UN CENTRE DE DÉCISION OPAQUE, ENTRE GOUVERNEMENT DES EXPERTS ET HYPERPRÉSIDENCE

La mise en place d’un conseil scientifique dans la lutte contre la Covid-19, dès le 11 mars, pose question, notamment en matière d’organisation d’expertise en santé. La légitimité d’un tel conseil se heurte, d’une part, à l’absence initiale de base légale de son fonctionnement [1], doublée d’une absence d’évaluation par les pairs ainsi que de contrôle sur les nominations et, d’autre part, à la préexistence d’organes spécialisés en matière de gestion de la santé publique (Santé Publique France, Haute Autorité de santé, Haut conseil de la santé publique, Agence du médicament et 18 Agence régionales de santé). Ces derniers ont pourtant des fonctions similaires et complémentaires : production de données statistiques (Santé Publique France), acteurs opérationnels (ARS) ou encore aide à la décision (HAS et HCSP). Ce dernier, précisément, est composé de 80 experts (bénévoles) en santé et a pour fonction d’apporter l’expertise nécessaire à la gestion des risques sanitaires. Ainsi, le Haut conseil de la santé publique aurait pu être davantage pertinent dans le rôle de conseil scientifique que celui créé ex-nihilo – bénéficiant par la même de son ancienneté et de sa fine connaissance du secteur de la santé.

À ces insuffisances s’ajoute l’absence de rôle clairement identifiable de ce comité d’experts. Tantôt émetteur d’un avis consultatif, détenteur de l’autorité du savoir, ou porteur de la bénédiction médicale, le comité, qui est à l’origine des prises de décision du gouvernement et du Président de la République, se confond entre un organe de conseil et un « aéropage de sages » dans le milieu scientifique. Les experts, par ailleurs, désormais ordonnés à l’impératif opérationnel, pourraient bientôt ressembler à ces députés trop zélés, se rêvant déjà ministres, que le philosophe Alain décrivait ainsi : « C’est qu’envoyés pour contrôler, ils partiront pour gouverner. » Le gouvernement des experts pointe au bout du tunnel, au détriment de l’ambition démocratique qui nous enjoint à limiter sa mainmise.

Enfin, le trouble de la décision publique s’épaissit avec le centre opérationnel de décisions qu’est le Conseil de défense et de sécurité nationale, véritable bras exécutif venant compléter le cerveau scientifique. Depuis le début de la crise sanitaire, le Président de la République réunit presque toutes les semaines cet organe composé de quelques responsables politiques et administratifs [2]Comme le souligne le juriste, Dominique Rousseau, la réunion d’un Conseil de défense dans la lutte contre une maladie est juridiquement discutable [3]. À l’origine, cette formation apparue sous la IIIème République, a pour objet de coordonner les activités de la défense nationale. Cette tradition s’est poursuivie sous la Vème République et s’est consolidée avec l’adoption du Code de la défense en 2004. En 2009 [4], le champ de ces conseils s’est élargi en matière de sécurité intérieure comme extérieure dont Emmanuel Macron use depuis le début de son mandat (conseil de défense « classique », sanitaire ou encore écologique).

À ceci s’adjoint le caractère restreint et confidentiel des échanges [5], allant à l’encontre la transparence souhaitable en matière de santé publique, ainsi que la convocation régulière d’un tel conseil sur le temps long (40 depuis mars dernier contre 10 en 2015, 32 en 2016 et 42 en 2017). Le recours systémique au conseil de défense témoigne une fois de plus de la présidence « jupitérienne » d’Emmanuel Macron, où s’articulent à présent l’hyperconcentration du pouvoir décisionnel et le contrôle discrétionnaire de la parole gouvernementale. Thibaud Mulier, maître de conférences en droit public, souligne également combien cette transformation progressive du conseil de défense témoigne d’un infléchissement de l’équilibre institutionnel [6] vers la fonction présidentielle. « Au Conseil de défense, c’est moi le patron » affirmait sans équivoque Emmanuel Macron [7].

