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SOURCE : Le vent se lève
Isabelle Berrebi-Hoffmann est directrice de recherches au CNRS et rattachée au LISE (Laboratoire Interdisciplinaire pour la Sociologie Économique) du CNAM. Sociologue du travail, elle s’est d’abord intéressée aux évolutions de la distinction entre sphère privée et sphère professionnelle en dirigeant notamment l’ouvrage collectif Politiques de l’intime – Des utopies d’hier aux mondes du travail d’aujourd’hui (2016). Depuis plusieurs années, elle enquête sur les nouveaux écosystèmes de travail qui se développent autour des makerspaces et du mouvement Maker. Ses recherches ont donné lieu à de nombreuses publications dont le très remarqué Makers – Enquête sur les laboratoires du changement social(2018), avec Michel Lallement et Marie-Christine Bureau. Alors que le confinement, les pénuries de masques et les difficultés d’approvisionnement ont forcé les Makers à jouer les premiers rôles pour pallier les insuffisances de l’État, nous revenons avec elle sur les bouleversements dans l’ordre productif et dans nos vies dont ce mouvement est porteur.
Milo Lévy-Bruhl est doctorant en philosophie politique. Entretien en collaboration avec Hémisphère gauche.
Milo Lévy-Bruhl – Alors que 2020 s’achève, les crises passées ont mis en lumière un mouvement encore confidentiel en France, celui des Makers.
Isabelle Berrebi-Hoffmann – Jusqu’à la crise sanitaire, les termes de « Maker », « fablab » ou « makerspace » étaient peu connus du grand public et relativement peu compris par les élites politiques et économiques. Les médias les ont découvert durant le premier confinement lorsque plus de 5000 personnes qui s’identifiaient comme Makers et quelques 300 fablabs français se sont mis à produire des visières, des masques et du matériel médical en quantités importantes – près d’un demi-million de visières selon les estimations nationales – à l’aide d’imprimantes 3D. D’un coup, grâce à des plateformes virtuelles crées en quelques jours sur internet, des coordinations à distance efficientes et rapides se sont mises en place. Des particuliers confinés chez eux, des fablabs en région, des fablabs d’entreprise ou des coopératives productives ont contribué à des chaines de production locales travaillant à la commande en 24h. Le mouvement Maker a réussi à organiser la fabrication distribuée et la livraison rapide de produits essentiels à la demande, tandis qu’au même moment les chaines globales d’approvisionnement étaient défaillantes. Le Réseau Français des Fablabs a décrit ces initiatives comme une « micro-fabrication distribuée multi-acteurs »[1] et la presse a parlé de l’apparition d’une « usine géante », issue de la mobilisation exceptionnelle du mouvement. Cette mobilisation a brouillé l’image d’un mouvement considéré, auparavant, comme donnant lieu à des pratiques marginales de « bricolage » numérique individuelles et donc très éloignées de toute possibilité d’alternative productive.
M. L.-B. – Si ces évènements ont pu changer l’image du mouvement Maker, ils ont surtout permis de le faire connaître à beaucoup de Français qui n’en avaient jamais entendu parler. Vous faîtes partie des rares européens à avoir assisté à sa naissance aux États-Unis.
I. B.-H. – Il est vrai que Le mouvement Maker, ainsi que les ateliers de production collaboratifs qui lui sont liés (Fablabs, makerspaces, hackerspaces) sont des phénomènes récents qui sont apparus il y a moins d’une décennie en France et à peine quelques années plus tôt aux États-Unis. Commençons par l’origine du mouvement aux États-Unis, sur laquelle j’ai effectivement enquêté. Ce qui a donné naissance à un véritable mouvement autour de 2005, c’est la concordance de trois phénomènes.
D’abord l’apparition des machines numériques et de la fabrication additive – et de l’imprimante 3D. Ces technologies ont rendu tout d’un coup possible un vieux rêve un peu utopique : celui de pouvoir fabriquer par soi-même des objets de consommation courante – ou des pièces de rechanges pour en réparer d’autres – à l’unité, de façon personnalisée. Second phénomène, l’existence ancienne d’une tradition du Do it Yourself (le faire par soi-même) et de l’autonomie américaine qui, au milieu des années 2000, commence à se conjuguer avec une demande sociale plus politique de liberté d’accès à l’objet ; la lutte contre l’obsolescence programmée par exemple passe par la remise en cause de la consommation de masse d’une part et le questionnement de la séparation nette entre production et consommation héritée du capitalisme industriel d’autre part. Troisième élément, une culture de l’open source et du «logiciel libre », qui a fait ses preuves lors de la décennie précédente, lorsqu’internet et le web sont apparus au milieu des années 1990, et qui a permis l’émergence d’un droit de la propriété intellectuelle nouveau. Les licences libres et ouvertes – sous lesquelles des prototypes d’objets et de pièces élaborés par tout un chacun peuvent être enregistrés et mis en ligne à la disposition de toutes et tous – se multiplient et s’affinent. Les modèles et plans de fabrication mis en ligne sous licence libre ouvrent de nouveaux possibles productifs, que les brevets industriels propriétaire fermés de l’industrie n’autorisaient pas jusqu’ici. Un mouvement de «design libre » se développe tandis que l’open source engendre un second courant l’openhardware, c’est à dire l’accès à une fabrication d’objets matériels – et pas seulement de logiciels – dont les modèles sont mis à disposition en ligne sans frais ou droits à payer, tant que l’utilisation reste personnelle (et non commerciale).
