L’ambivalence du populisme

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SOURCE : La vie des idées

À propos de : Federico Tarragoni, L’esprit démocratique du populisme, La Découverte

Le populisme est sans doute une des notions les plus controversées du moment, chargée de préjugés et de stigmates négatifs. Prendre le populisme au sérieux, y compris dans ses ambivalences, permettrait d’y retrouver son essence démocratique.

Se réclamant de la méthodologie socio-historique de Max Weber, Federico Tarragoni relève le défi d’esquisser l’idéal-type du populisme. Notion aux contours flous, le populisme est devenu dernièrement une catégorie élastique dans laquelle journalistes, éditorialistes, acteurs et actrices politiques tendent à ranger pêle-mêle toute opposition au libéralisme – quelle que soit ses origines, ses motifs et ses orientations. La liste de celles et ceux qui ont été qualifiés de « populistes » s’étire en un absurde inventaire à la Prévert. Mais, si Donald Trump, les Gilets Jaunes, Hugo Chavez, Ségolène Royal, Recep Tayyip Erdogan, Evo Morales, Podemos, Silvio Berlusconi, Syriza, Vladimir Poutine, Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen sont tous indifféremment populistes, le terme peut-il encore avoir une signification quelconque ? Certes, ces derniers présentent unanimement le monde social comme polarisé entre le peuple et les élites. Mais, cela désigne plus une facilité rhétorique ou un accès de démagogie qu’une vision du monde charpentée qui aurait la consistance d’une authentique idéologie. Du fait de son extension croissante, la notion de populisme en vient à aplanir les différences, brouiller les nuances et dessert donc in finel’analyse. Pire, en renvoyant dos à dos les critiques de gauche comme de droite de l’emprise des élites sur les lieux de pouvoir, elle feint d’ignorer la différence contemporaine entre deux registres de discours pourtant hétérogènes : critique des inégalités produites par le néolibéralisme, d’une part, revendications nationalistes, d’autre part. Plus normatif que descriptif, le terme serait lesté d’une lourde connotation péjorative, qui fait le jeu du conformisme intellectuel et de l’ordre établi.

Résister à la « populologie »

Deux options s’offrent alors : en abandonner l’usage ou en préciser le contenu. F. Tarragoni refuse de se résigner à la première qui l’amènerait à céder le monopole de la définition conceptuelle du terme à ce qu’il nomme la « populologie ». Il entend par là une compréhension du phénomène populiste qui découlerait mécaniquement d’un jugement de valeur sur sa compatibilité avec la démocratie. À rebours de la démarche scientifique, cette populologie construirait son appréhension du populisme à partir d’une prémisse normative qui échapperait à tout examen. Elle se décline en deux versions distinctes. L’approche la plus répandue, que F. Tarragoni associe notamment aux travaux de Guy Hermet, Pierre-André Taguieff ou Jan Werner Müller, présente le populisme comme une menace pour la démocratie. Dans sa version minoritaire, représentée essentiellement par les recherches d’Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe, le populisme se révèle au contraire être la quintessence de l’activité démocratique.

Nonobstant cette divergence d’appréciation, ces deux approches s’accordent à définir le populisme à partir des mêmes quatre traits distinctifs. Premièrement, le populisme est avant tout un « style » discursif qui fait de l’appel au peuple le cœur de son message. Deuxièmement, étant donné que le peuple est en soi un sujet indéterminé, ce dernier peut s’identifier aussi bien à la classe populaire qu’à la nation ou à l’ethnie. Cela permet alors au populisme de circuler librement de droite à gauche sur le spectre des idéologies politiques. Troisièmement, puisque le populisme se présente comme l’expression directe de la volonté du peuple, il refuserait de composer avec des contre-pouvoirs ou avec des médiations institutionnelles. Il aurait donc un penchant intrinsèquement plébiscitaire ou autoritaire. Enfin, en raison de ce qui précède, le populisme ne pourrait avoir qu’un rapport exceptionnel avec la démocratie. Il en serait alors soit la principale pathologie contemporaine, soit la réinvention militante qui réinsuffle une conflictualité perdue dans le débat politique.

Aux yeux de F. Tarragoni, aucune de ces caractérisations n’est tout à fait convaincante. Dire que le populisme n’est qu’affaire de démagogie, n’est-ce pas donner du peuple une image dépréciative, en faire une masse passive en attente d’un chef pour la haranguer et ainsi lui donner forme ? Et comment affirmer que le populisme est indifféremment de droite ou de gauche, alors que toutes les expériences politiques qui se sont historiquement réclamées de ce terme au XIXe et XXe siècle sont fermement ancrées à gauche ? Si le populisme se caractérise par un gouvernement personnalisé et autoritaire, pourquoi ne pas simplement le nommer comme tel et parler, par exemple, de « césarisme » ou d’« autoritarisme » ? Enfin, en martelant que le populisme ne peut se comprendre que comme une pathologie démocratique, n’est-on pas forcé d’en conclure que le meilleur remède est d’écarter le peuple de la décision politique et de se satisfaire du modèle, certes imparfait mais stable, du gouvernement représentatif ?