L’ABSENCE DU CONTRADICTOIRE COMME ORIGINE DU POUVOIR DE CRISE

L’exercice de prise de décisions dans ce contexte sanitaire contrevient à la faculté délibérative de la démocratie. Celle-ci reposant sur la vertu du contradictoire éclairant la réflexion, et sur le possible contrôle des orientations prises par les « sages », garant de la légitimité de la décision et du consentement à la décision publique. Or, ce mépris du débat au nom de l’« efficacité » retranche l’exécutif, pour nombre de citoyens, du côté de l’arbitraire. Désormais, seuls 35% des Français accordent leur confiance au gouvernement dans la lutte contre le coronavirus, contre 55% au mois de mars. Sanction est faite contre cette dérive hyper-régalienne du pouvoir. Au ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, qui affirmait dans les colonnes du Parisien que « le cancer de la société, c’est le non-respect de l’autorité »[8], il conviendrait de rappeler que cette dernière est fonction d’un pacte de confiance et non de subordination.

Même au cœur de l’arène parlementaire, le gouvernement n’a pas hésité à manœuvrer avec les règles du parlementarisme rationnalisé [9] pour la prorogation de l’état d’urgence sanitaire, en dépit du désaccord exprimé et voté par l’opposition. Le gouvernement s’est en effet retrouvé désavoué par l’Assemblée nationale lorsque l’opposition est parvenue à faire adopter un amendement sur la fin anticipée de l’état d’urgence sanitaire, contre son avis et celui du rapporteur du texte. En réaction, Olivier Véran a eu recours à la « réserve de vote » qui permet au gouvernement de repousser à plus tard les votes sur lesquels il a opposé sa réserve. En termes simples : le vote n’est pas comptabilisé. L’Assemblée pourra de nouveau voter quand le gouvernement l’aura décidé – autrement dit, quand les députés de la majorité seront présents dans l’hémicycle, cette fois-ci. Un épisode parlementaire à nouveau symptomatique de la conception de l’équilibre des pouvoirs de la macronie.

Le récit du pouvoir de crise s’inscrit également au cœur de la stratégie de mise à distance du contradictoire. Un récit débuté sur la sémantique martiale de l’allocution présidentielle du 16 mars 2020 voulant imposer une union nationale dans la lutte contre le virus. Or, cette logique est l’instrument de paralysie de toute interrogation : on ne peut s’opposer à la lutte contre le virus. Confortée par le conseil scientifique pour « produire et reproduire la croyance et donc l’ordre »[10], la stratégie narrative se poursuit et entend bâtir la voix d’une seule solution possible, auréolée de la légitimité du rationnel. Pourtant, ce récit du pouvoir présidentiel s’est vite heurté à ses propres incohérences et contradictions, précisément propres à l’absence de délibération réelle : port du masque inutile puis obligatoire, isolement contraint ou assoupli des personnes en EHPAD, politique de tests sans réelle stratégie initiale, absence de mesure d’allègements du confinement pour les personnes atteintes de handicap psychique… La verticalité assumée et l’aristocratie à demi-camouflée – il fallait, dans l’urgence, confier la décision aux meilleurs ! – s’érodent ainsi de l’intérieur et rappelle combien la situation est loin d’être maîtrisée comme l’écrit, à juste titre, Yves Charles Zarka : « Le récit du pouvoir, pour paraphraser Pascal, cache et montre à la fois : il montre le contrôle de la situation, il cache les atermoiements, les erreurs, les décisions absurdes. » [11]

Bien que la notion de démocratie sanitaire se soit développée depuis les années 1980, avec pour objectif la participation citoyenne à l’élaboration des politiques de santé, et se soit accélérée depuis une vingtaine d’année en France avec la Loi Kouchner du 4 mars 2002 [12], la crise du coronavirus a souligné la difficile mise en œuvre de la doctrine et dévoilé la gestion unilatérale des questions de santé. Les instances (associatives, expertes, citoyennes) n’ont pas été mobilisées ni prises en compte, alors même que J.-F. Delfraissy, président du Conseil scientifique, recommandait l’« inclusion et [la] participation de la société à la réponse au Covid-19 »[13]. Une déclaration qui révèle également, en creux, la considération minime accordée par le Président de la République à un Conseil qu’il a cependant lui-même contribué à mettre en place. Stratégie supplémentaire pour recourir à l’argument d’autorité de la voix « scientifique » dans l’espace médiatique, tout en conservant la mainmise sur les orientations adoptées pour faire face à la pandémie.

