En France comme aux Etats-Unis, on dort en moyenne moins que nos aînés, ce qui donne raison à Jonathan Cary, auteur du livre, « 24/7, le capitalisme à l’assaut du sommeil ». Nous dormons entre 1h et 1h30 de moins qu’il y a 50 ans, avec une durée moyenne de 6h42 minutes. Évidemment, c’est une durée moyenne, certains dorment plus, et certains… beaucoup moins : c’est le cas des travailleurs de nuit. En 2012, l’INSEE montrait que les personnes travaillant de nuit dormaient 1h40 en moyenne de moins que les autres et que leur sommeil est beaucoup plus haché. Le travail de nuit constitue donc l’avant-garde du mouvement de destruction du sommeil décrit par Jonathan Cary, suivi de près par les insomniaques et les usagers de smartphones. « Face à une accélération des rythmes où chacun se veut présent au monde et connecté à tout moment, le sommeil peut apparaître comme un temps facultatif, et il est bien malmené dans la compétition quotidienne qu’il mène face aux loisirs et au travail », déclarait au journal Le Monde François Bourdillon, directeur de Santé Publique France, en 2019.  Les cadres hyperconnectés deviendraient-ils inconsciemment des travailleurs de nuit ?

La logique rentable et “flexible” également à l’assaut du sommeil des fonctionnaires

Ce qui est sûr, c’est que dans de nombreux secteurs, ce sont bien les cadres spécialistes de la « gestion des ressources humaines » qui ont rendu le travail de nuit plus difficile pour celles et ceux qui les pratiquaient, parfois non sans une certaine joie, en dépit de la fatigue. C’est ce sur quoi insiste le brancardier Mustapha. Selon lui, les choses ont basculé quand les cadres de son CHU ont décidé de changer le rythme du travail de nuit. Des quatre nuits travaillées pour quatre nuits de repos, qui permettaient d’avoir du temps libre et, surtout, de reprendre pied, l’hôpital est passé au « 3-2-2-3 » : trois nuits travaillées, deux nuits de repos, deux nuits travaillées, trois nuits de repos… et rebelote.

Ce qui a séduit le personnel au premier abord, c’est que ce système donne la certitude d’avoir au moins un week-end de repos d’assuré sur deux. Le système en « 4-4 » ne permettait pas cette certitude, et les week-ends étaient souvent hachés. Mais ce que les salariés n’avaient pas anticipé, c’est qu’un tel système ne permet pas de véritable récupération. Les choses ont donc sérieusement commencé à se compliquer pour Mustapha et ses collègues.  D’après lui, l’objectif de ce nouveau système est clair : assurer plus de « flexibilité » salariale, en ayant davantage de personnels à portée de main pour pallier plus facilement aux arrêts de travail. Car ce qui a également changé c’est que le CHU n’a plus, par souci d’économies, de pôle de remplacement. Ainsi, pour continuer à faire tourner les services en cas d’arrêt maladie, un collègue doit « se sacrifier » pour renoncer à des jours de repos. A cause de ce système, « les infirmières et les aides-soignantes ont parfois trop de jours de repos à récupérer : on leur demande de les mettre dans leur « compte épargne-temps ! », s’amuse Mustapha. Il a toujours refusé ce système, où l’on peut transformer ses jours de repos en rémunération. On a fini par lui imposer.

Jouer avec notre sommeil pour préserver le capitalisme
La gestion des plannings, un jeu d’échec pour DRH

A rebours des préconisations du code du travail, les employeurs s’affranchissent peu à peu des obligations sanitaires qui leur incombent vis-à-vis du travail de nuit. C’est le cas du CHU, qui encourage ses salariés à renoncer à leurs jours de repos (transformés en « compte-épargne ») ou encore de la marque d’hypermarché, qui ne s’enquiert jamais de la santé de ses promoteurs de vente… Les manutentionnaires de l’entrepôt de logistique express ne bénéficient de guère plus de bienveillance de la part de leur direction.

A mesure que la pratique se banalise, les effets néfastes et avérés sur la santé sont de moins en moins pris en compte. Mustapha n’a par exemple pas eu de visite médicale depuis quatre ans, alors que la loi impose une visite tous les deux ans pour les travailleuses et travailleurs de nuit. Chacun doit « gérer » ses problèmes de sommeil et de santé de son côté, les employeurs s’en lavent globalement les mains et la loi est de plus en plus souple.

En 2017, les « ordonnances Macron »  ont facilité la signature d’accord d’entreprise qui permettent d’aménager les règles du travail de nuit en s’affranchissant des règles du code du travail. C’était une mesure initiée par les socialistes avec la loi El Khomri. Les macronistes se sont assurés qu’elle puisse se faire sans encombre : leurs ordonnances ont fait en sorte que ces accords soient « présumés conformes ». Ainsi, l’Etat ne vient plus vérifier qu’ils soient corrects et que la justification du travail de nuit soit pertinente. Il fait désormais confiance au « dialogue social », même dans des entreprises sans syndicat. Qu’importe si ces accords concernent une mesure lourde de conséquences sanitaires. Le MEDEF, qui milite depuis longtemps pour un allègement des normes juridiques autour du travail de nuit, est satisfait et c’est cela qui compte.

