : ce n’est que plus tard que les TIC (technologies de l’information et de la communication) accélèrent et consolident ces changements. En fait, le développement de la technologie numérique n’est pas responsable de l’augmentation du travail précaire, et la dévaluation de la contribution humaine ne peut être attribuée exclusivement à la technologie. Bien qu’aujourd’hui le mot « Uber »  sonne comme une métaphore globale de tous les phénomènes de pulvérisation de la relation de travail (les journaux titrent sur les différents « Uber du dogsitting », « Uber des hélicoptères », « Uber des chemises repassées »), la tendance à la « dislocation »  n’a certainement pas été inaugurée par la plateforme née en Californie. Le travail morcelé en d’innombrables représentations (la livraison unique de nourriture, la brève traduction en ligne, la transcription des tickets de caisse, voire l’effort déployé pour l’identification des personnes sur les réseaux sociaux, et ce afin de perfectionner l’intelligence artificielle), ce travail distribué dans des micro échanges qui remplacent des relations de travail plus durables et mieux réglementées est simplement le visage le plus évident d’une tendance beaucoup plus large. Un phénomène qui va des bons d’achat aux chaînes de sous-traitance et aux appels d’offres à la baisse2.

Beaucoup des problèmes de notre époque ont davantage à voir avec les choix individuels qu’avec le numérique lui-même. Loin d’être inéluctable et gravée dans la pierre, l’innovation prend la direction que nous établissons, avec nos actions et nos omissions, et se déplace à la vitesse que nous lui donnons. À la base, toutes les grandes transformations ne sont rien d’autre qu’une somme – parfois perverse, parfois bénéfique – d’innombrables choix individuels et collectifs. C’est donc cela qu’il faut garder à l’esprit : sur le papier, il n’y a pas de bonnes ou de mauvaises technologies. Il y a des utilisations déformées et des utilisations conscientes, des inventions et des innovations. La qualité du travail présent et futur dépend directement de la façon dont il est conçu, négocié et organisé. L’utilisation du numérique peut et doit être organisée afin de garantir que les progrès technologiques profitent au plus grand nombre et pas au plus petit.

Faire la paix avec le progrès

Nous ne voulons pas appeler à ce qu’il y ait moins d’innovation, surtout lorsque nous sommes en retard sur ce point, et responsables de ce retard : il suffit de penser aux nombreuses régions où la connexion internet haut débit est un mirage et où les investisseurs dans les nouvelles technologies sont toujours frileux. La pandémie de Covid-19 nous a clairement montré à quel point les infrastructures sont médiocres, et elle nous donne à voir la faiblesse de la culture d’entreprise quant aux nouveaux modèles organisationnels3. On voudrait pouvoir dire que « tout le monde télétravaille à domicile », même si la connexion Internet haut débit s’arrête au périphérique parisien et aux rocades des autres grandes villes. En matière d’innovation, nous restons pauvres : il nous faudrait toujours plus de technologie. Mais les effets du progrès technologique sur le travail et la vie quotidienne doivent faire l’objet d’une réglementation lucide.

Nous ne pouvons pas non plus minimiser les conséquences de la numérisation sur les types de travail existants, même sur les plus traditionnels, qui ont jusqu’à présent toujours été  considérés comme à l’abri de la concurrence mondiale des géants de la technologie. Mais ce n’est pas le cas. Au contraire, certains segments économiques servent de champ d’expérimentation pour des modèles qui seront bientôt dominants après avoir été testés et approuvés. La fragilité contractuelle que subissent les travailleurs rendus précaires par la gig-économie, ainsi que l’assujettissement constant à un solide contrôle en échange d’une sécurité fragile, ou encore l’invasion des instruments de contrôle numériques, ne sont que des symptômes irréfutables de la grande métamorphose en cours4.

Dans le débat classique, la tendance à  surestimer les prodiges de la technologie a prévalu jusqu’à présent. Pourtant, et ce contrairement à ce qui s’est passé avec la médecine, la biotechnologie et les sciences en général, les applications commerciales des développements numériques semblent n’avoir eu aucun effet vraiment révolutionnaire dans bien des domaines. Une grande partie des  nouvelles technologies est simplement utilisée afin de mieux réaliser des actions et des fonctions qui, dans le passé, impliquaient une plus grande dépense d’énergie ou celles que l’on se gardait bien de mettre en œuvre dans de nombreux cas – et ce au nom de certaines valeurs, en premier chef celle de la dignité de la personne, qui semblent aujourd’hui en désuétude (il suffit de penser à la collecte et à l’utilisation de données biométriques, aux techniques intrusives de reconnaissance faciale à des fins d’authentification ou de suivi de masse pour limiter la propagation du virus).

