Le mouvement des “Gilets jaunes”: Regards sur une révolte populaire et sociale

AVANT-PROPOS : les articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » ne représentent pas les positions de notre tendance, mais sont publiés à titre d’information ou pour nourrir les débats d’actualités.

SOURCE : Dissidences

Un billet de Dissidences, 10-23/12/2018, actualisé en janvier-février 2019

L’automne 2018 a été marqué en France, dans l’hexagone mais également à la Réunion, par l’irruption du mouvement dit des gilets jaunes, du nom de ce signe de ralliement né à l’origine, fin octobre1, sur les réseaux sociaux (Facebook, Twitter principalement) afin de protester contre la hausse annoncée des taxes sur le diesel2 (et profitant du fait qu’une récente loi imposait à chaque automobiliste d’en avoir un dans son véhicule).

Ironie du sort, ce mouvement s’est levé contre un président présenté au moment de son élection comme celui qui dépassait les clivages anciens et était censé incarner un nouveau monde : l’auteur du bien nommé Révolution pendant sa campagne a donc vu surgir un an et demi plus tard un mouvement qui questionne et interpelle les institutions étatiques et médiatiques, les simples citoyens mais aussi et surtout bouscule les lignes des organisations représentatives classiques (partis, syndicats) de toutes les familles du mouvement ouvrier et/ou révolutionnaire, de toutes les gauches en fait. De manière générale, les dirigeants et cadres de ces organisations (les syndicats en particulier) sont réservés sur la nature et les objectifs de ce mouvement – qu’ils ne maîtrisent absolument pas – y voyant pour certains une forme de contournement par la base, et de concurrence dans la défense de certaines demandes populaires, ceci valant certainement pour la CGT par exemple.

A l’extrême gauche, le NPA, d’abord plus que réticent devant ce qu’il dénonçait comme une révolte poujadiste au début de novembre, a finalement rallié la contestation le soir de la première manifestation parisienne du samedi 17, rejoignant Lutte ouvrière, les marxistes-léninistes/maoïstes (PCM, OCML-VP, PCOF) et les anarchistes, tandis que le POID continue à y voir une forme de réaction nationale et anti-syndicale, donc anti-ouvrière…3

Les gilets jaunes en action

Ce mouvement existe à quatre échelles distinctes. Il y a d’abord le terrain, disséminé sur tout le territoire, avec les barrages filtrants aux ronds-points ou aux péages, devenus pour beaucoup des campements permanents, rassemblement de dynamiques individuelles très variées, mais semblant majoritairement provenir de salariés du bas de l’échelle (payés au SMIC), de petits artisans, des « classes moyennes » les plus proches d’eux (franges du prolétariat les plus instables et précaires), de retraités et des femmes en nombre variable selon les endroits. Autant d’individus qui ont pris conscience, souvent pour la première fois de leur vie, de ce qu’ils constituaient une force collective, éprouvant une forme de dépassement de soi, de fraternité mutuelle et de solidarités.

Seconde incarnation, les manifestations (« Actes I, II, III » etc.), devenues rituelles le samedi à compter du 17 novembre, principalement à Paris, mais avec des répliques dans diverses villes de province ensuite. Autre réalité, celle des réseaux sociaux, où voisinent des récits de vie très concrets et des fantasmes complotistes, comme sur l’immigration sans frein, avec le désormais fameux « Pacte de Marrakech », inconnu de la majorité des Français jusqu’alors, brandi comme un symbole par les droites extrêmes. Outils essentiels des mobilisations, ils favorisent aussi les sur-réactions épidermiques et trop peu réfléchies.

Quatrième et dernier terrain, celui, plus diffus, de l’opinion publique, dont les sondages successifs présentent le soutien majoritaire, étonnamment constant quels que soient les événements (66% le 22 novembre, 75% le 28 novembre, 72% le 3 décembre, 68% le 12 décembre), et des médias qui répercutent le mouvement, principalement les médias audiovisuels ; initialement, leur rôle fut incontestablement celui d’un accélérateur, mais avec un regard méfiant, voire totalement hostile devant les violences abondamment répercutées. Mais en dépit de cette focale partielle, sinon partiale, ce soutien de l’opinion aux gilets jaunes ne s’est pas démenti.

Qui sont-ils ?

Les gilets jaunes sont surtout une force incontestablement populaire, issue du monde du travail mais pas exclusivement, volatile et composite. Le manteau d’arlequin conviendrait bien davantage à la description de cette France mobilisée que le seul gilet jaune. Dans les premiers temps, des forces d’extrême droite tentent de se servir du mouvement, de l’intégrer afin d’en tirer profit (Debout la France, le Rassemblement national et des mouvances identitaires). Mais peu à peu, les revendications qui sont avancées, au-delà de la seule suppression des taxes annoncées sur les carburants, participent d’une remise en cause plus globale, questionnant en outre la dichotomie ville-campagne, ville-centres en cours de gentrification (un processus déjà pratiquement réalisé pour Paris, Lyon ou Bordeaux) et zones périurbaines paupérisées. En ce sens, on peut poser l’hypothèse d’un refus de la métropolisation du territoire français, dont la revendication diffuse autour des services publics au sens large serait l’une des traductions.

