Pourquoi les économistes ne devraient pas réveillonner ensemble

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SOURCE : L'Obs

La « dette covid » n’est pas une dinde fourrée ! Et les plus fins connaisseurs de la macroéconomie, conviés à un réveillon imaginaire et pédagogique, se déchirent à belles dents…

Chers économistes français, un conseil : ne réveillonnez pas avec vos collègues. Vous le regretteriez.

Car, comme vous vous en doutez, vous parlerez forcément de cette année détestable, du Covid, des masques, des tests et des vaccins. Et un sujet en entraînant un autre, vous évoquerez les restaurants fermés, puis les prêts garantis par l’Etat, le chômage partiel. Et vous tomberez sur la question de la dette, qui a atteint 120% du PIB en France, alors que le traité de Maastricht jugeait raisonnable de rester en deçà de 60%.

Chers économistes français, un conseil : ne réveillonnez pas avec vos collègues. Vous le regretteriez.

Car, comme vous vous en doutez, vous parlerez forcément de cette année détestable, du Covid, des masques, des tests et des vaccins. Et un sujet en entraînant un autre, vous évoquerez les restaurants fermés, puis les prêts garantis par l’Etat, le chômage partiel. Et vous tomberez sur la question de la dette, qui a atteint 120% du PIB en France, alors que le traité de Maastricht jugeait raisonnable de rester en deçà de 60%.

A partir de là, vous vous regarderez en chien de faïence. Lequel d’entre vous tirera le premier ?

Celui qui aura quelques verres d’avance, prononcera les mots « annulation de la dette Covid », avec la joie masochiste du scorpion sur le dos d’une grenouille au milieu de la rivière. Et tout partira en vrille. Vous vivrez un remake du « dîner de famille » de Caran d’Ache (« Ils en ont parlé »), version John Woo.

Sur la base de citations pêchées dans vos tribunes ou vos tweets de ces derniers jours, voici, fatalement, comment cela se passera.

« Il n’y a pas d’argent magique »

Le sage d’entre vous – ou celui qui se prétend comme tel – tentera de couper court à la discussion.

« L’annulation, c’est une chimère. Demain, il faudra bien payer. Et qui va payer ? Pas notre génération, certes. Il faut donc bien, pour ne pas sacrifier nos enfants, organiser un redressement ordonné de nos finances publiques. Il n’y a pas d’argent magique ».

Puis il posera délicatement ses lèvres sur un canapé de foie gras.

« Cette annulation, c’est de la démagogie, un péché contre la démocratie. Gouverner, c’est choisir, disait Mendès ».

Le scorpion se resservira de Bourgogne, et repartira à l’attaque :

« C’est justement pour éviter la purge d’austérité dont tu rêves visiblement qu’il faut annuler au plus vite une partie de la dette ».

Évidemment, élaborera-t-il, il ne s’agira pas de spolier les épargnants : il suffira d’annuler les dettes détenues par les banques centrales, qui représentent un quart du stock total. « Ce sera indolore », jurera-t-il.

[Avant de poursuivre le récit de votre soirée à venir, qu’on nous permette une digression pour les lecteurs moins avertis que vous. Il y a quelques années, ce débat n’aurait pas eu lieu. Mais depuis que les banques centrales se sont lancées dans des programmes massifs de rachat de titres (Quantitative Easing, ou QE), il a pris de l’ampleur. Car tous les tabous anciens ont explosé.

Les banques centrales ne financent certes toujours pas directement les Etats, ce qu’interdit leurs statuts. Elles n’achètent donc pas d’obligations émises par les Trésors. Mais elles achètent des titres de dettes déjà émises, sur le marché dit « secondaire ». L’intérêt ? Rassurer les investisseurs. Quand les Etats émettent des obligations nouvelles, ces derniers savent qu’ils pourront les refourguer aux banques centrales. Le QE facilite donc indirectement l’endettement des Etats.

Au passage, une économie circulaire se met en place : les banques centrales touchent des intérêts des titres de dette, payés par l’Etat. Et reversent, elles-mêmes, des dividendes… à l’Etat ! Mais revenons à nos chapons]

« Fake theory ! »

Nous retrouvons le sage en train de tenter une nouvelle fois de clore le débat : « …de toute façon le traité interdit une telle solution ! ».

Pendant que le scorpion, devenu muet et blanc, s’affalera dans un canapé, une universitaire de gauche prendra la parole. « Faux, relis l’article 123 du TFUE (Traité de fonctionnement de l’Union Européenne, ndlr) ! Rien n’empêche techniquement à la banque centrale d’annuler des dettes à son actif ou même de distribuer directement sa monnaie. D’ailleurs, l’idée progresse : le président du Parlement européen lui-même, David Sassoli, considère l’annulation comme, je le cite, une hypothèse de travail intéressante ».

