Auguste Blanqui, communiste hérétique

AVANT-PROPOS : les articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » ne représentent pas les positions de notre tendance, mais sont publiés à titre d’information ou pour nourrir les débats d’actualités.

SOURCE : Contretemps

À l’occasion de l’anniversaire de la mort du révolutionnaire Auguste Blanqui, décédé le 1er janvier 1881, nous republions cet article de Daniel Bensaïd et Michael Löwy.

***

Il existe, dans l’histoire du socialisme français, un courant souterrain, hérétique, marginalisé et refoulé. Il constitue une sensibilité occultée parmi les tendances qui ont prévalu dans la gauche de la fin du XIXe siècle à aujourd’hui – tendances représentées par les couples rivaux et complémentaires Jaurès et Guesde, Blum et Cachin, Mollet et Thorez, Mitterrand et Marchais. Si l’on envisage l’histoire du socialisme sous l’angle de la coupure entre une « première » et une « deuxième » gauche – l’une centraliste, étatiste, anticapitaliste, l’autre plus sociale, réformatrice, démocratique –, il s’agirait d’une « troisième gauche » beaucoup plus radicale, qui est restée, depuis toujours, hors du jeu politique, parlementaire et ministériel.

Il ne s’agit pas d’un groupe ou d’une tendance organisée, encore moins d’un parti : tout au plus d’une constellation intellectuelle et politique, dont les étoiles les plus visibles sont Auguste Blanqui, Georges Sorel, Charles Péguy et Bernard Lazare. En essayant de redécouvrir cette « tradition cachée » du socialisme français, escamotée aussi bien par le silence des uns que par les tentatives de « récupération » des autres – par exemple celle (qui a fait long feu) de la « deuxième » gauche de s’approprier Sorel –, nous n’avons nullement l’intention de proposer une nouvelle orthodoxie à la place de celles qui existent déjà. Ce serait d’ailleurs impossible, tant ces penseurs présentent entre eux autant de différences que d’affinités.

Nous n’oublions pas non plus les sérieuses limitations qu’ont, chacun à sa façon, nos quatre auteurs : la tentation putschiste de Blanqui, la tentation nationaliste de Péguy et de Bernard Lazare, le bref mais sulfureux flirt de Sorel avec l’Action française. Ces ambiguïtés éclairent sans les légitimer les tentatives de mainmise du fascisme sur Sorel ou du pétainisme sur Péguy – au prix d’une formidable falsification de leur pensée.

Pour éviter tout malentendu, précisons aussi qu’il ne s’agit pas du tout de présenter cette constellation comme une alternative à Marx. Nous sommes convaincus – contre la dernière mode du « prêt-à-penser », qui prétend réduire l’auteur du Capital à un chien crevé enseveli sous les décombres de la chute du Mur – que le marxisme reste (pour reprendre la célèbre expression de Sartre) « l’horizon indépassable de notre époque ». Les prétentions de le « dépasser » – ou de bricoler un « post-marxisme » improbable – finissent toujours par revenir en deçà, et non au-delà, de Marx, au bon vieil Adam Smith (et à sa main invisible et non moins criminelle), à Locke (et à son contrat de dupes) ou à Bentham (et à son sens de l’utilité bien comprise).

C’est donc en tant que marxistes critiques que nous relisons les « socialistes dissidents », convaincus qu’ils peuvent contribuer à enrichir le marxisme et à le débarrasser d’un certain nombre de scories. Malgré leur évidente diversité, hétérogénéité, et particularité, il nous semble que les quatre auteurs cités partagent, inégalement, certaines caractéristiques permettant de les considérer comme un ensemble :

– le rejet du positivisme, du scientisme, du déterminisme mécanique ;

– la critique de l’idéologie du « progrès », d’une philosophie évolutionniste de l’histoire et de sa temporalité linéaire ;

– la perception aiguë des dégâts provoqués de la « modernité » ;

– l’opposition irréconciliable au capitalisme considéré comme intrinsèquement injuste ;

– une sensibilité rebelle conduisant au rejet du réformisme, du crétinisme parlementaire et des accommodements de la politique ordinaire ;

– une tendance antiautoritaire et anti-étatiste ;

– une sensibilité romantique critique de la modernité marchande, attirée par les formes communautaires du passé. Si Péguy hésite entre le romantisme révolutionnaire juvénile et le romantisme conservateur (après sa conversion), Blanqui, qui s’inspire davantage de l’antiquité stoïcienne et romaine, est résolument anti-romantique ;

– un style « prophétique », au sens biblique du terme, procédant par anticipations conditionnelles et appels à l’action pour conjurer le danger de catastrophe ;

– une vision « mystique » et intransigeante (profane et laïque) de la politique, comme action inspirée par la foi, la passion, la morale – en opposition à l’horizon mesquin et borné de la politique routinière ;

– une conception « ouverte », non linéaire, non cumulative des événements, laissant la place aux alternatives, aux bifurcations et aux ruptures.