Le populisme comme mode d’action

Pour remédier aux imperfections de cette définition présentiste du populisme, F. Tarragoni prend le contre-pied de la populologie tant sur la forme que sur le fond. Sur la forme, il dit vouloir traiter le populisme en sociologue politique. Autrement dit, arracher cette notion floue au vocabulaire commun pour l’élever au rang de concept. Et pour ce faire, il s’appuie sur une méthodologie éprouvée : la construction d’un idéal-type conceptuel à partir d’une étude historique de ses manifestations les plus typiques (de qui donne tout son sens à l’allusion wébérienne contenue dans le titre de l’ouvrage). En l’occurrence, il se concentre sur trois moments cruciaux de la formation du populisme : la mobilisation politique des narodniki russes et la création du People’s Party aux États-Unis à la fin du XIXe siècle puis les régimes populistes consolidés en Amérique Latine au XXe siècle. Sur le fond, un examen attentif de ces trois cas l’amène à considérer le populisme comme un mode d’action (plutôt qu’un style discursif) corrélé à une idéologie déterminée (plutôt qu’un motif post- ou trans-idéologique) qui se manifeste en période de crise démocratique (dont il serait en ce sens le symptôme et non la cause).

Chacune de ces manifestations du populisme est, inévitablement, marquée par un contexte qui lui imprime une orientation propre. Mais la méthode comparative empruntée à la sociologie historique permet d’explorer les singularités de chaque expérience tout en mettant en évidence la présence de certains invariants historiques. Dans deux chapitres historiques richement documentés, F. Tarragoni prend soin de restituer le contexte d’émergence et la trajectoire des mobilisations populistes du XIXe siècle en Russie puis aux États-Unis, autour d’enjeux forcément distincts mais selon une dynamique similaire, puis de montrer ce qu’il advient du populisme lorsqu’il accède au pouvoir, comme cela fut le cas dans nombre de pays latino-américains pendant la première moitié du XXe siècle. Il en ressort une image sensiblement transformée du populisme.

Par-delà leurs variations contextuelles, ces expériences populistes se déploient toutes dans des moments critiques au cours desquels l’ordre politique établi se révèle incapable de se réformer par lui-même. Un système politique élitiste et sclérosé y fait alors face à un nombre grandissant de demandes sociales insatisfaites, qui mènent à terme à une mobilisation populaire à base interclassiste. La majorité sociale exclue, minorisée ou invisibilisée se saisit par conséquent du motif démocratique pour dénoncer sa mise au ban des cercles du pouvoir et réclamer un partage plus égalitaire de la participation aux prises de décision. Ce qui explique la structuration idéologique à la fois minimale et très schématique du populisme. Cette représentation manichéenne de la communauté politique comme scindée entre élite et peuple tient à ce contexte de blocage démocratique qui favorise la convergence de demandes sociales multiples vers une revendications politique commune : l’approfondissement de la logique démocratique. Cela expliquerait également la place prépondérante occupée par des leaders charismatiques dans ces mobilisations. Car la figure du leader y incarnerait l’unité qui manque à cette agrégation de demandes sociales hétéroclites érigée en mouvement politique.

La dialectique populiste

D’où également la grande ambivalence politique du populisme, qui en rend l’institutionnalisation impossible. Dès lors que le populisme accède au pouvoir, et qu’il cesse donc d’être un mouvement de revendication égalitaire pour devenir un régime, il se révèle être pétri de contradictions. Car pour accroître la participation des exclus à la vie démocratique, il prend appui sur un État fort qui restreint l’autonomie de la société civile, affaiblit les contre-pouvoirs institutionnels, polarise délibérément le champ politique et personnalise la prise de décision aux plus hauts niveaux du pouvoir. Paradoxalement, le partage horizontal de la représentation démocratique se réalise au prix d’une verticalisation du pouvoir. Ce qui met inéluctablement le régime devant une alternative. Soit l’opposition politique y est reconnue comme légitime et le moment populiste se clôt pour céder la place au retour d’une démocratie libérale stabilisée. Soit le régime cherche à étouffer la contestation et le populisme basculera vers l’autoritarisme ou le fascisme.

C’est ce caractère transitionnel du populisme qui aurait échappé à la plupart des observateurs et qui explique les malentendus persistants à son égard. À en croire F. Tarragoni, la question de la compatibilité intrinsèque du populisme avec la démocratie (qui préoccupe tant la « populologie ») ne devrait pas être posée ou, du moins, pas être posée en ces termes. Car le populisme ne peut, du fait de ses contradictions internes, être qu’une parenthèse politique. Sa relation ambivalente à la démocratie ne peut se comprendre qu’en regard de cette dynamique. S’il a nécessairement pour point de départ une revendication démocratique radicale, il peut cependant mener – sous certaines conditions – à la sortie du régime démocratique. Le péronisme en donne une illustration paradigmatique. Si l’accès au pouvoir de Juan Perón en 1946 a permis de briser la mainmise de l’oligarchie libérale sur la vie politique argentine et a temporairement remis les classes populaires au centre de l’échiquier politique, son régime a progressivement intégré sous la contrainte toutes les formes indépendantes de représentations politiques (syndicats, partis de l’opposition, etc.) au sein d’un État corporatiste autoritaire.