Parmi toutes ces demandes, plusieurs témoignent d’une forme d’inconscient collectif des luttes, porté probablement par certains individus plus âgés, plus expérimentés ou plus instruits, ainsi de la dénonciation de la vie chère, de l’échelle mobile des salaires, du retour d’une taxation sur les plus aisés, ou des demandes élargies de démocratie directe dans les prises de parole et de décisions (les assemblées citoyennes, le référendum d’initiative populaire ou citoyenne-RIC), comme dans la revendication d’une solidarité territoriale contre les métropolisations et leur lot d’exécutifs urbains, qui rejoue parfois également l’affrontement entre Paris et les régions. Il y a donc un agglomérat de tendances, plus ou moins conscientes, plus ou moins avouées, au sein des gilets jaunes, de fascistes patentés à des antifascistes et autres Autonomes, en passant par une protestation qui se déclare apolitique, mais qui en réalité confronte socialement la politique de face.

De quelques analyses

Des tentatives ont été faites afin de comprendre ce mouvement en le comparant à des épisodes antérieurs dont il se rapprocherait : jacqueries, révoltes fiscales telles qu’elles ont pu éclater sous l’Ancien Régime, colères des sans-culottes ou des Enragés pendant la Révolution française, etc… Les parallèles avec le passé sont indéniablement utiles, afin de replacer cette séquence dans la longue histoire des luttes, comme l’explique Gérard Noiriel par exemple (voir plus loin).

Mais en l’occurrence, peut-être faut-il davantage questionner notre temps présent, celui des lendemains de la chute de l’URSS et de notre époque dite postmoderne, marquée par un affolement des boussoles idéologiques de l’émancipation, une domination du « présentisme » et la recherche de nouvelles formes de lutte et d’organisation des opprimés et des dominés. Car ce mouvement des gilets jaunes n’est-il pas proche, dans son caractère spontané, imprévisible, non dirigé par une quelconque organisation, et dans la place déterminante occupée par les outils numériques, des « printemps arabes » du début de la décennie ?

Une révolte d’abord partielle, issue d’une question que d’aucuns experts ont pu trouver anecdotique ou de courte vue, mais qui a ensuite, par la réaction d’abord méprisante du pouvoir (qui a incontestablement sous-estimé sa puissance sous-jacente) et par la coagulation d’énergies individuelles prenant conscience de leur force collective, permis d’exprimer des colères nombreuses et diverses, un mal de vivre qu’il serait sans doute hasardeux de qualifier de civilisationnel, en tout cas social, et qui débouche sur une occupation de l’espace (des places aux carrefours) et un questionnement généralisé de la légitimité politique et sociale (y compris donc celles des organisations représentatives).

Violence politique : quel retour ?

Cette question de la caractérisation du mouvement recoupe en partie celle de la violence. Sans service d’ordre comme en ont constitué, dans la tradition du mouvement ouvrier, partis et syndicats (y compris les plus réduits, ainsi des organisations trotskystes par exemple), les gilets jaunes étaient particulièrement sensibles à l’agglomération de diverses forces autonomes, qu’elles soient issues de l’extrême droite et de l’extrême gauche – ce que le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner nomme4 les « séditieux » et les « factieux » de l’ultra droite et de l’ultra gauche, formulations reprises à l’envie par les médias audiovisuels – sans même parler des simples pilleurs dénués du moindre message politique, ou participants brusquement attirés par l’effet d’aubaine.

Mais on trouve également, et c’est là une nouveauté à retenir, un certain nombre de gilets jaunes de la base, initialement apolitiques ou peu politisés, qui ont connu un authentique processus de politisation engageant des passages à l’acte plus radicaux. Il resterait à analyser finement les cibles de cette violence, telle qu’elle a pu s’exprimer à Paris certains samedis de mobilisation, ainsi de l’Arc de Triomphe, symbole des soldats prétendument morts pour la nation, mais aussi de l’expansionnisme guerrier napoléonien… Même si le niveau de violence n’a pas encore atteint celui des manifestations de l’entre-deux-guerres (citons seulement les 15 morts de la manifestation du 6 février 1934), il témoigne d’un retour massif des affrontements avec la police en manifestation. Il est trop tôt cependant pour dire si cette tendance va se confirmer, et il reste à dégager les raisons exactes de ce changement, face à la réelle radicalisation de l’appareil de répression avec la loi sur la sécurité intérieure de 2017, et la préparation d’une nouvelle « loi anti-casseurs », qui vide pratiquement de son sens la notion et le dispositif d’état d’urgence.