On ne trouve pas nécessairement ce décalogue au complet chez chacun de nos auteurs : tel ou tel aspect occupe une place centrale chez l’un et est absent chez l’autre. Ils ne partagent pas moins la plupart de ces éléments, liés entre eux par de subtils rapports « d’affinités électives ». C’est ce qui donne à leurs écrits cette qualité, ce style vigoureux de pensée, ce ton qui contraste avec la plupart de leurs contemporains. Cette constellation socialiste méconnue semble apporter une contribution unique et précieuse – malgré toutes ses ambivalences et contradictions – refoulée dans l’histoire de la gauche française, telle qu’elle a été façonnée par ses courants dominants sous l’influence dominante d’un positivisme républicain [1].

 

Auguste Blanqui, communiste prophétique et anarchiste régulier

Les reproches politiques fréquemment adressés à Blanqui sont assez connus pour qu’il soit superflu d’y insister : putschisme, élitisme révolutionnaire, germanophobie, etc. Et pourtant, son image ne cesse de nous hanter : il incarne non seulement la victime de toutes les réactions – orléanistes, bonapartistes, versaillais, républicains d’ordre se sont relayés pour le tenir enfermé – mais aussi le message de sa « voix d’airain » (Walter Benjamin) qui retentit bien au-delà de son siècle.

S’il fallait résumer la politique de Blanqui, on pourrait dire qu’il s’agit, avant tout, de la façon la plus conséquente, d’un volontarisme révolutionnaire, source à la fois de sa force et de sa faiblesse, de sa grandeur et de ses limites. Contrairement aux saint-simoniens et, surtout aux positivistes – ces misérables qui ne se distinguent que par « leur respect de la force et leur soin de fuir le contact des vaincus », qui tendent systématiquement à assimiler la société à la nature –, Blanqui ne croit pas à des prétendues « lois » de la politique. Le mot « loi » n’a de sens pour lui que par rapport à la nature ; ce qu’on nomme « loi » ou règle immuable étant incompatible avec la raison et la volonté. Là ou l’homme agit, il n’y a point de place pour la loi [2]. Si ce volontarisme a parfois conduit Blanqui à l’échec – les « prises d’armes » de 1839 et de 1870 en sont le meilleur exemple –, il ne l’a pas moins sauvé du marais gluant du déterminisme « scientifique ».

Cette foi dans la raison et la volonté est sans doute un héritage de la philosophie des Lumières, dont toute sa pensée est pénétrée. Le cri « De la lumière ! De la lumière ! » revient souvent dans les pages de La Critique sociale, en rapport étroit avec une part d’illusion illuministe caractéristique des mouvements socialistes de l’époque, répétée sans cesse : le communisme sera « le résultat infaillible de l’instruction universalisée ». Il suffirait d’expulser des écoles « l’Armée noire » (l’Église) et de généraliser l’instruction pour que la lumière advienne et, avec elle, nécessairement, la communauté [3]. Blanqui se distingue cependant radicalement du seul héritage des Lumières par sa critique mordante des idéologies du progrès. Certaines de ses formulations à ce propos sont d’une étonnante acuité. Elles ont sans aucun doute attiré l’attention et suscité l’intérêt de Walter Benjamin, qui les reprendra presque mot par mot [4].

Blanqui ne sous-estime nullement les progrès de la science et de l’industrie. Il n’en est pas moins convaincu que, dans la société actuelle, toutes les conquêtes scientifiques et techniques « deviennent une arme terrible entre les mains du Capital contre le Travail et la Pensée [5] ». Contre la Nature aussi, comme nous le verrons plus loin. Plus généralement, Blanqui ne conçoit pas le passé comme une accumulation graduelle et linéaire des lumières ou des libertés : on ne peut pas oublier, écrit-il, « l’interminable série de calamités qui sillonne l’histoire du genre humain ». Rejetant l’historicisme conformiste, positiviste et borné, qui légitime toujours les vainqueurs au nom du « progrès », il cloue au pilori ce « mélange de cynisme et d’hypocrisie », pour lequel les victimes du passé sont des « feuilles mortes » dont on « fait litière ». Pour ces idéologues, « l’Histoire s’esquisse à grands traits, du plus beau sang-froid ; avec des monceaux de cadavres et de ruines. Nulle boucherie ne fait sourciller ces fronts impassibles. Le massacre d’un peuple, évolution de l’humanité. L’invasion des barbares ? Infusion de sang jeune et neuf dans les vieilles veines de l’Empire romain. […] Quant aux populations et aux villes que le fléau a couchées sur son passage… nécessité… marche fatale du progrès ». Il est difficile de savoir si Benjamin avait en tête ce passage de La Critique sociale au moment où il décrivait, dans sa IXethèse « sur le concept d’histoire », les fruits du progrès comme un amoncellement de ruines catastrophiques qui monte au ciel, mais la parenté avec les images de Blanqui saute aux yeux [6].