« Evidemment, un Italien ! », entendra-t-on glousser.

L’universitaire de gauche défendra la thèse selon laquelle les Etats peuvent s’endetter tranquillement, car la Banque centrale européenne est là pour éponger derrière. Elle crée de la monnaie, rachète des titres sur le marché. On pourra ensuite les annuler sans dommages dans son bilan.

« Fake theory ! Magiciens ! Bonimenteurs ! » Bougonnera, rouge de colère, un économiste doublement atterré (il ne supporte ni l’orthodoxie des orthodoxes, ni celle des hétérodoxes).

L’universitaire le sommera de s’expliquer. Il postillonnera sans masque : « Vous ne rendez pas service à la gauche avec de telles conneries, qui hélas se répandent dans les médias comme la vérole sur le bas clergé breton ». On entendra un drôle de bruit : Gwenaëlle, chroniqueuse à « La Croix », avalera sa crevette de travers.

« Ce que vous proposez serait une pseudo-annulation, puisqu’elle ne changerait pas le total de la dette publique Etat + Banque centrale. C’est un tour de passe-passe. Vous retirerez de l’actif ce que vous ajouterez au passif des banques centrales ! C’est évident pour toutes les personnes qui ont un minimum de connaissance en comptabilité nationale et en macroéconomie ! »

Le sage opinera silencieusement, satisfait.

De la monnaie créée ex-nihilo ?

Piquée, l’universitaire rigolera : « Quel attelage ! La carpe et le lapin ! ».

L’atterré pastichera Aristote :

« Inimicus Plato, sed magis inimica falsitas »

Flatté d’être comparé à Platon, le sage poursuivra :

« Notre atterré a raison. Au final, c’est le bilan de la banque centrale qui supportera le poids de cette annulation. Ses fonds propres deviendront négatifs ».

Depuis le canapé, le scorpion ouvrira un oeil :

« Les banques centrales peuvent très bien fonctionner avec des fonds propres négatifs. Et elles peuvent créer de la monnaie ex-nihilo ».

On sera alors là au coeur de la controverse : l’argent créé par les banques centrales est-il vraiment « créé » ? Pour le double-atterré, ce n’est jamais le cas. La monnaie n’est jamais « libre de dette », car elle s’appuie toujours sur le crédit. Il se lancera dans un exemple (à ce stade, remettant leur masques et leurs manteaux, les convives non-économistes prétexteront des baby sitters à libérer) :

« Si ta Banque centrale crée 100 euros et l’injecte dans l’économie, la production peut augmenter de 200 euros, très bien. Mais que se passe-t-il ? Mettons que les ménages en dépensent la moitié et épargnent l’autre moitié. Ils confient cette autre moitié à leurs banques qui les placent aussitôt dans leurs réserves à la Banque centrale. On aura donc bien une dette de 100 euros de la banque centrale envers les banques commerciales ! Donc une augmentation de la dette de l’Etat, pris au sens large, de 100 euros ! »

Puis le débat commencera à tourner en boucle. Les « annulateurs »accuseront le sage de ne pas sortir de son cadre de pensée. L’universitaire dira :

« Tu as, pour une raison obscure, une peur viscérale du changement, un attachement quasi religieux au remboursement de la dette et au mérite ! »

Avant de s’endormir pour de bon, le scorpion marmonnera :

« Elle a raison, espèce d’usurier, la religion imprègne ton sale discours, ce n’est pas par hasard que tu parles de “péché contre la démocratie ! Ou que dette en allemand, Schuld, signifie aussi faute ! »

Un grand silence gêné

Le sage s’offusquera de ces « insultes ». En bout de table, un jeune doctorant américain, de passage en France, ayant travaillé pour Bernie Sanders, testera son français :

« Au fond, ne redoutez-vous pas que les citizens s’approprient un monetary power de la BCE qui, so far, ne profite qu’aux banques ? »

Ce à quoi le sage répondra sèchement :

« Quand tu auras ton PhD, David, on pourra reprendre cette discussion ».

Il y aura un grand silence gêné. Chacun se quittera en maudissant l’année 2020.

Avez-vous vraiment envie, chers économistes, de vivre un tel réveillon ? Restez donc en famille et oubliez vos passions du moment. Le niveau de la dette est trop élevé, sans doute, et il faudra bien à terme trouver une solution. Face aux marchés, il est en effet inutile de se promener avec une cible « 120% » dans le dos. Mais rien ne presse : l’urgence est d’éviter le chaos social et politique auquel cette crise peut nous conduire. Quand le vaccin aura assaini l’air, quand la croissance sera durablement revenue, alors il sera temps de trouver le moyen le plus astucieux, en concertation avec les autres partenaires européens, de régler la question de la dette.


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