Un manifestant porte une pancarte dénonçant l’usage du lanceur de balles de défense  (LBD40) lors des manifestations, pendant l’acte XII des « gilets jaunes » à Paris, samedi 2 février 2019.

A Paris, samedi 2 février 2019, contre les flashball LBD-40 (source : Zakaria Abdelkafi/AFP/https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/02/02/pour-leur-acte-xii-les-gilets-jaunes-marchent-contre-les-violences-policieres_5418386_3224.html)

Des gilets jaunes au pouvoir gouvernemental, l’usage d’un champ lexical tombé en sommeil depuis longtemps en métropole, et en lui-même performatif, a accueilli, interprété et dramatisé ces scènes largement médiatisées par la télévision et les réseaux sociaux : manifestations, protestations, émeutes et mêmes insurrections ont été les termes les plus utilisés. La condamnation de la part de l’État, relayée par les médias, répond pour sa part, davantage qu’à une menace réelle pour l’heure, à une volonté de délégitimer toute violence échappant au monopole étatique. Autrement plus virulente apparaît la violence des mots, sur Internet en particulier, ou dans certaines mises en scène de rassemblements de gilets jaunes (un pendu symbolisant Macron, par exemple, ou des guillotines de fortune érigées sur des barrages).

Cette violence des mots et des images, qui puise dans le répertoire d’action de la Révolution française et de 1848 notamment, sonne comme l’exacte antithèse d’un mode de gouvernement « jupitérien », épithète qui n’est en soi que la dernière modulation du caractère monarchique de la VRépublique. Enfin, toujours dans ce jeu, l’adjectif « républicain » répété à satiété par la classe politique s’oppose à une colère où la question de la nation, de l’État-nation, paraît cardinale. Non dans la lecture complotiste, ou celle voulue par le gouvernement de la « peste brune » dénoncée par Gérald Darmanin (le 25 novembre 2018), mais davantage dans l’horizon européen comme la possibilité d’un espace de repli et de défense des droits sociaux face à la dérégulation néo-libérale. Il y a là un enjeu des communs dont la dénégation actuelle politique et médiatique tient toute entière dans l’étiquette fourre-tout du populisme.

Et maintenant ?

Difficile, en tout cas, de prévoir les suites de ce mouvement, après le message du président de la République le lundi 10 décembre 2018, censément pacificateur et compréhensif – bien qu’ayant débuté par cinq ou six minutes consacrées à la loi et l’ordre –, et la mobilisation en baisse des 15 et 22 décembre. Qu’elle s’apaise ou se durcisse, se scinde ou se trouve un second souffle, cette colère indéniablement populaire aura laissé une marque profonde dans la société française, des braises pouvant assurément se rallumer dans les mois ou les années à venir, avec la promesse de cette presque mythique convergence des luttes qui agit comme un succédané du Grand Soir ou de la grève générale révolutionnaire, mais sans horizon d’attente réellement dégagé, noyé qu’il est dans l’incertain idéologique.

1 En octobre, la pétition que Priscillia Ludosky, une habitante de Seine-et-Marne, avait lancée le 29 mai, sur Internet, pour réclamer une baisse du prix des carburants, d’abord passée inaperçue, a recueilli une dizaine de milliers de signatures, alors que parallèlement une bretonne (Jacline Mouraud) publie sur sa page Facebook une vidéo pour dénoncer « la traque des conducteurs » et qu’un routier appelle à bloquer les ronds-points.

2 Rappelons que la grande majorité des salariés des zones périurbaines utilisent ce type de carburant, qui était beaucoup plus économique à la pompe il y a une dizaine d’années.

3Nous présenterons ces différentes positions de manière plus précise dans une autre contribution, prochainement.

4Christophe Castaner, le 1er décembre 2018.

Points de vue d’historiens

Depuis le début du conflit, des historiens (spécialistes de la séquence 1789-1793, des révolutions de 1830 ou de 1848, de Mai 68, du mouvement ouvrier et révolutionnaire) mais également des sociologues expliquent, analysent ou donnent leurs points de vue sur ce mouvement : Gérard Noiriel, Sophie Wahnich, Michel Biard, Xavier Vigna, Danielle Tartakowsky, Ludivine Bantigny,Samuel Hayat, Quentin Deluermoz, Mathilde Larrère, etc. Parmi ceux-ci, Gérard Noiriel, le meilleur spécialiste de l’histoire des immigrations ouvrières, récent auteur d’une monumentaleHistoire populaire de la France. De la guerre de Cent Ans à nos jours (Agone), est celui qui nous semble apporter le meilleur éclairage, pertinent et documenté, sur cet événement dans son rapport aux luttes anciennes, particulièrement dans cet article sur son blog,https://noiriel.wordpress.com/2018/11/21/les-gilets-jaunes-et-les-lecons-de-lhistoire/ ou icihttps://www.franceinter.fr/societe/gilets-jaunes-les-elites-continuent-a-dire-au-peuple-vous-n-avez-pas-compris-on-va-vous-expliquer ou lorsqu’il évoque la violence politique (nécessaire ?) dans une émission de France culture, https://www.youtube.com/watch?v=79f8hr-ZuCw

