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SOURCE : Les lettres françaises
La marxologie française a connu son heure de gloire dans les années 1960, lorsque les thèses de Louis Althusser ont stimulé une suite de lectures, de recherches et de débats dont nous n’avons plus aujourd’hui qu’un écho lointain. D’une certaine manière, c’est largement à travers la discussion des thèses d’Althusser que Karl Marx est devenu un objet d’études de premier ordre en France. Il fallait se prononcer sur la pertinence de la distinction entre un « jeune Marx » humaniste et feuerbachien et un « Marx de la maturité » ayant rompu avec l’idéologie de sa jeunesse pour mieux découvrir le « continent-histoire ».
Ce vigoureux débat autour de l’existence d’une discontinuité biographique et théorique chez Marx s’est apaisé depuis. Il aurait toutefois pu rebondir dans les années 1970, lorsque Lawrence Krader a publié et préfacé en anglais les Ethnological Notebooks de Karl Marx, soit les carnets de notes de Karl Marx consacrés à ses lectures des ethnologues Lewis Morgan ou Henry Maine sur les sociétés dites « primitives », lectures effectuées dans les dernières années de la vie de Marx. Or, ce recueil n’a pas été traduit et n’a pas ouvert de vrai débat dans le marxisme français. Il aurait pourtant pu jouer le rôle d’amorce sur la question du « dernier Marx », celui de ses dernières années jusqu’à son décès en 1883.
Certes, certains textes du dernier Marx avait été édités et analysés en France : qu’il s’agisse des « Gloses marginales sur le Traité d’économie politique d’Adolph Wagner » de 1881 ou des lettres de Marx à ses correspondants russes à propos des spécificités de la Russie « semiasiatique » par rapport au développement du capitalisme européen, un travail d’édition et de présentation de qualité avait été déjà fait. Cependant, le recueil Le Dernier Marx, édité par Kolja Lindner et les Éditions de l’Asymétrie, complet et exhaustif, permet aujourd’hui de prendre pleinement la mesure des centres d’intérêt et des pistes de recherche des dernières années de la vie de Marx.
À la différences de ses textes précédents, les écrits du dernier Marx sont peu accessibles : composés en très grande majorité de brouillons et de notes truffés de ratures et à la calligraphie – on le sait depuis les premiers travaux d’édition d’Engels des deux derniers livres du Capital – épouvantable, ces manuscrits sont loin d’être d’une approche facile.
Couchés par écrit dans un sabir multilingue, truffé d’expressions argotiques, de familiarités voire d’invectives ou simplement d’obscurités, les déchiffrer relève bien d’une prouesse philologique. Toutefois, contrairement aux supputations de David Riazanov, ils ne dénotent pas une diminution des capacités intellectuelles de Marx du fait de l’âge et de ses problèmes de santé, mais plutôt une nouvelle dynamique de recherche ouverte tout particulièrement autour de trois centres d’intérêt, à savoir les sciences naturelles, l’ethnologie et la paléontologie. Ces deux dernières sciences connaissaient à ce moment un dynamisme important et des avancées indéniables. Elles stimulèrent manifestement Marx, puisque c’est 30 000 pages de notes qu’il mit par écrit.
Pour y voir plus clair dans cet ensemble, Le Dernier Marx présente un certain nombre d’extraits des manuscrits de Marx associés à chaque fois à une présentation de différents spécialistes, notamment de Heather A. Brown sur la dialectique du genre dans les sociétés précapitalistes, de René Gallissot sur le système foncier en Algérie précoloniale et de Teodor Shanin sur la question russe. Malgré les divergences entre ces spécialistes, les analyses sont toutes de qualité et s’avèrent très stimulantes.
On peut dire qu’elles clarifient énormément de choses quant à l’orientation théorique du dernier Marx, même si l’on admet avec Kolja Lindner que « les nouvelles idées restent des ébauches pas toujours cohérentes ». Ce constat s’exprime dans un fait révélateur : seules quelques lettres de Marx sont devenues autre chose que des brouillons, à savoir des lettres à Mikhaïlovski et à Vera Zassoulitch sur les perspectives révolutionnaires en Russie. Et encore, la lettre à Vera Zassoulitch n’est qu’une version extrêmement ramassée d’une suite de réflexions ayant donné lieu à de nombreux brouillons.
Cette multitude d’écrits disparates et parfois confus ne sont pas le signe d’un échec, bien au contraire. Comme le fait remarquer Teodor Shanin, il y a surtout là l’ultime manifestation d’une exigence intellectuelle qui a vu un Marx quinquagénaire se décider à apprendre le russe et à travailler d’arrache-pied sur des sujets qu’il n’avait qu’entr’aperçus auparavant. Il y a bien là le refus de toute auto-complaisance, alors que Marx aurait pu se satisfaire d’un statut de patriarche politique et de mentor théorique admiré par ses proches et ses correspondants.
Mais si Marx s’est employé à apprendre une nouvelle langue et à lire des ouvrages austères sur la Russie mais aussi sur l’Inde, les Iroquois et l’Algérie précoloniale, c’est qu’il jugeait ces questions dignes d’importance. Elles lui imposaient un élargissement géographique et historique alors que ses réflexions étaient jusqu’alors très euro-centrées, au point que ni les États-Unis d’Amérique ni la Russie ne sont cités dans le Manifeste du Parti communiste.