Au sein du mouvement Maker, la tradition de la débrouille, de la bricole, du Do it yourself ou du détournement d’objet – le hacking et le tinkering – américaine va progressivement s’associer à cette culture du libre et de l’open source dans des lieux dédiés, ouverts, où les machines sont mises en partage. La puissance d’internet associée à des dispositifs de collaboration à distance est mise à profit pour développer une autre façon de fabriquer : on imagine un prototype à partir de modèles trouvés sur internet, on le fabrique sur place et on peut ensuite produire des pièces uniques personnalisées ou de toutes petites séries en un temps très court. Des tables, des pièces de rechange, des prothèses de mains, de pieds, des fauteuils roulants pour personnes handicapées, des vêtements, de l’électronique, des robots, des bijoux, mais aussi des « tiny houses », des maisons en bois habitables que l’on peut monter à deux – bref, tout ce que le numérique allié aux métiers du bois, des métaux, de l’électronique, du plastique permet de concevoir puis de produire – y sont fabriqués à la pièce et à moindre coût, parfois un dixième du coût de produits similaires sur le marché.
M. L.-B. – À partir de ces dynamiques, le mouvement va se développer à travers des espaces dédiés et en s’appuyant sur ses propres institutions ou sur des relais institutionnels plus traditionnels…
I. B.-H. – Des espaces qui synthétisent esprit de bricole, idéal du partage et nouveaux outils de production numériques et qu’on appellera makerspaces, hackerspaces, hacklabs ou fablabs vont en effet s’ouvrir aux États-Unis. Accompagnés par des institutions comme la Fab Foundation à Boston, le magazine Make de Dale Dougherty ou par l’organisation de grandes conférences et congrès internationaux, ils vont donner naissance au mouvement Maker : un réseau transnational de lieux ouverts de fabrication collaborative et d’individus indépendants équipés d’imprimantes 3D et autres matériels numériques. Chris Anderson, figure du mouvement dont il se fait l’entrepreneur culturel enthousiaste dans plusieurs ouvrages, annonce qu’il va permettre dans un avenir proche de rendre obsolète l’un des principes fondateurs du développement des grandes firmes industrielle du siècle dernier, à savoir les économies d’échelle et la nécessaire course à la taille qui caractérise notre régime d’accumulation et de croissance actuel. L’auteur de Makers, prend l’exemple de la production du canard en plastique. Pour produire un canard en plastique, l’industrie traditionnelle va produire un moule pour 20.000 dollars, puis elle va produire des canards à 20 centimes l’unité. Pour amortir la production du moule, elle doit écouler plus de 100.000 canards identiques, pour un coût de revient final de deux dollars ; sans compter le coût unitaire, faible mais existant, les coûts de transports, les coûts annexes, la rentabilité recherchée, etc. Tandis que si le modèle est en open source et que vous produisez votre canard de façon distribuée sur une imprimante 3D pour deux dollars, vous n’avez pas besoin de produire en quantité. Pour le même prix, vous pouvez produire à la demande des produits à chaque fois différents, personnalisés, plus rapidement[2]. Vous ouvrez donc la voie à une production alternative émancipée des impératifs de rentabilité de la grande industrie et de sa standardisation. Telle est l’utopie productive Maker, qui dessine un horizon productif relocalisé, économe en ressources.