Le processus historique n’est pas, pour le fondateur de la Société des saisons, une évolution prédéterminée, mais un mouvement ouvert, qui revêt, à chaque moment critique, la forme d’une décision, d’une bifurcation à la croisée des chemins. Selon une belle image de son biographe Gustave Geffroy, « Blanqui installait à un carrefour de Révolution le visible et attirant drapeau de son incertitude ». L’histoire humaine peut donc conduire aussi bien à l’émancipation qu’à la catastrophe : « L’humanité n’est jamais stationnaire. Elle avance ou recule. Sa marche progressive la conduit à l’égalité. Sa marche rétrograde remonte, par tous les degrés du privilège, jusqu’à l’esclavage personnel, dernier mot du droit de propriété. Avant d’en retourner là, certes, la civilisation européenne aurait péri. Mais par quel cataclysme ? » C’est déjà, avec un demi-siècle d’avance, l’idée de l’alternative « socialisme ou barbarie » énoncée par Rosa Luxemburg [7]. Dans une conversation de 1862 avec Théophile Silvestre, Blanqui insistait à nouveau sur son refus de toute conception linéaire du temps historique : « Je ne suis pas de ceux qui prétendent que le progrès va de soi, que l’humanité ne peut pas reculer. […] Non, il n’y a pas de fatalité, autrement l’histoire de l’humanité, qui s’écrit heure par heure, serait tout écrite d’avance [8]. »

C’est pourquoi Blanqui s’opposait catégoriquement à la « théorie sinistre du progrès quand même, de la santé continue », prônée par les positivistes, ces « fatalistes de l’histoire », ces « adorateurs du fait accompli ». Le positivisme, c’est pour lui l’histoire racontée du point de vue des oppresseurs : « Toutes les atrocités du vainqueur, la longue série de ses attentats sont froidement transformées en évolution régulière, inéluctable, comme celle de la nature. […] Mais l’engrenage des choses humaines n’est point fatal comme celui de l’univers. Il est modifiable à toute minute [9]. Pour Benjamin, la grandeur de Blanqui, c’est qu’il ne croyait pas au progrès, mais à la décision de mettre fin à l’injustice présente. Il était, de tous les révolutionnaires, le plus déterminé à « arracher au dernier moment l’humanité à la catastrophe qui la menace en permanence [10] ».

C’est précisément ce que nous appelons son rôle prophétique – dans le sens vétéro-testamentaire défini plus haut. C’est au cours de l’année 1848 que ce prophétisme se manifeste de façon étonnante. Dès le mois de mai – quelques semaines avant les sanglantes journées de Juin – il guettait « les symptômes précurseurs de la catastrophe » et insistait sur l’intention des forces de la réaction de mettre à exécution, grâce aux troupes de ligne, « une Saint-Barthélemy des ouvriers parisiens [11] ». Incarcéré peu après, il ne put participer aux combats désespérés de Juin – un des événements fondateurs de la société bourgeoise moderne – mais sa lucidité ne fut pas oubliée, par Marx notamment, dans Les Luttes de classes en France : « le prolétariat se groupe de plus en plus autour du socialisme révolutionnaire, autour du communisme, pour lequel la bourgeoisie elle-même a inventé le nom de Blanqui. Ce socialisme, c’est la déclaration de la révolution en permanence [12]. »

Enfermé au fort de Belle-Ile-en-Mer, Blanqui envoie, le 25 février 1851, à ses amis exilés à Londres un toast qui deviendra l’un de ses tracts les plus célèbres. Traduit par Marx et Engels, il sera largement diffusé en Angleterre et en Allemagne. Il exprime à la fois une impitoyable critique des « bourgeois déguisés en tribuns » de 1848 (Ledru-Rollin, Lamartine, etc.), et un avertissement prophétique – conditionnel – pour l’avenir : « Malheur à nous si, au jour du prochain triomphe populaire, l’indulgence oublieuse des masses laissait remonter au pouvoir un de ces hommes qui ont forfait à leur mandat ! » Quant aux doctrines socialistes, « elles n’aboutiraient qu’à un lamentable avortement si le peuple […] négligeait le seul élément pratique assuré » : la force, les armes, l’organisation. Le mot-clé de ce document c’est « si » : il ne s’agit pas de prévoir l’inévitable, mais de faire apparaître un danger et d’appeler à une décision. Le toast se conclut sur ces mots : « Que le peuple choisisse [13] ».

Ce texte de Blanqui fit l’effet d’une bombe dans les milieux d’exilés français et provoqua, comme c’était prévisible, protestations et critiques. Prenant à nouveau sa plume, l’Enfermé se justifia dans une déclaration (« À propos des clameurs contre l’avis au peuple », en avril 1851), où il se revendiquait, pour la première fois, du titre de « prophète ». Rappelant sa « justesse de prévision » en 1848, il observait : « Combien de fois, dans les rangs populaires, on s’est écrié : Blanqui avait raison ! […] On a répété souvent : il l’avait bien dit ! et ce détrompement tardif, cette expression de regret et de repentir était une réhabilitation, une amende honorable. Mais voici que le prophète reprend la parole. Est-ce pour montrer un horizon inconnu, pour révéler un monde nouveau ? Non, c’est pour remâcher les prédications de son club. […] Aux périls qui menacent de renaître identiques, il oppose son cri d’alarme : Prolétaires, garde à vous [14] ! »

