Consacré par la pandémie du Covid-19, le recours à l’activité à distance, ou télétravail, interroge quant aux transformations contemporaines du monde du travail. L’engouement autour du télétravail et sa mise en œuvre, renouvelés à l’occasion du reconfinement, témoignent de la numérisation croissante de l’économie et de la société. Dans l’état, en l’absence d’accords individuels et collectifs encadrant juridiquement cette pratique, sa généralisation pourrait menacer les conditions de travail des salariés. De l’individualisation à l’aliénation des travailleurs, en passant par la crainte de la dérive marchande, l’expérimentation du télétravail présage des déboires de l’« accélération du capitalisme numérique » [1], favorisée par la crise sanitaire.


Avec le regain du nombre de contaminations au Covid-19 et le grand retour du confinement général, l’actualité de ces dernières semaines fut marquée par la confrontation autour du rétablissement provisoire de l’activité à distance, opposant Élisabeth Borne, ministre du Travail, aux représentants du patronat. Afin de freiner la seconde vague de l’épidémie, la ministre du Travail a affirmé que « chacun [devait] faire le maximum pour réduire sa présence sur [son] lieu de travail ». Elle a en ce sens exhorté les entreprises françaises à faire en sorte que « 100% des tâches télétravaillables [soient] télétravaillées ». De leur côté, les employeurs se sont montrés beaucoup plus frileux à appliquer les consignes gouvernementales, le non-respect de ces dernières n’étant pas assorti de sanctions. Si une partie du patronat s’est montrée très favorable à une extension du télétravail, la majorité des employeurs affirmait à la mi-novembre s’évertuer à trouver un point d’équilibre entre son rétablissement et le maintien de leur activité économique.

Près de la moitié des salariés pratiquant le télétravail régulièrement le font en dehors de tout accord individuel ou collectif.

Tandis qu’à l’Assemblé nationale, de la droite conservatrice à la gauche libérale, tous s’accordaient sur la nécessité d’encourager massivement le recours au télétravail par les entreprises, les organisations de salariés ont fini par tirer la sonnette d’alarme. Les syndicats s’inquiètent en effet de la généralisation d’une pratique encore trop peu encadrée et réclament des négociations interprofessionnelles sur la question. D’après un rapport de la DARES[2], datant d’octobre 2019, près de la moitié des salariés pratiquant le télétravail régulièrement le font en dehors de tout accord individuel ou collectif[3].

Les attentes et les craintes que peut aujourd’hui susciter le recours au télétravail invitent à porter un autre regard sur un procédé qui bouleverse les pratiques du monde professionnel. Pour le chercheur en sciences humaines et sociales Alexandre Largier, le télétravail doit être analysé à la fois comme un « projet politique », un « projet de mode vie » et un « projet managérial et organisationnel »[4]. Le télétravail, au vu des mutations socio-économiques qu’il induit, doit être abordé sous le prisme de sa capacité à transformer la société dans son ensemble, à modifier « les relations sociales, les échanges économiques, les organisations et les cultures ». Appliqué au monde de l’entreprise, le télétravail constitue un outil pouvant apporter flexibilité, hausse de la productivité et diminution des coûts. En somme, une hausse de la rentabilité et du profit, chère aux dirigeants et aux actionnaires. Dans de telles perspectives, le déploiement du télétravail n’est pas dénué de conséquences sur le réel et requiert une analyse critique de ses potentiels effets, notamment sur les conditions de travail des salariés.

LA GENÈSE ET LE DÉVELOPPEMENT DU TÉLÉTRAVAIL EN FRANCE

Le concept de télétravail est un « vieux serpent de mer »[5] de la recherche en sciences humaines et sociales, qui ne fait l’objet d’aucune définition consensuelle. On peut néanmoins relever deux éléments de caractérisation concomitants : la distance géographique par rapport au lieu de travail et l’utilisation des nouvelles technologies d’information et de communication. En ce sens, le télétravail peut revêtir diverses formes organisationnelles, et le travail domicilié, sous un aspect moderne, représente l’une d’entre elles.

Le télétravail émerge dès les années 1950 aux États-Unis avec les travaux de Norbert Wiener sur la cybernétique et se diffuse progressivement à partir des années 1970 dans le sillage de la révolution numérique. Largier montre que l’essor du travail à distance ne représente à l’origine pas un enjeu en soi pour les États occidentaux, dans la mesure où il est davantage perçu comme « un moyen au service d’enjeux économiques nationaux », tels que la crise de l’emploi et les transformations de l’organisation sociospatiale du territoire. Le télétravail parvient à s’imposer au début des années 2000 au niveau européen mais ne fait son entrée dans le code du travail français qu’en 2012, qui le définit comme un travail effectué hors des locaux de l’employeur, « de façon régulière et volontaire » et s’inscrivant « dans le cadre d’un contrat de travail ou d’un avenant à celui-ci ».