« Avec les mêmes éléments – des ruptures technologiques, l’esprit d’innovation – Barack Obama ne glorifie pas, comme en France, le modèle de la « start-up nation » mais celui de la « nation of Makers », nation d’inventeurs, de bidouilleurs, de gens qui innovent en fabricant autrement. »
Aux États-Unis, ce mouvement Maker va connaître une diffusion très rapide, notamment grâce au contexte. Barack Obama va être le premier VRP du mouvement. En 2013, le président américain annonce une politique en faveur de l’impression 3D et déclare officiellement les États-Unis « Nation of Makers » [3]. Avec les mêmes éléments – des ruptures technologiques, l’esprit d’innovation – il ne glorifie pas, comme en France, le modèle de la « start-up nation » mais celui de la « nation of Makers », nation d’inventeurs, de bidouilleurs, de gens qui innovent en fabricant autrement. Le mouvement Maker est également présent dans ce qu’on appelle le Detroit’s revival, la renaissance de la ville de Détroit. Après la crise de 2008, la ville va se reconstruire autour de tiers-lieux qui investissent des usines désaffectées, des gares abandonnées, des locaux d’immeubles vides. Des groupes vont investir la ville, récupérer des machines, faire de la retap’, relancer des productions sur de nouveaux modèles économiques et pas à pas se transformer en petites entreprises d’abord locale, puis nationales ou globales. L’entreprise Shinola par exemple qui aujourd’hui vend des montres et des pièces de vélo dans le monde entier est née sur les ruines de Détroit et a réembauché de nombreux travailleurs manuels qualifiés de l’industrie automobile au chômage. Dans ce contexte, le mouvement Maker va monter en puissance et de plus en plus de gens vont s’en réclamer.
M. L.-B. – Ce mouvement relativement récent actualise aussi des forces qui ont toujours été motrices dans l’histoire américaine…
I. B.-H. – Dans l’ouvrage Makers, nous avons effectivement cherché à faire l’histoire, à chaque fois nationale et différente de la philosophie du « faire par soi-même » ou Do it Yourself. Aux États-Unis, Les Makers peuvent être considérés comme les lointains descendants des Shakers. Les Shakers sont une secte protestante emmenée par une femme, Ann Lee, persécutée en Angleterre et arrivée dans le Massachussetts autour de 1775. Pauvres et ascétiques, les Shakers construisent leur propre mobilier dans une esthétique minimaliste, inventant notamment la pince à linge ou le fauteuil à bascule. Leur influence va être très importante sur le mouvement Arts&Crafts et jusqu’à aujourd’hui au MIT (ndlr : Massachussetts Institute of Technology). Mais d’une manière générale les Makers peuvent être considérés comme les héritiers de nombreux autres mouvements d’alternatives à la grande production industrielle standardisée. Ce qu’il faut noter, c’est que ces différents mouvements se manifestent presque toujours comme des résistances dans des moments d’accélération dans la standardisation de la production.
La philosophie Maker aux États-Unis fait également écho aux principes développés par l’un des premiers philosophes américain, Ralph Waldo Emerson, fondateur du courant transcendentaliste. La philosophie emersonienne encourage l’expérience de la sortie de la société et le retour réflexif sur soi pour trouver ses propres valeurs, ce qu’il nomme la self reliance[4]. La référence à Henry David Thoreau, disciple et ami d’Emerson et auteur de Walden ou la vie dans les bois est aussi présente. Il y a dans le mouvement Maker des traces de ces idéaux d’autarcie et d’autosuffisance.
Mais cela va aujourd’hui au-delà de la simple aspiration à des modes de vie et de production différents. Ce qui a intéressé la sociologue que je suis, c’est qu’à l’instar d’autres mondes sociaux, les Makers expérimentent désormais très concrètement de nouvelles façons de travailler, produire et consommer, mais aussi de s’organiser, de faire collectif avec des modes de fonctionnement particuliers que l’on rencontre aujourd’hui dans nombre d’expériences et espaces alternatifs liés au numérique. Ces modes de fonctionnement sont plus horizontaux, plus distribués, et articulent une économie du partage, de la récupération et une quête d’autonomie et de démocratisation du pouvoir productif. Les influences varient mais en Europe, elles entrent en résonance avec des ambitions de relocalisation de la production, de production économe, de décroissance, de circuits-courts et d’économie circulaire et parfois d’émancipation collective et de sortie de l’organisation productive dominante.
M. L.-B. – Dans le cas français, les makerspaces ont commencé à fleurir au début des années 2010. À quoi ressemblent-ils ?
I. B.-H. – En France, le premier fablab, Artilect, est ouvert en 2009 à Toulouse par un français revenu du MIT où il a assisté au développement de nombreux fablabs. Le mouvement, confidentiel au départ, va connaître une diffusion plus rapide notamment à partir de 2013, lorsque les pouvoirs publics, et les ministères d’Arnaud Montebourg et de Fleur Pellerin en particulier, vont chercher à s’y investir. Aujourd’hui, on dénombre à peu près 600 makerspaces en France, que ce soit des fablabs, volontiers héritiers de la tradition française du bricolage, ou des hackerspaces et hacklabs, où la dimension politique, notamment anarchisante ou libertaire, est parfois plus prégnante.