L’image que Blanqui se fait du prophète est sans doute d’inspiration biblique, mais sous une forme entièrement profane et séculière. Il existe, par ailleurs, un mode de prophétie ancienne qu’il récuse : la jérémiade. La vraie prophétie n’est pas une plainte, mais un appel à l’action rédemptrice. Voici la conclusion de sa célèbre Instruction pour une prise d’armes (1868) : « C’est la sotte habitude de notre temps de se lamenter au lieu de réagir. La mode est aux jérémiades. Jérémie pose dans toutes les attitudes. Il pleure, il flagelle, il dogmatise, il régente, il tonne, fléau lui-même entre tous les fléaux. Laissons ces bobèches de l’élégie aux fossoyeurs de la liberté. Le devoir d’un révolutionnaire, c’est la lutte toujours, la lutte quand même, la lutte jusqu’à extinction [15]. »

L’une des prophéties les plus impressionnantes de Blanqui a jusqu’ici échappé à l’attention des commentateurs. Étroitement liée à sa vision critique du progrès et de l’utilisation de la science par le capital, elle dénonce un nouveau danger : la destruction de l’environnement naturel par la civilisation capitaliste. Le monde civilisé « dit : “Après moi le déluge”, ou, s’il ne le dit pas, il le pense et agit en conséquence. Ménage-t-on les trésors amassés par la nature, trésors qui ne sont point inépuisables et ne se reproduiront pas ? On fait de la houille un odieux gaspillage, sous prétexte de gisements inconnus, réserve de l’avenir. On extermine la baleine, ressource puissante, qui va disparaître, perdue pour nos descendants. Le présent saccage et détruit au hasard, pour ses besoins ou ses caprices ». Dans un autre passage du même texte, après une référence à l’anéantissement des peuplades dites « sauvages » par l’irruption de la civilisation européenne, il écrit : « Depuis bientôt quatre siècles, notre détestable race détruit sans pitié tout ce qu’elle rencontre, hommes, animaux, végétaux, minéraux. La baleine va s’éteindre, anéantie par une poursuite aveugle. Les forêts de quinquina tombent l’une après l’autre. La hache abat, personne ne replante. On se soucie peu que l’avenir ait la fièvre [16]. »

Cet avertissement de 1869-1870, sans équivalent dans le socialisme du XIXe siècle – et rare encore dans celui du XXe, jusqu’aux vingt dernières années ! – n’a rien perdu de son actualité 125 années plus tard : il suffirait de remplacer la houille par le pétrole et la hache par le bulldozer, pour retrouver une description précise de quelques catastrophes écologiques qui nous guettent au seuil du XXIe siècle. Blanqui s’est sans doute trompé sur les échéances – défaut partagé par nombre d’esprits prophétiques ! – mais il a prévu, longtemps en avance, l’inquiétante menace.

Comme tout prophète révolutionnaire, Blanqui a une vision « mystique » (au sens péguyste du mot) de la politique, comme action inspirée par une foi, une éthique et une passion. Cette foi révolutionnaire s’oppose de la façon la plus radicale à l’égoïsme mesquin et calculateur du cléricalisme bourgeois et de sa (dé)raison d’État. Si la religion reste son ennemi mortel, le révolutionnaire respecte la foi sincère, quels que soient sa forme et son contenu, dans la mesure où elle se distingue de l’adoration du veau d’or : « Le peuple, soit que, dans son ignorance, il soit enflammé du fanatisme de la religion, soit que, plus éclairé, il se laisse emporter par l’enthousiasme de la liberté, le peuple est toujours grand et généreux : il n’obéit point à des vils intérêts d’argent, mais aux plus nobles passions de l’âme, aux inspirations d’une moralité élevée [17]. »

Dans une lettre de 1852 à son ami Maillard, Blanqui n’hésite pas à parler de « foi » – libérée de toute implication religieuse – pour rendre compte de la signification du socialisme pour les classes opprimées : l’idée socialiste, malgré la diversité et les contradictions de ses multiples doctrines, « a saisi l’esprit des masses, est devenue leur foi, leur espérance, leur étendard. Le socialisme est l’étincelle électrique qui parcourt et secoue les populations. Elles ne s’agitent, ne s’enflamment qu’au souffle brûlant de ces doctrines […], de ces idées puissantes qui ont le privilège de passionner le peuple et de le jeter dans la tempête. Ne vous trompez pas, le socialisme, c’est la révolution. Elle n’est que là. Supprimez le socialisme, la flamme populaire s’éteint, le silence et les ténèbres se font sur toute l’Europe [18]  ».

S’agit-il d’une vision idéaliste de l’histoire, qui nierait le rôle des intérêts matériels dans l’action des exploités ? Loin d’être opposée au matérialisme, et à l’exigence du bien-être matériel, cette « religion » révolutionnaire – le terme est de Blanqui, mais conçu dans un sens résolument athée et profane – en est l’expression consciente : « Mazzini déblatère avec fureur contre le matérialisme des doctrines socialistes, contre la préconisation des appétits, l’appel aux intérêts égoïstes. […] Qu’est-ce que la révolution, si ce n’est l’amélioration du sort des masses ? Et quelle sottise que ces invectives contre la doctrine des intérêts ! Les intérêts d’un individu ne sont rien, mais les intérêts de tout un peuple s’élèvent à la hauteur d’un principe ; ceux de l’humanité entière deviennent une religion. » En d’autres termes : la « mystique » des prophètes socialistes n’exclut pas, bien au contraire, une dialectique matérialiste [19].