L’estimation du pourcentage de télétravailleurs en France reste pourtant difficile. Dans un rapport rendu en septembre 2015 par Bruno Mettling à l’ancienne ministre du Travail, Myriam El Khomri, la part des télétravailleurs est estimée à près de 17%[6]. D’après une étude de l’Observatoire du télétravail, publiée la même année, la proportion de télétravailleurs ne dépasserait pas la barre des 2% si l’on s’en tient à la définition inscrite dans le code du travail, qui n’inclut pas le télétravail « non-formalisé »[7].

Alors que le ministère du Travail a récemment estimé à 30% la part des salariés susceptibles de travailler à distance[8] et que près de 49% d’entre eux se disent aujourd’hui favorables à l’expérimentation du dispositif[9], on peut légitimement s’interroger sur les raisons d’un tel succès, qui dépasse le simple cadre de la pandémie. Le travail à distance est ainsi principalement promu au regard des bénéfices, supposés ou avérés, que pourraient en tirer les travailleurs. On vante ainsi les mérites du télétravail au regard de l’économie de temps, engendrée par la suppression des trajets, et de l’amélioration globale des conditions de vie au travail, permise par une plus grande souplesse dans l’organisation quotidienne des salariés. En découle dès lors une représentation très optimiste, voire utopique du télétravail, comme permettant d’aboutir à « l’épanouissement du travailleur et de sa famille »[10] par une réduction des nuisances inhérentes à la société post-industrielle. Or, il semble impératif de sortir d’une vision si idéaliste du télétravail.

INDIVIDUALISATION, ALIÉNATION, DÉRIVE MARCHANDE : TRAVAILLEURS EN DANGER ?

Dans son rapport sur le lien entre télétravail et amélioration des conditions de travail des cadres, la DARES conclut que « les télétravailleurs ne sont ni plus ni moins satisfaits de leur travail que leurs collègues ». Elle déconstruit notamment le mythe, pour les travailleurs, d’une « meilleure conciliation avec leur vie personnelle », du fait de leur « tendance à pratiquer des horaires plus longs et atypiques ». La DARES va plus loin encore, en affirmant que les télétravailleurs ressentent « un sentiment d’insécurité économique » et présentent « des risques dépressifs » plus importants que la moyenne des salariés français. Dans ce cadre, comment ne pas prêter attention aux dérives qui pourraient accompagner la généralisation du télétravail ?

« Le télétravail risque de fragiliser le sens du collectif dans la cité », selon Pierre-Olivier Monteil.

La première d’entre elle est l’individualisation des travailleurs. Dans une société dont les réformes successives tendent déjà vers un affaiblissement de la logique syndicale, l’extension du télétravail pourrait venir à son tour saper le sens du collectif, aussi bien au sein de l’entreprise que dans le reste de la société. Pierre-Olivier Monteil, docteur en philosophie politique, analyse pour le média indépendant Philonomist les effets néfastes du télétravail[11]. Cette pratique reposerait selon lui sur le modèle de « l’individualisme connecté », entendu comme forme de sociabilité par écrans interposés, au travers de laquelle les travailleurs ne constitueraient plus qu’une nébuleuse d’individus indépendants, reliés entre eux ponctuellement par l’injonction aux contraintes entrepreneuriales. Basé sur un déni du corporel, des subtilités du langage non-verbal et plus largement des fondements de la sociabilité humaine, un tel modèle aboutirait d’une part à l’isolement du salarié par rapport à sa communauté de travail. « Atomisé », « éclaté »[12], ce dernier ne pourrait plus compter sur la cohésion et la solidarité professionnelle de ses pairs. D’autre part, bien au-delà du cadre de l’entreprise, Monteil craint que ce délitement du lien social n’aboutisse finalement à la destruction du « commun », de ce qui permet de faire société. Il affirme ainsi que : « le télétravail risque de fragiliser le sens du collectif dans la cité ».

Entre intrusion intimiste et phagocytage des moments dits « improductifs », le télétravail présente un risque certain pour le respect du temps de travail et du temps de repos quotidien des travailleurs.