Cet élargissement, Marx y fut sans doute poussé par ses contacts russes : très vite Le Capital fut traduit en russe et les prises de contact se multiplièrent. D’emblée Marx dut se prononcer quant aux débats traversant les milieux révolutionnaires russes, largement structurés autour du populisme et donc de la voie russe vers le socialisme. La Russie pouvait-elle faire l’économie d’un passage par le mode de production capitaliste ou directement passer au socialisme après une rupture révolutionnaire ? Qui auraient pu être les acteurs historiques de cette rupture dans un pays à la classe ouvrière réduite et à la paysannerie dominante ? Quelle place pour la commune russe – la mir – et ses structures communautaires, collectives dans cette dynamique ?
On peut dire que la grandeur théorique de Marx fut, non pas de répondre dogmatiquement, dans le prolongement de ce qu’il avait écrit dans le livre I du Capital, que « le pays le plus développé industriellement ne fait que montrer ici aux pays moins développés l’image de leur propre avenir », mais de se mettre au travail pour finalement fortement nuancer ses positions originelles.
La commune rurale et le monde paysan (envers lesquels il avait jadis affiché un mépris certain) pouvaient devenir le fondement d’un élan révolutionnaire à travers une « renaissance » qui les débarrasserait des formes de dissolution individualistes et usuraires les minant. L’idée d’une « renaissance » positive est d’ailleurs une nouveauté dans la terminologie marxienne, nouveauté qui casse cette conception unilinéaire du progrès historique scandée par l’accroissement des forces productives qui pouvait apparaître plus tôt chez lui.
De manière un peu provocatrice, Teodor Shanin avance qu’aux trois sources du marxisme – le socialisme utopique français, la philosophie allemande et l’économie politique anglaise – , il faudrait en fait ajouter le populisme russe. S’expliquent alors les autres lectures minutieuses de Marx qui n’ont rien de fortuites : s’intéresser à l’organisation sociale des Iroquois, aux systèmes de parentèles primitifs ou aux formes de propriété en Algérie avant la conquête est une manière de chercher à comprendre la dissolution des formes d’organisation sociales communautaires notamment par la conquête impérialiste et l’introduction du capitalisme, mais aussi de réfléchir sur ce qui s’est perdu à ce moment-là.
L’intérêt que semble vouer Karl Marx à l’organisation politique des Iroquois est révélateur. Annotant scrupuleusement La Société archaïque de Lewis Morgan, il approuve le rôle d’une « assemblée démocratique où chaque adulte homme ou femme avait son mot à dire sur toutes les questions à l’ordre du jour » et d’une société où « [l] iberté, égalité et fraternité, bien que jamais formulées, étaient les principes cardinaux de la gens, et celle-ci constituait le cœur du système social et de gouvernement, le fondement sur lequel la société indienne était organisée ».
Ces références ne sont pas dues au hasard : elles dénotent la préoccupation démocratique du dernier Marx. En clôture de l’ouvrage, Urs Lindner reprend cette question en revenant sur d’autres textes du dernier Marx, publiés de son vivant eux, à savoir l’Adresse sur la Commune de Paris (1871) et la Critique du programme de Gotha (1875). Il voit là un indice qu’à la voie russe, il faut aussi associer une « voie française » chez le dernier Marx. Ainsi, les institutions de la Commune de Paris qui sont adoptées par Marx et Engels comme modèle de l’État-commune à venir ne font l’objet d’aucune critique (les critiques de Marx seront toujours des réserves sur la tactique des Communards). Elles permettent de fonder une démocratie révolutionnaire cassant la dichotomie entre gouvernants et gouvernés par la révocation des élus et l’importante représentation du prolétariat en leur sein.
Cette « voie française » se prolonge dans la Critique du programme Gotha, quelques années plus tard. Si la référence à la Commune de Paris n’y est qu’implicite, on y trouve par contre de multiples allusions à Saint-Simon, à Cabet ou à Louis Blanc, notamment quant à la question de la distribution des biens dans une société communiste. Lindner constate que les stades successifs de distribution des biens « à chacun selon son travail » puis à « chacun selon ses besoins » renvoient respectivement aux positions saint-simoniennes ou de celles de Louis Blanc. Les vieux débats du socialisme utopique n’ont donc pas été oubliés par Karl Marx et il ne semblait pas considérer les positions affichées trente ans plus tôt comme dépassées.
Le dernier Marx n’a donc pas écarté sa formation intellectuelle initiale et les incontestables nouveautés ne constituent en rien une tabula rasa. Si certains concepts marxiens semblent délaissés – comme celui de mode de production asiatique ou une conception eurocentrique et linéaire de l’histoire –, si Marx semble beaucoup plus soucieux des spécificités historiques et géographiques de chaque formation sociale, s’il s’ouvre de manière anticipatrice à la question du statut des femmes ou des peuples indigènes, il cherche toujours à inscrire ces nouveautés dans la continuité d’un projet communiste émancipateur.
Certes, le matériau qu’a étudié et analysé Karl Marx a sur certains points vieilli et s’avère dépassé. Toutefois, il a été le support d’une inflexion significative et féconde d’une pensée non pas inerte, mais toujours féconde jusqu’aux derniers instants de Karl Marx.
Baptiste Eychart
Le Dernier Marx Edité par Kolja Lindner et les Éditions de l’Asymétrie Traduit de l’anglais et de l’allemand par Thérèse Benoit, Camille Brenni, Robert Ferro, Julien Guazzini, Violetta Lopez, Kristina Löwis, Alain Patrick Olivier et les Éditions de l’Asymétrie Illustré par Agathe Rousset (eaux-fortes) Éditions de l’Asymétrie, 370 pages, 20 euros.