Des algorithmes-patrons

Plusieurs études ont décrit l’avènement des dernières technologies et cartographié leurs effets sur les relations de travail5. Ceux-ci vont des dispositifs physiques tels que les exosquelettes et les technologies que l’on qualifie de wearable, (c’est-à-dire les objets « portables » comme les bracelets électroniques), aux outils immatériels tels que les algorithmes et l’intelligence artificielle. Tout d’abord, ces technologies agissent comme des superviseurs capables d’obtenir des informations en temps réel, de prévenir les accidents causés par l’erreur humaine et de réduire la dangerosité et la lourdeur de certaines activités routinières, fastidieuses ou avilissantes. En même temps, elles mettent en œuvre un modèle de contrôle si méticuleux et si intrusif que cela conduit trop souvent à des abus et des dérives incontrôlables. Il n’est pas tolérable que les avantages de ces instruments quant aux questions de plus grande sécurité et de réduction de la fatigue physique au travail s’accompagnent de pratiques de surveillance dystopiques.

Une autre fonction fondamentale des technologies numériques est la délégation de nombreuses fonctions de gestion à des agents non humains (on parle de « gestion par algorithmes »)6. Les algorithmes sont également chargés d’automatiser les listes et les grilles de salaire – c’est ici que les entreprises de la gig-economy entrent également en jeu. La division de l’activité professionnelle par les plateformes en ligne occulte une masse de travailleurs invisibles faits de chair et d’os, pourtant présentés comme des ressources « virtuelles ». Dans les coulisses de la formidable économie numérique se cache une armée de travailleurs fantômes chargés de déclencher des processus, de corriger des erreurs, de faire du codage, voire de réparer des vélos, des scooters et des voitures pour le covoiturage, ou encore de cuisiner un hamburger, de stocker et de livrer des colis, d’aménager les allées des grands magasins. En un mot, le sale boulot de la nouvelle économie n’est pas fait par des machines intelligentes, mais par des conducteurs invisibles7.

Le tableau n’est pas rose. Nous sommes en effet contraints de subir l’innovation, plutôt que de la générer. Et nous apercevons la trahison de la promesse « libératrice » que les technologies numériques étaient censées apporter. Nées comme un domaine de recherche et un espace de révolte, elles finissent souvent par être transformées en instruments de répression bureaucratique. Elles auraient dû nous faciliter la vie, mais au lieu de cela, elles se sont souvent révélées être un atout en matière de surveillance, de mesure, d’hégémonisation, de chantage, de marchandisation, de spamming, de brutalisation et de punition. Ces nouvelles technologies à l’origine perçues comme un espace ouvert à la concurrence et à la contestabilité, sont devenues un champ de bataille pour les oligopoles dans une course au profit menée au nom du techno-darwinisme. Ils voulaient nous offrir l’espoir de transformer l’homme en un nouveau Prométhé, le titan qui vola le savoir aux dieux pour l’offrir aux hommes, mais voilà que ces appareils répressifs nous ont malheureusement livrés à la mollesse d’un secteur tertiaire à faible valeur ajoutée et à faible productivité (et à une activité induite encore plus minime), qui excite les désirs frivoles et satisfait les conforts à bas prix. Ces nouvelles technologies étaient censées réduire les inégalités et raccourcir les distances, elles ont fini par élever des barrières et par accroître les inégalités.

Du désenchantement au ressentiment

La réaction générale a été soudaine et tonitruante. De nombreux résultats électoraux de ces dernières années, tels que la victoire de Trump en Amérique en 2016, le succès du Brexit au Royaume-Uni, les performances électorales musclées des partis extrémistes dans de nombreux pays européens, témoignent d’une grave intolérance à l’égard des inégalités que le fossé technologique a pu exacerber.

Selon certains, le travail précaire finit  par engendrer la précarisation de nos démocraties, et toujours moins libérales8 : difficile de ne pas être d’accord. Pour éviter les malentendus, les réponses populistes et celles qui entendent les « minimiser » ne font qu’exacerber les maux qu’elles s’imaginent pouvoir guérir. Ou bien, ce qui est encore pire, elles prennent part à un programme dont les buts réels sont tus, et qui s’opposent secrètement aux opinions qu’elles défendent sur la place publique. Pour ne citer que quelques exemples concrets : les électeurs ayant voté pour restaurer la grandeur de l’Amérique, – le fameux « make America great again » – ont succombé au chant des sirènes du protectionnisme stars and stripes, se sont souvent retrouvés à payer la note salée des politiques anti-travailleurs qui nuisent à la classe moyenne et caressent les bénéficiaires dans le sens du poil. Dans le même temps, la sortie du Royaume-Uni de l’Union menace sérieusement d’affaiblir le statut protecteur du droit du travail britannique, largement importé d’Europe. Paradoxalement, les émeutes anti-establishment auront donc eu un impact négatif sur les électeurs les ayant le plus intensément encouragées. Il ne faut toutefois pas négliger le poids du sentiment de vulnérabilité, mais aussi certaines envies de vengeance à l’origine de ces revendications. Il est du devoir de tous d’enquêter sur les raisons économico-sociales du mécontentement afin d’en atténuer les symptômes et d’en corriger les causes.