Les contours du mouvement Maker restent difficiles à définir. Presque tout le monde, étudiant, ingénieur, retraité bricoleur, start up innovante, association d’éducation populaire, fablab d’université ou d’entreprise, coopérative d’artisan, peut se déclarer « Maker ». Ces lieux sont en outre en évolution et structuration constante. Depuis la création des premiers fablabs ou hackerspaces en France à l’orée des années 2010, les makerspaces se sont diversifiés. Si on y trouve toujours des outils similaires (imprimante 3D, imprimante laser, fraiseuse numérique), tout autour les activités sont multiples : des activités numériques comme de la programmation, du bricolage avec des matériaux traditionnels (bois, fer, acier), du textile, du bricolage avec des matériaux électroniques, du biohacking, etc. Parfois les activités se mélangent, on y bricole aussi bien sa maison que des tissus cellulaires. A l’Électrolab de Nanterre, vous trouvez des artisans qui viennent fabriquer ou réparer une pièce d’ameublement mais aussi des jeunes geeks qui font du développement ou encore des designers qui viennent prototyper un produit sur une imprimante 3D. Tous ont en commun d’arriver avec un projet.
« Depuis la création des premiers fablabs ou hackerspaces en France à l’orée des années 2010, les makerspaces se sont diversifiés : on y bricole aussi bien sa maison que des tissus cellulaires. »
D’un makerspace à l’autre, c’est aussi le statut de propriété de ce qui est fabriqué et le degré d’ouverture de la communauté qui change. Chaque makerspace est organisé par une charte qui fixe les conditions d’accès à telle ou telle machine et les modalités de « documentation », c’est-à-dire de partage en ligne de ce qui est fabriqué dans le lieu. Certains s’inspirent de la charte des Fablabs conçue à Boston, d’autres de modèles coopératifs ou associatifs français, d’autres encore de modèles entrepreneuriaux. À Icimontreuil par exemple il y a énormément de Makers qui gagnent leur vie et des espaces du lieu dont l’accès est payant. Au Ping, à Nantes, au contraire, on est plus proches des pratiques de l’économie collaborative, du militantisme politique, des associations, de l’éducation populaire : dans le lieu on retrouve des jardins partagés, des recycleries, des ressourceries. Donc les machines et les usages peuvent se ressembler mais les ambitions politiques, les frontières avec les mondes économiques, associatifs, universitaires, varient.
Enfin, les trajectoires des Makers français sont multiples. On trouve aussi bien des actifs issus de formations scientifiques avancées que de formations artistiques ou techniques. Des étudiants, des associatifs, des militants mais aussi des personnes qui travaillent dans les milieux de l’animation et de l’association culturelle, de la recherche, de la coordination de projets, des ingénieurs, des universitaires, des artistes et des artisans. Ils ont en commun des parcours hybrides et une volonté affirmée de mêler des mondes qui s’ignorent.
M. L.-B. – On imagine néanmoins que quand ce mouvement se projette en France, il s’articule avec d’autres références locales.
I. B.-H. – Oui, le mouvement Maker articule en permanence une dimension mondiale et un enracinement extrêmement local. Pour le comprendre, il faut donc à la fois connaître très précisément les contextes locaux, par exemple l’importance de l’éducation populaire dans notre pays, l’histoire nationale de l’économie informelle, les dynamiques régionales de l’économie sociale et solidaire, la façon dont la jonction se fait avec les acteurs publics et notamment l’État et les collectivités locales… mais inversement, et en même temps, il faut s’intéresser aux grands congrès internationaux dans lesquels les Makers se retrouvent. Les forums et les plateformes sur lesquelles ils échangent et s’initient à des technologies sociales et numériques sont une dimension fondamentale qui distingue le mouvement d’autres expériences locales associatives ou communautaires.
Le mouvement Maker porte également avec lui l’idée d’une organisation en communs ou « commons » en anglais. Notons qu’aux États-Unis, la notion a une consistance historique, bien antérieure aux travaux de l’économiste Elinor Ostrom qui popularisera le concept à l’international[5]. Les communs sont définis par des droits d’usage d’un bien (naturel, de connaissance…) dont la propriété est partagée. Aux États-Unis, un nombre conséquent de parcs nationaux, d’immeubles à San Francisco, de jardins publics, de zones littorales, de villages… ont le statut de communs et sont gérés par un groupe d’usagers qui en établit les règles d’entretien et d’accès. L’histoire institutionnelle française est différente. On a en France, traditionnellement, un acteur qui s’occupe des ressources qui doivent être protégées et partagées, c’est l’État. Aux États-Unis, en l’absence d’un État fédéral fort, c’est l’organisation de citoyens en « communs » qui fit historiquement barrage à l’appropriation individuelle et à la propriété privée. Mais en France la relation est ternaire, et le choix s’opère entre trois statuts : privé, commun et public. Si les communs sont plus ouverts que les lieux et biens à statut privé – par exemple un jardin partagé ou communautaire vis à vis d’un jardin privé – ils sont également moins ouverts et inclusifs que des lieux publics – l’accès à un jardin public est moins restrictif que dans un jardin partagé. Je ferme la parenthèse, mais tout ça pour dire que les effets locaux d’un mouvement transnational et de ses modèles idéaux associés (les communs par exemple) demandent à chaque fois une traduction locale et une adaptation de ses idéaux normatifs aux contextes nationaux.