L’autre crainte, c’est celle de l’aliénation des travailleurs. Ce concept est originellement utilisé par Karl Marx afin de décrire la dépossession, pour la classe ouvrière, du résultat de son travail par le patronat. Il s’entend plus largement comme une dénonciation de la dépossession de l’humanité même du travailleur, contraint de vendre son temps, son corps et son esprit. Plus largement, un travail peut être aujourd’hui considéré comme aliénant dès lors qu’il implique pour le salarié un contrôle difficile de ses conditions de travail. En ce sens, le télétravail peut apparaître comme une nouvelle forme d’aliénation dans la mesure où il se traduit par une reconfiguration officieuse et pernicieuse du temps et des conditions de travail, mais aussi qu’il implique une dilution de la séparation entre sphère privée et sphère professionnelle. Alors que l’ère industrielle reposait sur « l’imposition de limites spatiales et temporelles au travail », l’ère du tout numérique a quant à elle banalisé « l’incursion du travail dans l’espace privé »[13]. Entre intrusion intimiste et phagocytage des moments dits « improductifs », le télétravail présente un risque certain pour le respect du temps de travail et du temps de repos quotidien des travailleurs. Les débats que peuvent susciter sa généralisation remettent ainsi sur le devant de la scène l’enjeu du « droit à la déconnexion » pour le salarié. D’aucuns pourraient cependant répondre que le travail à distance renforce l’autonomie et la libre organisation du travailleur, rejetant dès lors la thèse de l’aliénation. Pourtant, quand bien même le télétravailleur parviendrait à échapper à la surveillance de sa hiérarchie, ce dernier aurait déjà suffisamment intériorisé les contraintes entrepreneuriales pour perpétuer sa situation de subordination[14].

Enfin, la généralisation du télétravail laisse craindre une possible dérive marchande de l’activité. Pour Largier, la « possibilité de travailler n’importe où et n’importe quand » ouvre la voie à la capacité de « faire travailler, partout et tout le temps ». Contribuant de fait à l’aliénation des travailleurs par une mise en compétition toujours accrue, cette dérive marchande laisse planer la menace d’une délocalisation à venir de certains emplois qualifiés, hors des frontières françaises et européennes[15].

En phase avec les principes néolibéraux, le télétravail et les menaces que fait peser cette pratique sur les travailleurs nous invitent finalement à prendre garde aux processus de restructuration de la société capitaliste. On notera ainsi que les vices et les vertus de la numérisation ont tendance à se confondre, dès lors qu’ils servent à légitimer le projet néolibéral et les politiques qui en découlent.


[1] « Daniel Cohen : le coronavirus, accélérateur du capitalisme numérique », Alternatives Economiques. URL : https://www.alternatives-economiques.fr/daniel-cohen-coronavirus-accelerateur-capitalisme-numerique/00092478.
[2] Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques, rattachée au Ministère du Travail.
[3] DARES, Le télétravail permet‑il d’améliorer les conditions de travail des cadres ?, Insee Références, L’économie et la société à l’ère du numérique, octobre 2019.
[4] Largier Alexandre, « Le télétravail », Réseaux, 2001, no 106, no 2, pp. 201‑229.
[5] Delhaye R., Lobet-Maris C. et Van Bastelaer B., 1996 dans Largier Alexandre, 2001, pp. 201‑229.
[6] Metling Bruno, Transformation numérique et vie au travail, rapport ministériel, septembre 2015.
[7] « Le télétravail ne serait pas de 16% mais de seulement 2% », consulté le 22 novembre 2020, URL :  https://www.20minutes.fr/economie/1773155-20160125-teletravail-16-seulement-2.
[8] « Télétravail: ce qu’en retiennent les entreprises », Le Monde.fr, 17 mai 2020, consulté le 13 novembre 2020, URL : https://www.lemonde.fr/emploi/article/2020/05/17/coronavirus-le-teletravail-nouvel-ideal_6039941_1698637.html.
[9] Boucaud-Victoire Kévin, « Essor du télétravail : vers un éclatement des travailleurs et de la société », 13 mars 2020, consulté le 13 novembre 2020, URL :  https://www.marianne.net/economie/essor-du-teletravail-vers-un-eclatement-des-travailleurs-et-de-la-societe
[10] Largier Alexandre, 2001, pp. 201‑229.
[11] « Du nomade à la monade », consulté le 13 novembre 2020, URL :  https://www.philonomist.com/fr/article/du-nomade-la-monade.
[12] Boucaud-Victoire Kévin, 13 mars 2020.
[13] Rey Claudie et Sitnikoff Françoise, « Télétravail à domicile et nouveaux rapports au travail », Revue Interventions économiques. Papers in Political Economy, 1 juillet 2006, no 34, doi : 10.4000/interventionseconomiques.697.
[14] « Le télétravail : L’aliénation 2.0 ? », consulté le 29 novembre 2020, URL :  https://www.welcometothejungle.com/fr/articles/philo-boulot-teletravail-l-alienetation-2-0.
[15] « « Le télétravail creuse les inégalités entre les travailleurs, entre les sexes, entre les pays » », Le Monde.fr, 12 novembre 2020, consulté le 13 novembre 2020, URL : https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/11/12/le-teletravail-creuse-les-inegalites-entre-les-travailleurs-entre-les-sexes-entre-les-pays_6059428_3232.html.