Les Luddites eux-mêmes, qui sont souvent appelés en renfort à l’excès dès qu’on émet des réserves sur le magnifique et progressif destin de la technologie, ne furent pas de simples scélérats révoltés, convaincus d’être en mesure d’arrêter le progrès en démantelant quelques métiers à tisser dans l’Angleterre du XIXe siècle. Mais  ils invoquèrent plutôt la réécriture du pacte social à la lumière d’un rapport de forces transformé, dans le contexte de la révolution industrielle naissante et de ses effets bouleversants sur le tissage et la filature9. Ils eurent l’intuition de se trouver au seuil d’une transformation historique, ce qui les poussa à exiger des garanties face à l’affaiblissement de leur propre sécurité. À l’instar de ceux qui sont dépeints aujourd’hui – avec une étiquette détestable – comme les « exclus » des grands phénomènes mondiaux (la numérisation, tout d’abord), les saboteurs anglais avaient pour prétention de remettre en question  l’organisation du travail ainsi que la qualité de leurs conditions de vie ou, du moins, de négocier le passage de l’ancien au nouveau monde. Par des méthodes naïves et le plus souvent inefficaces, ils ont essayé de ramener le travail au centre du village et les droits sociaux au sommet de la hiérarchie des priorités.

Un travail bien fait

Si l’état d’exception permanent qu’on reconnaît aujourd’hui aux géants du numérique n’est pas justifié par leur contribution au progrès – une grande partie de leur avantage concurrentiel est acquise par le respect partiel ou le non-respect des règles – le « cuore antico » du futur10 devrait nous obliger à regarder avec méfiance les bonds en avant retentissants des régulateurs. Les politiques myopes, les interventions hallucinantes ou les réponses d’urgence risquent de réduire les marges de la concurrence pour les nouveaux arrivants, ainsi que de générer des espaces d’incertitude, d’arbitrage et de manipulation.

Entre-temps, la période récente a été marquée par certains événements emblématiques qui ont contribué à raviver le ressentiment envers les géants du secteur technologique et les autres innovations. Un sentiment d’intolérance que la presse internationale a baptisé techlash (on pourrait le traduire par « retour de bâton de l’innovation », qui ressemble à une phase d’acrimonie après l’ivresse collective). Cette intolérance s’accompagne d’un changement d’attitude de l’autorité publique de régulation qui, des deux côtés de l’Atlantique, ne semble plus aussi encline à accorder des ristournes aux patrons du numérique et menace de recourir à une application stricte des règles antitrust, tout en s’efforçant d’approuver de nouvelles règles pour limiter les abus, promouvoir une saine culture d’utilisation des données à caractère personnel et veiller à ce que l’évasion fiscale ne devienne pas une mode établie11. À y regarder de plus près, il s’agit d’un tournant dans la politique juridique. On assiste aujourd’hui à un renversement de perspective : l’idée utopique et erronée d’un cyberespace transnational, individualiste, presque non réglementé, loin de la portée des gouvernements nationaux et des institutions internationales, a disparu. Et cette désaffection ne semble pas se limiter aux couloirs des universités ou aux salles du Parlement. Le mythe de la technologie, synonyme de progrès à tout prix, s’est-il finalement effondré ?

Il faut donc nous demander comment intervenir pour atténuer les risques d’un système fallacieux et sujet à l’érosion des aides et des acquis sociaux. Essayons donc de partager l’avenir numérique en nous en partageant les bénéfices. Il ne s’agit certainement pas d’encourager un grotesque « marche arrière » : la technologie peut être une alliée indispensable, que ce soit de l’usine au bureau, ou de l’entrepôt au bureau. Il est toutefois essentiel de remettre continuellement son apport en question pour des raisons de commodité sociale et politique, avant qu’elle ne soit économique. C’est pourquoi il est essentiel de lutter contre une version fanfaronne du progrès, qui n’est faite que de paroles en l’air et de food delivery.