M. L.-B. – Au cœur des pratiques des Makers on trouve néanmoins souvent un même rapport critique à l’ordre productif capitaliste et une volonté de faire la preuve, par l’expérimentation, de l’existence d’autres modèles productifs…
I. B.-H. – Du point de vue de la production, les makerspaces abritent deux utopies. La première c’est d’être capable de tout fabriquer soi-même, de ne plus rien acheter sur le marché. Donc si vous voulez fabriquer un ordinateur, il faut partir des matières premières et tout fabriquer, les pièces, les circuits, les puces, etc. pour accéder à la plus grande autonomie possible dans l’autoproduction. La deuxième utopie, c’est de pouvoir fabriquer absolument tout et n’importe quoi. Vous trouvez ça dans le succès du livre de Neil Gershenfeld, How to make almost everything et dans le crédo des fondateurs de l’Artisan’s Asylum, l’un des principaux makerspaces de la côte est, qui proclame : « la seule limite c’est votre imagination ». Aujourd’hui, grâce à ces machines, grâce à des techniques de fabrication additive, de recyclage, on pourrait fabriquer et réparer absolument tout.
« En France, pour des raisons cognitives, on est encore loin de prendre au sérieux la micro-production distribuée des makerspaces et c’est pourquoi on les associe trop souvent à des pratiques de loisirs, de hors-travail, c’est-à-dire quelque chose qui reste à l’écart ou en amont de la production. »
Mais cet idéal n’est pas seulement individuel, il porte en lui la promesse d’une émancipation collective. Derrière ces possibilités de production, les Makersentrevoient la sortie de l’industrie, des longues chaînes de productions standardisées. Et cette intuition ne se cantonne pas aux milieux alternatifs, les grandes entreprises, notamment chinoises, regardent avec beaucoup d’attention ce qui se passe dans les makerspaces. La Chine est l’un des premiers pays à avoir expérimenté, puis largement diffusée dans la région de Shenzhen, une organisation industrielle basée sur le prototypage, en détournant les modes de fonctionnement, pratiques et techniques, inventés dans les makerspaces[6]. En France, pour des raisons cognitives, on est encore loin de prendre au sérieux la micro-production distribuée des makerspaces et c’est pourquoi on les associe trop souvent à des pratiques de loisirs, de hors-travail, c’est-à-dire quelque chose qui reste à l’écart ou en amont de la production. De façon générale le travail contributif (numérique, gratuit, le partage de savoir…) propre à ces écosystèmes productifs et contributifs locaux brouille les définitions habituelles du travail, de l’emploi ou de la formation françaises. Il brouille également les frontières entre le marchand et le non marchand. En marge des catégories officielles, l’activité productive de ces lieux est rangée au mieux dans le bénévolat, ou dans les loisirs individuels. L’absence de catégorie publique pour désigner le travail contributif, conduit ainsi à l’invisibilité du travail et à l’impossibilité de penser ces lieux et activités comme lieux et activités productives. L’inadéquation en la matière de nos catégories de pensée nous amène à ne pas « voir » le caractère potentiellement substitutif des formes productives intégrées, de ces réseaux de micro-fabrication distribuée.
M. L.-B. – Pourtant les Makers font la preuve de leur efficacité. À ce titre, on peut les rapprocher des expériences socialistes du XIXe siècle qui ne se contentaient pas de critiquer le capitalisme mais qui voulurent faire la preuve par l’expérimentation de la possibilité d’autres modalités d’organisation sociale. Derrière ce que les marxistes appelaient le « socialisme utopique », on trouve des William Morris en Angleterre, des Etienne Cabet ou Charles Fourrier en France, qui tentèrent de faire pour l’organisation sociale, la démonstration que les Makers font pour la production : un autre modèle est d’ores et déjà possible.