La dimension éthique du socialisme, en tant que combat contre l’injustice, est aussi capitale aux yeux de Blanqui. Une de ses principales critiques contre le positivisme vise son absence de distance critique/morale devant les faits : « Le positivisme exclut l’idée de justice. Il n’admet que la loi du progrès (quand même et) continu, la fatalité. Chaque chose est excellente à son heure puisqu’elle prend place dans la série des perfectionnements (la filiation du progrès). Tout est au mieux toujours. Nul critérium pour apprécier le bon ou le mauvais [20]. »

Blanqui a pourtant la réputation d’être un penseur autoritaire. En effet, ses projets de « dictature révolutionnaire » ou de « dictature parisienne » (« pendant dix ans »), chargée d’éclairer pédagogiquement un peuple encore plongé dans les ténèbres grâce à la « diffusion générale des lumières » –, démarche typique des Encyclopédistes du XVIIIe siècle et de leurs disciples socialistes du XIXe –, sont préoccupants. Toutefois, dans le même texte, il ne condamne pas moins toute tentative autoritaire d’établir un communisme par en haut : « Loin de s’imposer par décret, le communisme doit attendre son avènement des libres résolutions du pays [21]. »

En réalité on trouve, au cœur des écrits de Blanqui, un équilibre instable entre l’illuminisme autoritaire et une profonde sensibilité libertaire. Cette dernière s’exprime, par exemple, dans son éloge de la diversité et du pluralisme au sein du mouvement socialiste : « Proudhoniens et communistes sont également ridicules dans leurs diatribes réciproques, et ils ne comprennent pas l’utilité immense de la diversité dans les doctrines. Chaque nuance, chaque école a sa mission à remplir, sa partie à jouer dans le grand drame révolutionnaire, et si cette multiplicité des systèmes vous semblait funeste, vous méconnaîtriez la plus irrécusable des vérités : « La lumière ne jaillit que de la discussion » [22]  ».

Autre aspect étonnant est son attitude face à l’ennemi : autant Blanqui prêche la guerre des classes, dénonce passionnément les exploiteurs, et appelle à la vengeance populaire, autant il répugne à la terreur, à la guillotine et aux pelotons d’exécution. Le pire châtiment qu’il propose pour les contre-révolutionnaires, notamment les agents de l’Église, c’est l’expulsion hors de la France. De ce point de vue, il est plus proche de la démocratie athénienne de l’Antiquité, que du jacobinisme de 1794 (dont il est un critique féroce). Quant aux capitalistes – « la race des vampires » –, l’instruction intégrale du peuple les rendra impuissants et ils finiront par « se résigner au nouveau milieu ». Il n’est pas question de manier contre eux la guillotine : « Qu’on ne s’y trompe pas, la fraternité, c’est l’impossibilité de tuer son frère [23]. »

Blanqui n’est pourtant pas un utopiste ; il refuse de proposer des épures d’avenir, et considère les utopistes doctrinaires comme des « fanatiques amants de la claustration », « maçonnant à l’envi des édifices sociaux pour y claquemurer la postérité ». Convaincu qu’il faut laisser aux générations futures la liberté de choisir leur chemin, il n’attribue à la Révolution que le rôle de déblayer le terrain, ouvrant ainsi « les routes, ou plutôt les sentiers multiples, qui conduisent vers l’ordre nouveau ». Sur ce dernier, il se limite à évoquer les principes les plus généraux du communisme : l’instruction universelle, l’égalité, l’association (et non le partage, qui reproduit la propriété privée). Cet avenir communiste, il le conçoit dans un esprit libertaire, comme une société d’êtres humains « ombrageux comme des chevaux sauvages », chez qui « rien de ce quelque chose d’exécrable et d’exécré qui s’appelle un gouvernement ne pourrait montrer son nez » ; une communauté d’individus libres qui n’admettront « pas une ombre d’autorité, pas un atome de contrainte ». De façon encore plus explicite, il proclame dans un manuscrit (resté inédit de son vivant) de novembre 1848 : « L’Anarchie régulière est l’avenir de l’humanité. […] Le Gouvernement par excellence, fin dernière des sociétés, c’est l’absence de gouvernement […] [24]. »

Ce n’est pas un hasard si, un demi-siècle plus tard, Walter Benjamin s’est inspiré de Blanqui pour insuffler un nouvel esprit révolutionnaire dans un marxisme réduit, par ses épigones, à une misérable poupée automate ?

 

Auguste Blanqui ou l’histoire à rebrousse-poil

Figure de transition entre le babouvisme républicain, la Charbonnerie conspirative et le mouvement socialiste moderne, Auguste Blanqui illustre, dès les années 1830, la prise de conscience des limites du républicanisme. Certains de ses énoncés semblent annoncer la mue de Marx lui-même, de l’humanisme libéral au socialisme lutte de classe. Plus impitoyablement que lui, il rejette « la burlesque utopie » des fouriéristes qui faisaient leur cour à Louis-Philippe, ainsi que le cléricalisme positiviste d’Auguste Comte. Il entrevoit la transcroissance de l’émancipation seulement politique en émancipation sociale et humaine. Il en nomme la force propulsive – le prolétariat –, bien que le mot précède encore, dans une large mesure, sur la chose telle qu’elle surgira de la grande industrie. Blanqui reste cependant un révolutionnaire de la première moitié du siècle, des révolutions de 1830 et 1848, affilié dès l’âge de 19 ans à la Charbonnerie française.