Renoncer au sommeil n’est pas indispensable à la société… seulement au capitalisme

Le travail de nuit est pourtant un fléau sanitaire et social. Sanitaire, parce qu’en réduisant le temps de sommeil et en le fracturant, il expose de plus en plus de personnes aux maladies chroniques, aux troubles cardio-vasculaires et à l’obésité. Quand on parle de ces problèmes, tout le monde a sa petite idée sur les écrans, sur la charcuterie industrielle ou le manque d’activité physique, mais personne n’évoque le travail de nuit.

C’est aussi une catastrophe sociale, car il accomplit l’utopie capitaliste du 24h sur 24 7 jours sur 7 et détruit les collectifs. Le temps de repos et les congés sont devenus la planche de salut pour toute une partie des salariés de l’hôpital où travaille Mustapha et deviennent des sujets de tensions permanents entre collègues. Qui partira en juillet ? Qui partira en septembre ? Qui aura ses quatre semaines pour décompresser ? Les querelles de planning sont devenues le lot de toutes les travailleuses et travailleurs qui fonctionnent dans ces organisations, où la fatigue chronique entrave la solidarité.

Ouvriers et employés, qui sont ceux qui subissent le plus le travail de nuit et les horaires atypiques en général (travailler le soir, le week-end, en horaire décalé), sont également ceux qui ont le moins de vie sociale. Lorsqu’on les interroge, les ouvriers se sentent, en moyenne, trois fois plus seuls que les cadres. Sortir voir des amis, aller à des réunions de famille devient un casse-tête d’organisation quand on travaille de nuit ou le soir. Les politiques qui appellent à « récréer du lien social » ou « promouvoir le vivre-ensemble » se gardent bien de parler du travail de nuit alors que son développement explique bien plus de choses qu’un supposé « individualisme contemporain » qui saperait le moral de la Nation.

Il existe quatre grandes justifications du travail de nuit, qui ne se valent pas. La première est technique : la présence de machines ou de matériaux requiert parfois leur fonctionnement permanent ou une surveillance étroite. Une centrale nucléaire a besoin de travailleurs de nuit, tout comme un haut fourneau. La deuxième est sociale : dans un CHU, on a besoin de brancardiers, de soignant.e.s, de pompiers qui travaillent la nuit pour accueillir des malades, des accidentés de la route, des SDF en cas de grand froid… Dans ces cas précis, l’inévitable travail de nuit doit être compensé à hauteur de son impact sanitaire et social, à savoir, correctement payer les salariés, leur permettre un repos organisé en fonction de la meilleure récupération possible et non pour compenser un manque d’effectif comme dans le CHU de Mustapha. Bref, faire en sorte que ce travail de nuit inévitable soit considéré comme exceptionnel et valorisé à la hauteur du sacrifice qu’il constitue.

Pour en finir avec le travail de nuit capitaliste

La troisième justification du travail de nuit est d’ordre commercial et financier. Utiliser la nuit comme ressource pour gagner davantage, pour proposer un meilleur service, pour ne pas perdre une minute et ainsi toujours tendre vers de meilleures performances. C’est cette dernière justification qui fait sonner chaque matin le réveil de Jonathan et Nathalie, ou qui fait commencer leur journée de travail à 22h aux manutentionnaires du grand entrepôt de logistique Express. Pour qu’Amazon puisse livrer ses colis en 24h et damer le pion à ses concurrents, il faut que des gens travaillent la nuit. Pour qu’Unilever, Fleury Michon ou Ferrero puissent afficher dès le matin leurs promotions sur des présentoirs toujours remplis et inciter les clients à acheter leurs produits, il faut que des gens se lèvent la nuit.

Si le travail de nuit plait autant aux maîtres d’ordre et aux cadres de l’économie capitaliste, c’est qu’il permet de pratiquer l’art de l’invisibilisation et de la dissimulation. Pour fonctionner, le capitalisme a besoin de dissimuler le travail. Il doit disparaître aux yeux des consommateurs. Pour qu’il puisse faire naître les mêmes affects positifs que le père Noël, il doit agir comme lui : de nuit, en silence, sans que le consommateur mesure l’étendu – et l’horreur – du travail qu’il a fallu pour parvenir au résultat qui lui est présenté. C’est ce qu’on appelle la magie capitaliste. Une magie qui concerne au premier chef celles et ceux qui sont au sommet du consumérisme : les sous-bourgeois (c’est-à-dire, les « CSP+”) et les bourgeois. Toute une logistique silencieuse et nocturne est mise en place pour leur bon plaisir : femmes de ménage qui nettoient les bureaux de la Défense la nuit, afin que le résultat – la propreté – soit séparée de leur présence, veilleurs de nuit pour les belles voitures, logistique express pour les commandes Amazon… Pour que la bourgeoisie vive confortablement le jour, il faut que des ouvriers et employés travaillent dur la nuit.


Nicolas Framont