I. B.-H. – Les utopies productives ont une longue histoire qui remonte au moins au début du XIXe siècle, lorsque saint simonisme, fouriérisme et autres utopies socialistes rêvent par exemple d’entreprises en « société par action » – l’ancêtre de nos S.A – ou de coopératives productives. C’est la question de la relation entre capital et travail qui est alors posée. Avec l’arrivée d’internet, l’utopie d’un travail libre, d’une organisation et d’un pouvoir distribués qui pousseraient un cran plus loin les aspirations à des modes de production alternatifs est en permanence présente dans les mondes numériques, mais d’une façon qui varie au cours du temps à la fois dans les récits, dans les acteurs qui les portent et dans les expérimentations qui se développent en marge ou au centre d’une économie capitaliste. Mais si on considère l’histoire longue de l’émancipation, l’effort des mondes Makers porte moins sur les rapports de production et l’exploitation du travail comme chez Marx, que sur la division du travail – notion chère aux sociologues – qui est aujourd’hui globale. La référence à William Morris comme nous le montrons dans l’ouvrage Makers, est effectivement centrale. L’enjeu des Makers c’est de politiser et de démocratiser le processus de production en tant que tel et il y a en effet dans ces mondes sociaux une façon de faire de la politique par l’expérimentation, par le « faire ». En ouvrant des ateliers, en créant des communautés ouvertes, on fait de la politique sans le dire. Les monde Makersemblent inverser le mot d’Austin « dire c’est faire » qui résume le pouvoir performatif des mots et du politique. Dans les mondes Maker on cultive, on explore, on réalise le fait que « faire, c’est dire ».
Mais j’irais plus loin, même si les réalités de terrain sont très diverses et en évolution constante, ce qui m’a intéressée dans ce mouvement issu de la société civile, c’est qu’en tirant le fil de la démocratisation de la production, ces expérimentations interpellent l’ensemble de nos systèmes productifs actuels. Démocratiser la production, « par le faire » amène à concurrencer les entreprises sur la fabrication de biens. L’exemple du marché de la bière artisanale et des brasseries coopératives ou communales (les IPA) aux États-Unis dont les ventes ont dépassé pour la première fois en 2018 celle des grandes marques industrielles – comme Kronenbourg – en sont un exemple. Les Makers ouvrent le produit (ses brevets, ses recettes, la boite d’un téléphone…), ils cassent les chaînes de production, ils réinventent le service après-vente par le recyclage, la bricole, etc. Certains refusent l’organisation de la chaîne de valeurs qui ne laisse de liberté que dans le choix entre des produits déjà fabriqués et proposés sur un marché. Et le meilleur moyen pour faire ça, c’est de donner accès au plus grand nombre, par l’échange, aux procédés de fabrication et c’est de fabriquer par soi-même en fonction de ses besoins. Fabriquer par soi-même, de manière collaborative, c’est s’émanciper de l’organisation productive dominante. C’est une utopie qu’avait décrite le philosophe André Gorz en 2008[7]. Bientôt, écrivait-il, on pourra fabriquer dans des ateliers collaboratifs locaux les biens nécessaires à chacun. Mais une utopie que des technologies nouvelles à la fois techniques – les machines numériques, internet et l’imprimante3D – et sociales – les méthodes et outils virtuels de coopération horizontale et distribuée – permettent d’expérimenter à plus grande échelle.
M. L.-B. – On comprend que le mouvement Maker a largement dépassé son stade utopique. Quels sont aujourd’hui les principaux obstacles qu’il rencontre dans son développement ?
Aujourd’hui alors que la question d’une relative sortie des chaines de valeur globale se repose à nouveaux frais, on s’interroge sur l’émergence éphémère de ces écosystèmes locaux de fabrication distribuée. Au-delà de l’expérimentation collective éphémère, est-il possible de les pérenniser ? Comment rendre soutenable pour les individus l’effort contributif, le rémunérer, le reconnaître ? Concrètement, cela pose évidemment une série de questions difficiles. Celle de la sécurité des produits en est une. Est-il souhaitable de laisser n’importe qui fabriquer n’importe quoi ? Est-ce même possible ? L’un des enjeux d’une pérennisation d’écosystèmes locaux repose sur leur articulation et homologation avec des institutions publiques de contrôle, Afnor ou autres.
« L’entreprise telle que nous la connaissons aujourd’hui et son statut juridique ont à peine un siècle. Pourquoi ne pas imaginer de nouvelles formes, au-delà des transformations récentes du statut de l’entreprise par la loi Pacte, qui répartiraient propriété, pouvoir de décision, participation et responsabilités différemment ? »
Autre question : La soutenabilité de ces écosystèmes qui reposent aujourd’hui sur un travail contributif, rarement rémunéré et encore moins salarié. Les expériences de production distribuée du premier confinement se sont arrêtées très vite dès la fin du confinement, car elles n’étaient pas soutenables pour les individus et collectifs qui les portaient, en dépit de leur efficience. La question d’une articulation possible de ces façons de fabriquer avec des mondes productifs plus traditionnels reste posée. Faut-il inventer un nouveau droit, des statuts à la fois pour ces constructions hybrides que sont les réseaux productifs locaux et pour les individus qui y travaillent ? L’entreprise telle que nous la connaissons aujourd’hui et son statut juridique ont à peine un siècle. Pourquoi ne pas imaginer de nouvelles formes, au-delà des transformations récentes du statut de l’entreprise par la loi Pacte, qui répartiraient propriété, pouvoir de décision, participation et responsabilités différemment ? Les Makers « bricolent » aujourd’hui les statuts existants notamment coopératifs, depuis les SCIC et SCOP et CAE et les statuts associatifs. On voit bien que ces questions ne concernent pas que les Makers. La question plus générale d’institutions adaptées à des formes de travail liées au numérique et à une division du travail globale et à distance se pose aujourd’hui dans l’ensemble des démocraties sociales; que ce soit pour reconnaitre des communs productifs ou au contraire pour réguler un capitalisme numérique décomplexé, alors que certaines entreprises de plateforme se jouent des catégories existantes de salariés, d’indépendant, de travail rémunéré ou gratuit en en transformant les frontières.