L’humanité aux commandes

Le processus dynamique d’innovation n’a pas lieu dans un vide institutionnel, politique, socio-économique et culturel. Néanmoins, l’opinion dominante sur la question technologique défend l’idée totalement erronée et désintéressée selon laquelle il ne faut pas mettre en place de nouvelles règles sur l’introduction de nouveaux outils de travail, ou – pire encore – que leurs conséquences sur la quantité et la qualité des emplois ne doivent pas être réglementées. On répète souvent que toute tentative de gérer les effets des découvertes numériques pourrait pénaliser l’esprit d’innovation et entraînerait de graves pertes économiques ; sans parler des éternelles escarmouches sur la prétendue incapacité des normes forgées au siècle dernier à suivre les innovations lancées ces dernières années.

Ces arguments ensorcelants doivent être renvoyés à l’expéditeur sans trop de compliments. Des normes visant à atténuer les effets potentiellement néfastes de l’utilisation de dispositifs technologiques sur la qualité du travail et la dignité humaine des travailleurs existent déjà dans divers pays industrialisés, émergents ou en développement (par exemple, le droit à des obligations de sécurité, la protection des données personnelles ou le droit naissant à la déconnexion). De nombreux systèmes juridiques ont depuis longtemps adopté des règles visant à tempérer l’impact social des licenciements collectifs et des pertes d’emploi, y compris ceux liés à l’automatisation et à la reconversion technologique. D’autres exemples sont flagrants : durant la pandémie actuelle, des plans de licenciement massif ont été mis en place avec des règles administratives simplifiées et accélérées, et ce afin d’accorder un répit aux entreprises et en même temps un soutien immédiat aux travailleurs. Les institutions de l’Union européenne ont rapidement investi cent milliards d’euros pour soulager les secteurs en difficulté12. Dans de nombreux cas, cette trêve a permis à beaucoup de gens de surmonter les moments les plus difficiles de 2020. On peut constater avec un petit sourire en coin comment, et ce précisément dans ces circonstances défavorables, les militants de l’« État minimal » qui se représentaient l’Europe comme une marâtre des contes de fées ont été contraints de se retirer de façon déshonorante, voire de changer leur fusil d’épaule.

Si l’on considère la question sous l’angle de l’analyse économique du droit, un impact économique négatif de ce type de réglementation n’a jamais été prouvé. Au contraire, une forte implication des institutions publiques et des partenaires sociaux dans la gestion d’éventuels licenciements collectifs est associée à des niveaux élevés de productivité et de compétitivité. Les données actualisées du Cambridge Centre for Business Research montrent qu’un ensemble adéquat de règles de droit du travail possède également un effet positif sur les taux d’emploi, qu’il peut réduire les taux de chômage et stimuler l’innovation. Il est donc temps de réfuter une fois pour toutes les affirmations décousues de ceux qui s’obstinent à dépeindre le droit du travail comme un boulet13. Comme l’OCDE l’a récemment souligné14, la négociation collective contribue à réduire les inégalités, mais a surtout le mérite de soutenir la diffusion des bonnes pratiques dans les domaines de la gestion du personnel, de la formation, de la santé et de la sécurité au travail, et ce par l’introduction de procédés technologiques, de systèmes d’incitation liés aux résultats : autant d’outils qui peuvent être utiles aux petites et moyennes entreprises pour faire face aux défis liés à la transformation du travail.

Une redéfinition de l’emploi qualitative et non quantitative

Les valeurs associées à l’innovation devraient aussi inclure l’amélioration de nos sociétés et celle de la condition humaine, plutôt que la paupérisation des travailleurs ainsi que la mise en place de formes de contrôle de plus en plus strictes ou encore les discriminations qui se fondent sur couleur de peau, l’orientation sexuelle ou encore le code postal du lieu de résidence des travailleurs15. On s’attend d’un marché du travail en pleine mutation qu’il apporte des améliorations en termes d’inclusion, d’égalité, d’accès généralisé aux opportunités de carrière, de concurrence, mais aussi d’efficacité dans l’attribution des prestations sociales, dans la lutte contre la fraude et les malversations. Nous devons confier  aux machines la tâche de nous libérer des emplois moins stimulants et plus fatigants. Il faut que les algorithmes de sélection nous permettent de prendre de meilleures décisions que celles d’aujourd’hui, en éliminant tout choix qui pourrait menacer la dignité humaine. Il faut donner aux plates-formes la capacité de faciliter la rencontre de l’offre et de la demande de travail de manière intelligente et durable, en évitant la précarité et l’appauvrissement. Nous avons besoin d’une technologie capable de produire de meilleurs résultats que ceux obtenus jusqu’à présent à mains nues.