L’ÉTRANGE DÉFAITE : LES ÉLITES DÉSAVOUÉES

La situation actuelle revêt, enfin, une sensation d’étrange défaite comme le décrivait Marc Bloch. Cette défaite est celle du paternalisme démocratique et sanitaire. Une défaite résultant également d’une défection des élites depuis plusieurs années, entre la perte d’une vision stratégique de l’État et les recettes néolibérales économicistes en matière de santé dont la tarification à l’activité – T2A, en est le résultat et Jean Castex l’architecte. L’action face à la délibération en situation d’urgence est une antienne propre aux tenants d’un pouvoir concentré autour d’une élite éclairée. L’idée négative de la démocratie inefficace et lente en temps de crise n’est pas nouvelle ; comprenons bien que le temps, lors d’une crise, est une denrée rare et sa contraction enferme le débat dans un étau de l’unanimisme autour de la décision présidentielle.

Pourtant, il y a une alternative : le débat, public et transparent. Celui-ci est même vital en temps de crise puisqu’il permet de libérer le conflit qui n’est pas un obstacle à la décision mais qui, au contraire, l’alimente. Spinoza formulait cette vertu en ces termes : « Dans un État démocratique, l’absurde est moins à craindre, car il est presque impossible que la majorité des hommes unis en un tout, si ce tout est considérable, s’accordent en une seule et même absurdité [14]. » Le temps de la délibération n’affaiblit pas la démocratie, mais le surgissement « des discours d’inquiétude et des procédures d’exception qui sacrifient la puissance au pouvoir » comme le retient Michaël Foessel [15].

Enfin, la crise sanitaire soulève des réflexions sur la place du Parlement et son rôle en temps d’urgence. Il n’a pas été aisé pour le Parlement d’exister dans la gestion de la crise sanitaire. Pour la France, la majorité macroniste à l’Assemblée s’est montrée d’une grande docilité lorsqu’elle a permis au gouvernement d’adopter les 62 ordonnances régissant notre vie quotidienne sous prétexte d’état d’urgence sanitaire. Or, le parlementarisme ne se limite pas à une fonction législative. Il dispose également d’une fonction de contrôle de l’action gouvernementale, particulièrement essentiel en temps de crise. Ce contrôle s’opère notamment par les séances de questions au gouvernement (« QAG »), de questions écrites [16] au gouvernement ou par les commissions d’informations ou d’enquête parlementaire [17].

Le parlementarisme peut d’ailleurs s’articuler avec l’efficacité comme le montre l’exemple du Bundestag, en Allemagne, durant cette même pandémie. L’assemblée parlementaire allemande a été le lieu d’importants débats au moment fort de la crise où des propositions de lois avaient été déposées (mesures économiques et sociales, adaptation du droit procédural en matière civile et pénale, amélioration de la situation sanitaire et financement des hôpitaux). Les parlementaires allemands ont su conserver leur responsabilité en adaptant temporairement son fonctionnement sans toutefois entrer dans un régime d’exception. En agissant sur son règlement intérieur, le Bundestag a par exemple réorganisé ses travaux selon les circonstances sanitaires : les groupes politiques ont attribué des heures de présence à chaque député (pour s’alterner), la durée des votes obligatoires a été étendue (1 heure au lieu de quelques minutes), les urnes se sont multipliées, la tenue de conférences audiovisuelles et hybrides a été assurée… autant de modifications qui prouvent la plasticité du parlementarisme, pouvant épouser les traditions nationales et offrir un lieu privilégié de la prise de décision publique.

« La France n’a pas le temps de délibérer » écrivait un éditorialiste du Figaro le 6 septembre 1870 au lendemain de la chute de l’Empire et de la formation du gouvernement républicain – à la veille aussi du soulèvement communard de 1871, un épisode inscrit les atermoiements français au cœur de l’histoire : entre aspiration bonapartiste et exaltation du « grand homme » capable d’imprimer une direction forte au sommet de l’État, attachement républicain au parlementarisme et au légicentrisme nourri par « l’amour des lois » hérité de la tradition rousseauiste, et insurrection populaire refusant la confiscation du pouvoir par ceux d’en haut. Un siècle et demi plus tard, ces tensions habitent encore les souterrains de nos crises contemporaines et plus encore ceux de nos inédites « crises sanitaires ».