M. L.-B. – Après la démonstration qu’a constitué la mobilisation des Makers durant le confinement[8], ces questions prennent une toute autre importance. On voit à côté de quelles forces productives nouvelles on passe à les négliger.
I. B.-H. – Durant le confinement, les Makers français ont mis en place, à travers des plateformes ou des réseaux sociaux comme Discord, les modes d’organisation d’une production qui a permis la fabrication massive de masques et de visières au cœur de la pénurie- un demi-million donc – quand l’État n’avait plus de stocks et que les entreprises étaient incapables de s’approvisionner sur le marché. En même temps, ils ont pallié la défaillance de l’organisation logistique d’État en créant des plateformes locales avec les hôpitaux et les médecins de ville pour centraliser les commandes et les livraisons de matériel de protection qu’ils produisaient. Ils ont également équipé au-delà des restrictions, en fournissant les caissières, les pharmaciens en masques, visières et blouses. Le paradoxe c’est qu’ils ont répondu à la pénurie par une production de masse alors que jusqu’alors on les considérait surtout bons pour la production à la pièce ou de la petite série. Certes, leur effort a nécessité un immense engagement et a été éphémère mais ils ont fait la preuve d’une capacité de production distribuée et locale à grande échelle. Une preuve dont certains ont tiré les leçons puisque pendant le confinement, l’APHP s’est équipée en achetant soixante imprimantes 3D pour pallier de potentielles pénuries et pour faire de la micro-production sur-mesure. Mais les Makers ne se sont pas contentés de faire de la production de masse localement distribuée. Ils ont aussi participé à des plateformes multi acteurs publics-privés pour travailler sur des solutions communes en tirant profit de méthodes de collaboration développées dans les makerspaces, tels les Hackathons. Par exemple à Nantes, l’une de ces plateformes a mis au point en quatre semaines un respirateur, le MacAir, dont le coût de fabrication n’était que de 1000 euros. De son côté, l’État avait officiellement chargé Air Liquide de produire un nouveau respirateur et Air Liquide a proposé un respirateur dix fois plus cher et qui s’est finalement avéré ne pas pouvoir être utilisé sur des patients Covid. Et c’est comme ça que, dans la presse, les Makers se sont retrouvés associés aux modèles du fameux « Monde d’après ».
M. L.-B. – Peut-être à juste titre pour une fois. À vous entendre, ce qu’on voit se dessiner derrière les Makers, c’est un mouvement social de fond.
I. B.-H. – Quand vous faîtes l’histoire du capitalisme sur la longue durée, Fernand Braudel le montre bien, vous voyez des systèmes d’organisation qui coexistent pendant longtemps. L’économie de marché, à travers les foires et les colporteurs, a coexisté avec l’économie féodale organisée autour du servage durant de longues années, plusieurs siècles nous dit Braudel[9]. Les agents de cette économie de marché, essentiellement des colporteurs, des migrants et des femmes, étaient précisément ceux qui dans la société féodale avaient peu de moyens de subsistance et pas de statut social. Selon Braudel ces deux systèmes économiques se sont entrecroisés et ont existé en parallèle sur la longue durée, avant que l’efficience du capitalisme ne l’installe dans tous les aspects de la vie moderne. Cela n’est pas sans rappeler la séquence que nous vivons aujourd’hui : division internationale du travail à distance, communs productifs locaux, plateformes de données et chaines de production globales de l’économie traditionnelle coexistent certes, comme l’écrit Braudel, « en parallèle », faute d’institutions et de régulations renouvelées. Mais parmi ces deux systèmes économiques, lequel est dynamique ?