On lira également avec profit la contributions de Samuel Hayat, spécialiste de la révolution de 1848 et de l’histoire des organisations et des idées ouvrières au XIXe siècle,https://samuelhayat.wordpress.com/2018/12/05/les-gilets-jaunes-leconomie-morale-et-le-pouvoir/, l’entretien au Monde de Mathilde Larrère,https://www.lemonde.fr/societe/video/2018/12/07/gilets-jaunes-peut-on-comparer-le-mouvement-aux-revoltes-du-passe_5394281_3224.html ainsi que le « tour de table » effectué par Michel Pinault, qui permet de retrouver les références d’interventions publiées dans la presse ces dernières semaines, https://blogs.mediapart.fr/michel-pinault/blog/041218/les-gilets-jaunes-sous-la-loupe-des-historiens.

Lire également les textes de François Cusset, historien des idées,https://www.liberation.fr/debats/2018/12/11/la-nuee-jaune-ou-le-retour-de-la-politique_1697279et d’un sociologue de l’université d’Aix-Marseille, Manuel Cervera-Marzal, « La première des violences n’est pas celle des « casseurs » », https://usbeketrica.com/article/gilets-jaunes-la-premiere-violence-n-est-pas-celle-des-casseurs

Beaucoup de slogans, de banderoles ou de mises en scènes sur des rond-points font référence explicitement à la Révolution française. Parmi les historiens de cette période qui s’expriment en évoquant des « résurgences » signalons Sophie Wahnich, entre autres sur Mediapart que l’on peut lire ici https://forum.atoute.org/forum/forums-d%C3%A9di%C3%A9s-%C3%A0-une-maladie/schizophr%C3%A9nie/8547022-1789-2018-les-gilets-jaunes-vus-par-une-historienne-de-la-r%C3%A9volution-fran%C3%A7aise ou dans un entretien plus court pour L’Humanité,https://www.humanite.fr/les-gilets-jaunes-et-1789-resurgences-revolutionnaires-665258. L’analyse de Michel Biard se trouve ici https://actu.fr/normandie/rouen_76540/gilets-jaunes-lhistorien-rouennais-michel-biard-ce-stade-ce-nest-pas-une-revolution_20208096.html et icihttp://www.lefigaro.fr/langue-francaise/actu-des-mots/2018/12/07/37002-20181207ARTFIG00024-gilets-jaunes-assiste-on-a-une-revolte-ou-a-une-revolution.php

C. Beuvain, pour la rédaction de Dissidences, 23/12/2018

DOCUMENTS

Il nous semble pertinent de documenter ce mouvement, d’abord par quelques tracts issus de ronds-points (Poitiers, Meung-sur-Loire, Boulay-Moselle) récoltés par des membres de Dissidences en novembre et décembre 2018, puis par un début de recension [à venir prochainement] des slogans inscrits au dos des gilets, ainsi que des banderoles et pancartes, outils politiques de contestation. Ces « écrits exposés » (A. Petrucci) témoignent, à leur manière, de la diversité des revendications des Gilets jaunes. Instantanés authentiques d’un mouvement en constante évolution, ces documents évoquent tout à la fois son originalité et parfois aussi, des dérives racistes. Quand sera venu le temps de faire une histoire documentée de cette révolte inédit, la focale devra tendre à être la plus englobante possible. Bien que nous n’en soyons pas encore là, puisque le mouvement continue, ces éléments peuvent néanmoins fournir déjà, les linéaments d’une telle approche.

C. Beuvain, pour la rédaction de Dissidencesjanvier-février 2019.

 A – TRACTS

Tract de Gilets jaunes, rond-point près de Poitiers, novembre-décembre 2018 (David Hamelin, Dissidences, DR)

Tract de Gilets jaunes, rond-point de Meung-sur-Loire (Loiret), sortie d’autoroute, vendredi 21 décembre 2018 (Jean-Guillaume Lanuque, Dissidences, DR)

Tract de Gilets jaunes, rond-point de Boulay-Moselle (Moselle), début décembre 2018 (Florent Schoumacher, Dissidences, DR)

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