La pandémie de Covid-19 aura rebattu les cartes de la légitimité des pouvoirs en place et apporté un coup supplémentaire à l’édifice présidentiel, en dénonçant la concentration du pouvoir autour de l’exécutif et en désolidarisant l’équation « président », « rapidité », « efficacité ». Elle aura, paradoxalement, démontré la persistance d’un ethos démocratique, qui cherche à se réaliser et ne tolère plus d’être renvoyé dans l’ombre. La reconquête démocratique de la décision publique pourrait bien être désormais à l’ordre du jour.


[1] Le Conseil scientifique mis en place le 11 mars reposait sur une annonce par un communiqué de presse du même jour. Sa création fut officialisée par le décret du 3 avril 2020. Son règlement intérieur ne date que du 15 avril 2020, dont la version corrigée et définitive date du 30 avril 2020.
[2] L’article R*1122-2 du Code de la défense dispose que ce conseil se compose du Premier ministre, des ministres des Armées, de l’Intérieur, de l’Économie, du Budget, des Affaires étrangères ainsi que d’autres membres du gouvernement selon l’ordre du jour. Le Président de la République peut également convoquer toute personne en raison de sa compétence.
[3] L’article 15 de la Constitution de la Vème République dispose que « Le Président de la République est le chef des armées. Il préside les conseils et comités supérieurs de la Défense nationale ». Le lien juridique est véritablement flou. La seule base juridique probable pourrait être la référence à la « planification des réponses aux crises majeures » (art. R*1122-1 du code de la défense) comme motif de tenue d’un conseil de défense dans ce contexte de crise sanitaire.
[4] Décret n°2009-1657 du 24 décembre 2009 relatif au conseil de défense et de sécurité nationale et au secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale.
[5] Contrairement au conseil des ministres, le conseil de défense ne présente pas de compte-rendu.
[6] Thibaud Mulier, « La présidentialisation de la Vème République à l’aune de la transformation du conseil de défense et de sécurité nationale », Le Blog du Droit Administratif, 9 juin 2020.
[7] « Le Puy du Fou, théâtre d’une montée de tensions au sommet de l’État », Le Figaro, 24 mai 2020.
[8] Entretien avec G. Darmanin, Le Parisien, 14 novembre 2020.
[9] Face à l’adoption d’un amendement sur la fin de l’état d’urgence sanitaire par l’opposition, contre son avis et celui du rapporteur, le gouvernement a choisi la réserve de votes. Lire « [Etat d’urgence sanitaire] Démonstration de force du parlementarisme rationalisé »
[10] Zarka, Y. « Éditorial:  Biopolitique du coronavirus »,  Cités, 82, 2020.
[11] Zarka, Y., art. cit.
[12] La loi prévoit une nouvelle gouvernance sanitaire avec les droits de l’usager du système de soin, tant à l’échelle individuelle (droit à sa participation dans les décisions médicales, d’accès à son dossier médical, au refus d’un traitement) que collective (représentation des usagers dans les instances sanitaires, à savoir les conseils d’administrations des hôpitaux, les conférences d’organisation des soins et autres comités consultatifs en matière de santé).
[13] Voir l’enquête de Claire Legros « La démocratie en santé, victime oubliée du Covid-19 », Le Monde, 25 septembre 2020.
[14] B. Spinoza, Traité théologico-politique [1670], éd. de Charles Appuhn, Paris, Flammarion, 1965, p. 267.
[15] M. Fœssel, « Interminable démocratie », Esprit, vol. octobre, n°10, 2020.
[16] 521 questions écrites ont été adressées au Gouvernement entre le 17 mars et le 31 mars (contre 412 la première quinzaine de mars), voir Le Parlement face à la crise du covid-19 (2/2) Par Elina Lemaire – JP blog (juspoliticum.com).
[17] Précisément, ce sont des missions d’informations qui ont été créées par une commission d’enquête au Sénat et à l’Assemblée nationale.