Nos institutions ont une verticalité qui repose sur un principe hiérarchique descendant qui a été pensé au XIXe siècle. Ce principe est rarement questionné. Le mouvement Makers est l’un des nombreux échos contemporains d’une perte de légitimité progressive du principe de subalternité, y compris méritocratique, dans une société démocratique d’égaux. Il est devenu difficile de justifier une organisation verticale où les décisions sont centralisées dans les mains de quelques acteurs alors que la demande de participation aux décisions, de démocratie, monte depuis plusieurs décennies. On continue pourtant à penser le principe hiérarchique comme condition du pouvoir, de l’autorité et de l’efficience de nos modes de production. On imagine difficilement des organisations productives et des pouvoirs plus horizontaux qui seraient aussi efficients. Nous sommes habitués sans même nous en apercevoir, à associer démocratie et lenteur de décision. Mais c’est pourtant l’inverse que les mondes numériques démontrent jour après jour : une efficience nouvelle et des modes de coordination rapides fondés sur la consultation et la participation d’un grand nombre peut conduire à des modes de décision et de production plus efficaces que des formes verticales centralisées. C’est aussi cela qui a propulsé le mouvement Maker sur le devant de la scène médiatique durant la crise : l’étonnement, la surprise créés par l’écart cognitif entre nos catégories de pensée et des réalités nouvelles dont les Makers sont emblématiques.
On peut donc effectivement le comparer à d’autres mouvements qui sont des mouvements sociaux mondiaux comme les mouvements Occupy ou plus récemment #Metoo, non pas sur le fond, mais sur leur mode de développement. Ces mouvements s’organisent et se diffusent de façon à la fois locale et virtuelle et sont d’emblée transnationaux. L’association de modes d’organisations et d’actions venus des États-Unis, du community organizing, et des réseaux numériques permettent une diffusion rapide globale. Mais ces mouvements mondiaux restent portés par des groupes d’actions locaux qui, à chaque fois, déclinent localement et physiquement leurs luttes et leurs projets, ce qui correspond exactement à ce que nous venons de décrire à propos du mouvement Maker. Sauf que la force transformatrice ou subversive des Makersne porte pas sur les mœurs ou sur la justice sociale, mais sur nos systèmes productifs. Ils ne remettent pas en cause l’économie de marché mais seulement l’économie de rente, le capitalisme vertical et par extension les formes de pouvoir vertical, comme la firme, la bureaucratie ou le parti politique.
Dans La nébuleuse réformatrice, Christian Topalov a raconté comment, à la fin du XIXe siècle, des gens qui n’avaient rien à voir – aristocrates, hommes d’églises, féministes, sociologues, artisans – se réunissent pour construire les institutions sociales, juridiques concrètes du XXe siècle[10]. Notre temps ressemble davantage me semble-t-il à ce qu’ont été ces années réformatrices sous la IIIe République qu’aux années Trente que l’on cite souvent. On se retrouve aujourd’hui avec ce même besoin d’inventer des institutions du travail, de la production, des institutions sociales adaptées à un monde du travail et de la production transformés… et de nouveaux acteurs réformateurs qui les expérimentent, en dehors des radars intellectuels ou médiatiques.
[1] Voir les sites suivants qui répertorient les plateformes et initiatives régionales des Makers durant la crise : Réseau français des Fablabs: http://www.fablab.fr/ ; Histoires de citoyen.ne.s fabricants : https://recits-solidaire.dodoc.fr/ ; Fabricommuns : https://fabricommuns.org/
[2] Chris Anderson, Makers. La nouvelle révolution industrielle, Pearson, 2012. Rifkin J., La nouvelle société du coût marginal zéro : l’internet des objets, l’émergence des communaux collaboratifs et l’éclipse du capitalisme, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2014.
[3] Isabelle Berrebi-Hoffmann, Marie-Christine Bureau, Michel Lallement, Makers, op. cit.
[4] Ralph Waldo Emerson, « Self Reliance » in Essays : First serie, 1841, traduction française par Stéphane Thomas, Compter sur soi, Editions Allia, 2019.
[5] Elinor Ostrom, Governing the Commons: The Evolution of Institutions for Collective Action, Cambridge, Cambridge University Press, 1990.
[6] Silvia M. Lindtner, Prototype Nation : China and the Contested Promise of Innovation, Princeton University Press, 2020
[7] André Gorz, Ecologica, Paris, Galilée, 2008, p. 40-41.
[8] Isabelle Berrebi-Hoffmann, Marie-Christine Bureau et Michel Lallement ont décrit la mobilisation des Makers durant le confinement dans un article pour AOC : https://aoc.media/analyse/2020/06/14/les-makers-contre-le-coronavirus-quelles-lecons-pour-demain/
[9] Fernand Braudel, La dynamique du capitalisme, Paris, Arthaud, 1985.
[10] Christian Topalov, Laboratoire du nouveau siècle. La nébuleuse réformatrice et ses réseaux en France (1888-1914), Paris, EHESS, 1999.