La question cruciale, abordée dans un dernier chapitre en prise avec l’actualité politique la plus immédiate, est donc de savoir comment exploiter le potentiel démocratique contenu en germes dans ces moments populistes tout en évitant leur corruption autoritaire. Assumant un basculement du registre analytique vers le registre prescriptif, F. Tarragoni y compare notamment la trajectoire du Mouvement 5 étoiles en Italie et de Podemos en Espagne. Boudés par le Parti Démocratique italien, les premiers ont fini par faire alliance avec la Ligue du Nord, avec pour résultat final une déperdition de l’énergie militante du mouvement et le ralliement d’une partie de ses adhérents aux thèses nationalistes. Podemos, en revanche, a construit un front populaire avec le Parti Socialiste espagnol, ce qui leur a permis de préserver – pour l’instant – leur potentiel de démocratisation. D’où l’appel, à la fin de l’ouvrage à ne pas se détourner du populisme, mais plutôt à investir l’ambiguïté constitutive de la figure du peuple. Si ce dernier n’est jamais donné, il resterait toujours à construire sous des modalités plurielles et inclusives.

Minutieusement documenté, engagé dans un dialogue critique avec la plupart des théories influentes du populisme, rigoureux dans sa méthode, l’ouvrage de F. Tarragoni offre une conceptualisation inédite et stimulante du phénomène. Comme toute proposition théorique de qualité, il invite également à la discussion. La place du charisme interroge, notamment. On voit bien le rôle qu’il remplit dans les populismes consolidés mais joue-t-il nécessairement un rôle fonctionnel dans les mobilisations populaires ? Par ailleurs, l’un des grands mérites de l’ouvrage est de souligner la singularité du populisme en le distinguant avec rigueur du nationalisme ou du fascisme, sans rien occulter des passerelles qui existent entre ces idéologies. Au vu de l’appel final à construire en Europe des fronts populaires qui capitalisent sur les revendications démocratiques du populisme, on regrettera qu’un autre contraste soit moins exploré. F. Tarragoni précise à plusieurs reprises que marxisme et socialisme entretiennent des rapports conflictuels avec le populisme, notamment parce qu’ils conçoivent différemment la dynamique des conflits sociaux et, par voie de conséquence, leur stratégie politique. Pourtant, les narodniki russes, pour ne citer qu’eux, sortent tout droit de la mouvance socialiste. Comment alors expliquer les échecs historiques répétés des tentatives visant à faire converger ces deux familles politiques ?

Mais il ne s’agit là que de discussions sur des points de détails. La principale interrogation théorique est ailleurs. L’ouvrage repose sur deux thèses fortes. Considérées indépendamment, chacune d’entre elles est extrêmement convaincante. Mais elles oscillent entre deux caractérisations distinctes du populisme, qui semblent par conséquent être en porte-à-faux. F. Tarragoni nous dit, d’une part, que le populisme est animé d’un esprit démocratique mais sujet à une évolution dialectique. La représentation manichéenne et simpliste des contradictions sociales qu’offrent les populistes permet de faire sauter certains verrous oligarchiques mais ne peut s’institutionnaliser sans basculer dans l’autoritarisme sous le poids de ses propres contradictions. Le populisme ne serait donc que le nom d’un moment de transition politique : il « désigne […] un certain type de crise de la démocratie représentative et libérale » (p. 26). Or, il semble délicat de réconcilier cette première affirmation avec la seconde thèse forte de l’ouvrage selon laquelle le populisme constitue une « tradition politique spécifique » qui est à la fois « radicale, contestataire et plébéienne » (p. 14) et qu’il convient donc de ne le confondre ni avec de la démagogie, ni avec du fascisme ou du nationalisme. Comment expliquer les succès du populisme en tant que tradition politique, et notamment son aptitude à galvaniser les foules, s’il n’a in fine guère mieux à offrir que la perspective d’une parenthèse politique et de quelques avancées démocratiques ? Est-ce que les populismes historiques et contemporains ne développent pas des propositions politiques qui se veulent pérennes et débordent donc ce cadre ? Il reste, de ce point de vue, une indétermination conceptuelle qui fait que, si l’ouvrage établit une position théorique originale dans le débat sur le populisme, la question de la définition de ce phénomène ne semble pas être close pour autant.

Federico Tarragoni, L’esprit démocratique du populisme, La Découverte, 2019. 371 p., 22 €.

par Martin Deleixhe, le 28 décembre 2020


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