Sa critique du jacobinisme apparaît originale pour l’époque, sans doute en raison de son héritage babouviste, mais aussi parce qu’il prend conscience des limites d’un certain républicanisme bourgeois. Ainsi critique-t-il durement Robespierre pour avoir, avec la tête de Cloots, « immolé les sujets rebelles réfugiés dans la Révolution française » et avec celle de Chaumette donné des gages aux prêtres. Derrière l’Incorruptible, il voit déjà percer le Bonaparte, « un Napoléon prématuré » ; derrière l’être suprême, la bigoterie républicaine (et le fétichisme encore théologique de l’État) [25].

Une révolution nouvelle se profile donc, qui n’a pas encore reçu son nom. Une révolution spectrale encore, que Michelet baptisait romantique dans son Histoire de la Révolution française, percevant chez les Enragés de 93 « le germe obscur d’une révolution inconnue » : « Les républicains classiques avaient derrière eux un spectre qui marchait vite et les eût gagnés de vitesse : le républicanisme romantique aux cent têtes, aux mille écoles, que nous appelons aujourd’hui socialisme. » Blanqui est, dans une certaine mesure, leur héritier, qui cherche à dépasser l’idée d’une République sans phrases, d’une république tout court, pour mieux en déterminer le contenu social. Ainsi écrit-il en 1848 : « La République serait un mensonge, si elle ne devait être que la substitution d’une forme de gouvernement à une autre. Il ne suffit pas de changer les mots, il faut changer les choses. La République c’est l’émancipation des ouvriers, c’est la fin du régime de l’exploitation ; c’est l’avènement d’un ordre nouveau qui affranchira le travail de la tyrannie du Capital. »

Désormais, la république sera sociale ou ne sera pas. Cet approfondissement social de la révolution politique fait écho à la critique par Marx (dans son article de 1844, À propos de la question juive) de la seule « émancipation politique » au nom de « l’émancipation humaine », et de l’aliénation religieuse muée en aliénation sociale. Blanqui a retenu des cours de Jean-Baptiste-Say une critique encore mal conceptualisée du capital. De même que, pour Marx, le christianisme (notamment dans sa forme protestante) dissocie le privé et le public pour laisser libre cours à l’intérêt égoïste, Blanqui voit dans le protestantisme victorieux « notre contre-pied absolu » en tant que « religion de l’égoïsme et de l’individualité », autrement dit en tant qu’esprit du capitalisme [26].

Quelle force sera capable de porter la révolution nouvelle au-delà des limites atteintes par la Révolution française ? Déjà son allocution du 2 février 1832 devant la Société des amis du peuple présente une analyse lucide de l’antagonisme de classe et de sa dynamique : après la révolution de Juillet, « la haute classe est écrasée, la classe moyenne, qui s’est cachée pendant le combat et l’a désapprouvé, montrant autant d’habileté qu’elle avait montré de prudence, a escamoté le fruit de la victoire remportée malgré elle. Le peuple, qui a tout fait, reste zéro comme devant. Mais le peuple est entré comme un coup de tonnerre sur la scène politique qu’il a enlevée d’assaut et, bien que chassé presque au même instant, il n’en a pas moins fait acte de maître, il a repris sa démission. C’est désormais entre la classe moyenne et lui que va se livrer une guerre acharnée. Ce n’est plus entre les hautes classes et les bourgeois, ceux-ci auront même besoin d’appeler à leur aide leurs anciens ennemis pour mieux lui résister. En effet, la bourgeoisie n’a pas longtemps dissimulé sa haine contre le peuple [27]. »

Dans sa lettre à Maillard du 6 juin 1852, il précise à nouveau, à la lumière des événements de 1848 : « Vous me dites : je ne suis ni bourgeois ni prolétaire. Gare aux mots sans définition, c’est l’instrument favori des intrigants. » On sait depuis à quel point le ni-ni est un tic caractéristique de l’idéologie bourgeoise du juste milieu. Mais que signifie démocrate, si ce n’est un masque œcuménique pour dissimuler la lutte des classes : « Cette mystification toujours renouvelée date de 1789. La classe moyenne lance le peuple contre la noblesse et le clergé, les met par terre et prend leur place. À peine l’ancien régime abattu par l’effort commun, la lutte commence entre les deux alliés vainqueurs, la Bourgeoisie et le Prolétariat. » Dans Le Peuple, Michelet constatait dès 1846 qu’un demi-siècle avait suffi à la bourgeoisie pour tomber le masque de sa cruauté de classe. Après 1848 a fortiori, il est devenu nécessaire d’appeler un chat un chat. Blanqui a cependant de la notion de classe sociale une compréhension plus large et plus ouverte que l’ouvriérisme d’un Tolain (qui préfigure une tendance tenace du mouvement ouvrier français) qui ne veut admettre dans la Ire Internationale et dans le mouvement coopératif que des ouvriers sociologiquement certifiés. Blanqui est au contraire pour y accueillir tous « les déclassés » (nous dirions les exclus et les précaires), qui « sont aujourd’hui le ferment secret qui gonfle sourdement la masse et l’empêche de s’affaisser dans le marasme. Demain, ils seront la réserve de la révolution ».