Mais il ne nous faut pas pour autant crier victoire. Nous ne pouvons pas non plus exclure la possibilité que le travail du futur soit inférieur, non pas quantitativement mais qualitativement, par rapport à notre situation actuelle16. Il est en tous cas urgent de recentrer le débat, en essayant de déterminer les conséquences apportées par l’automatisation, de la numérisation et de la plateformisation d’un point de vue qualitatif. Afin d’éviter les réflexes conditionnés, il nous faut adopter une attitude pragmatique, visant à une application plus efficace et plus souple des règles existantes. Cela vient s’ajouter à un travail destiné à venir remédier aux règles ambiguës et aux espaces d’incertitude. Le progrès, tant technologique que social, doit être orienté, sa direction étant définie à partir des objectifs que l’on se fixe. C’est pourquoi les formes que prendra le travail dans l’avenir ont désespérément besoin d’être encadrées par des institutions politiques et sociales permettant de parvenir à un consensus sur des points qui ne sont pas considérés comme des acquis. Au lieu d’un avenir sans conducteur, comme les voitures automatiques, il est important de s’efforcer de concevoir et de mettre en œuvre un modèle qui place l’être humain aux commandes, avec des décideurs humains se tenant « au volant » de la transformation technique et sociale17.

Nous pouvons décider de nous définir soit par nos peurs, soit par nos aspirations. Quel que soit le visage qu’il prendra, le changement n’arrivera pas par accident ; il est important qu’il soit le résultat de choix conscients qui répondent à une question qui se pose brutalement à nous : quel est le travail que nous voulons, non pas quantitativement mais qualitativement.

SOURCES
  1. La thèse exposée dans ce texte est développée dans l’ouvrage des auteurs : Il tuo capo è un algoritmo. Contro il lavoro disumano (Laterza Editore, 2020)
  2. Antonio Aloisi et Valerio De Stefano (2020), Procédure d’exception contre Uber Eats, Le Grand Continent.
  3. Antonio Aloisi et Valerio De Stefano (2020), Questa non è un’esercitazione. Persone e lavoro ai tempi dell’emergenza sanitariaRivista Il Mulino, No. 2, pp. 224-231.
  4. Sarah Kessler (2018), Gigged : the gig economy, the end of the job and the future of work, New York : Random House.
  5. Phoebe V. Moore (2019) “The mirror for (artificial) intelligence : In whose reflection ?”, Comparative Labor Law & Policy Journal, Vol 41, No. 1.
  6. Valerio De Stefano (2018), ‘Negotiating the algorithm’ : automation, artificial intelligence and labour protection, ILO Employment Working Paper, No. 246.
  7. Antonio Aloisi (2016), Commoditized workers : case study research on labor law issues arising from a set of “on-demand/gig economy” platforms, in « Comparative Labor Law & Policy Journal », Vol. 37, No. 3, pp. 653-690.
  8. Alan Bogg e Mark Freedland (2018), Labour Law in the age of populism : towards sustainable democratic engagement, MPIL Research Paper Series, No. 15.
  9. Simon Deakin (2015), “Luddism in the age of Uber”, in « Social Europe », 3 novembre. Disponibile all’indirizzo http://bit.ly/2LdsTHu.
  10. Référence à l’ouvrage de Carlo Levi, Il cuore ha un futuro antico (1956).
  11. « The Economist » (2019), Calls to rein in the tech titans are getting louder, 16 luglio. Disponibile all’indirizzo : https://econ.st/37X1y6c.
  12. Stefano Giubboni (2020), « In a spirit of solidarity between Member States ». Noterella a prima lettura sulla proposta della Commissione di una « cassa integrazione europea », in « Eticaeconomia menabò », 6 aprile. Disponibile all’indirizzo https://bit.ly/2Qoap9y.
  13. Simon Deakin (2016), The contribution of labour law to economic development and growth, Centre for Business Research, University of Cambridge Working Paper, No. 478.
  14. OECD (2019), Negotiating our way up : Collective bargaining in a changing world of work, Parigi : OECD Publishing.
  15. Forum Disuguaglianze e Diversità (2019), 15 proposte per la giustizia sociale. Disponibile all’indirizzo https://www.forumdisuguaglianzediversita.org/proposte-per-la-giustizia-sociale/.
  16. Lojkine Ulysse (2020), Cartographier la géopolitique des plateformes, Le Grand Continent.
  17. Comitato Economico e Sociale Europeo, « L’intelligenza artificiale – Le ricadute dell’intelligenza artificiale sul mercato unico (digitale), sulla produzione, sul consumo, sull’occupazione e sulla società », parere d’iniziativa adottato il 31 maggio 2017

 


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