Clarifier les fondements de l’antagonisme de classe a cependant une conséquence politique majeure : la délimitation du mouvement ouvrier naissant et l’affirmation de son indépendance politique face à la bourgeoisie républicaine. Ainsi, pendant la révolution de 1848, Blanqui soutient-il la candidature de Raspail contre celle de Ledru-Rollin : « Pour la première fois dans l’arène électorale, le prolétariat se détachait complètement comme parti politique du parti démocratique [28]. »

Quelle politique pour cette révolution inconnue qui mûrit dans la lutte des classes ? Blanqui refuse catégoriquement aussi bien l’utopie libertaire à la Proudhon, que le « marché consenti » à la Bastiat, « le plus hardi apologiste du capital ». Ce que l’on n’appelait pas encore le « socialisme de marché » ne pouvait être à ses yeux qu’un pacte avec le diable, car l’oppression capitaliste est fondée sur « les sanglantes victoires de la propriété ». Mais le communisme doit lui aussi « se garder des allures de l’utopie et ne se séparer jamais de la politique ». Blanqui fait preuve d’un robuste sens pratique du possible : gardons-nous donc de « régenter l’avenir » et « détournons les regards de ces perspectives lointaines qui fatiguent pour rien l’œil et la pensée, et reprenons notre lutte contre les sophismes et l’asservissement [29] ». Comme Marx, il exècre toutes les formes d’utopie ou de socialisme doctrinaires, et cherche la logique interne du mouvement réel capable de renverser l’ordre établi. D’où sa méfiance envers le mouvement coopératif de production, de consommation ou de crédit, et envers le premier notamment, qui lui paraît tendre un piège, conduisant soit au découragement en cas d’échec, soit à une promotion (ou cooptation) sociale qui écrème le peuple sans transformer la société. Il entre dans cette hostilité aux expérimentations sociales d’un mouvement ouvrier naissant une dose indéniable de sectarisme associé à une critique pertinente des « illusions sociales » répandues dans certains courants, comme les proudhoniens, qui esquivent devant la question politique du pouvoir.

Pour Blanqui au contraire, la conquête du pouvoir politique est la clef de l’émancipation sociale. Sa démarche est donc inverse à celle de Saint-Simon ou de Proudhon qui subordonnent la révolution politique à la réforme sociale, le but au mouvement, jusqu’à dissoudre ce but dans le gradualisme illusoire du processus. Blanqui est convaincu que « la question sociale ne pourra entrer en discussion sérieuse et en pratique qu’après la solution la plus énergique et la plus irrévocable de la question politique et par elle. Agir autrement, c’est mettre la charrue avant les bœufs. On a essayé une fois déjà et la question sociale a été anéantie pour vingt ans [30]. ». Sans doute, en se contentant d’inverser la dialectique du but et des moyens, du processus et de l’acte, opère-t-il une simplification excessive et s’interdit-il de résoudre la question cruciale de comment de rien devenir tout ? Il serait vain de chercher chez lui une problématique de l’hégémonie. Même si le réformisme qui se dessine déjà avec la bureaucratisation du mouvement syndical est le danger principal, c’est cette insistance unilatérale sur le moment de décision politique qui a valu à Blanqui, et plus encore aux blanquistes, la réputation de putschistes, répandue dans la Ire Internationale tant par le vieil Engels que par Rosa Luxemburg. Mais l’usage de cette même accusation à l’encontre de Lénine tendrait à prouver que Blanqui avait bel et bien perçu, quoi qu’encore confusément, ce qu’allait être la maladie sénile du socialisme.

La contrepartie de cette fixation presque exclusive sur le coup de force révolutionnaire, c’est chez Blanqui une extrême, voire excessive, prudence et un flou évasif sur les transformations économiques et sociales à mettre en œuvre, et sur leur rythme. Encore faut-il rappeler que les dix mesures qui tiennent lieu de programme dans le Manifeste du Particommuniste de Marx et Engels, restent-elles aussi dans le domaine des généralités nécessaires. En critiques conséquents de l’utopie comme « sens non pratique du possible », ils entendent se garder, tout comme Blanqui, de faire bouillir inconsidérément les marmites du futur. En la circonstance cependant, et à la différence des auteurs du Manifeste, Blanqui apparaît comme un révolutionnaire d’un temps de transition, formé dans la première moitié du XIXe siècle, à une époque où la critique du Capital est encore en chantier. Ainsi, souligne-t-il à plusieurs reprises que le domaine économique, « infiniment plus complexe », doit être parcouru « la sonde à la main ». Cette réserve n’est pas sans sagesse. Elle est cohérente avec sa critique de l’utopie et avec sa conviction d’un apprentissage nécessaire à la direction de l’économie. Le pire serait de prétendre créer un organisme social de fantaisie. La « grande barrière », pour Blanqui, c’est l’ignorance. La priorité (le préalable), au lendemain de la prise de pouvoir politique, c’est donc la tâche éducative qui avait déjà obsédé les Conventionnels. Mais cette « utopie éducative » inconsciente laisse béante une question majeure. En attendant que le peuple devienne majeur, quelle forme de pouvoir ? Une dictature éclairée ? Auquel cas, Blanqui n’échapperait pas aux impasses des révolutionnaires du XIXe siècle que décrit Garrone, à la recherche d’une formule politique de transition qui tourne invariablement autour d’un pouvoir d’exception exercé par une élite vertueuse [31]. En 1867, Blanqui définit l’État bourgeois comme « une gendarmerie des riches contre les pauvres ». Il s’agit donc, comme le répétera Marx à la lumière de la Commune de Paris, d’un appareil à briser. Mais Blanqui mélange curieusement des images évolutionnistes et la soudaineté du coup de force. Les révolutions sont, dit-il, comme « la délivrance d’une chrysalide » : elles ont « grandi lentement sous l’enveloppe rompue ». Elles sont aussi un événement brusque, une déchirure, voire un moment d’enthousiasme et d’ivresse : « Une heure de triomphe et de puissance, une heure debout pour tant d’années de servitude. » Les lendemains de révolution sont souvent cependant ceux d’une dégriserie mélancolique : « Hommes et choses sont les mêmes que la veille. Seulement l’espoir et la crainte ont changé de camp. » Tout reste donc à faire. Ce n’était qu’un début, une ouverture, un coup d’envoi. La maturité de la chrysalide justifie cependant le coup de force qui ne serait, en somme, qu’un coup de pouce. La question stratégique non posée se résout alors par la technique : celle qu’illustre sa fameuse Instruction pour une prise d’armes de 1868.

Les expériences de 1830, 1839, 1848 avaient mis en évidence le danger de « contre-révolution démocratique » qui guette la révolution sociale : la bourgeoisie joue alors la légalité institutionnelle contre la souveraineté populaire. Lors du procès de Bourges, en avril 1849, Blanqui explique ainsi sa lutte du printemps 1848 pour le report des élections : « Si on faisait des élections aussitôt après la révolution, il allait arriver que les populations allaient voter suivant les idées du régime déchu. Ce n’était pas notre affaire ; ce n’étaient pas les affaires de la justice, car quand on plaide devant un tribunal les deux parties ont le droit d’avoir tour à tour la parole. Devant le tribunal du peuple qui allait juger, il fallait que nous eussions à notre tour la parole, comme nos ennemis l’avaient eue, et pour cela il fallait du temps. » Du temps ! D’où la manifestation du 17 mars pour demander au gouvernement provisoire l’ajournement des élections. Mais comme il ne s’agissait pas non plus de réclamer un report indéfini, surgit la proposition du 31 mai, à laquelle Blanqui ne s’oppose pas. Il se contente de garder le silence, convaincu de l’insuffisance du délai : il aurait fallu plus de temps, mais combien… Le 14 mars, il écrivait en effet : « Le peuple ne sait pas. Il faut qu’il sache. Ce n’est pas l’œuvre d’un jour ou d’un mois. Les élections, si elles s’accomplissent seront réactionnaires. Laissez le peuple naître à la république. » On retrouve là l’idée du préalable éducatif qui lui est chère.

Mais la contradiction apparaît alors comme un cercle vicieux. Il faudrait à la révolution un peuple éduqué, mais pour rendre cette éducation possible, le peuple doit commencer par prendre le pouvoir. Comment de rien devenir tout ? On y revient. C’est l’énigme obsédante des révolutions modernes. Marx lui-même, qui décrit lucidement la mutilation physique et mentale subie par le prolétariat à travers l’exploitation, mise pour y répondre sur le fait que la croissance et la concentration du prolétariat industriel se traduiraient par un progrès correspondant de sa conscience et de son organisation. Mais le silence de Blanqui au moment de fixer une échéance électorale préfigure le conflit des légitimités à l’œuvre dans presque toutes les révolutions modernes, entre un pouvoir constituant exercé en permanence et l’institution du pouvoir constitué, entre soviets et Assemble constituante en Russie, entre assemblées de comités et Assemblée nationale élue au Portugal, entre la rue et le Parlement, entre la « chienlit » (ou la « racaille ») qui horrifiait de Gaule en 68 et les formes parlementaires respectueuses. « Le pire de tous les dangers, aux heures de crise, avertissait Blanqui en 1870 après la capitulation de Sedan, c’est une assemblée délibérante […]. Il faut en finir avec le désastreux prestige des assemblées délibérantes [32]. » Il n’avait certainement pas la réponse, Il n’en mettait pas moins le doigt sur le fait essentiel qu’un ordre légal nouveau ne naît pas dans la continuité de l’ordre légal ancien. Pas de révolution authentique sans rupture, sans passage par l’état d’exception, sans suspension du droit ancien, sans exercice souverain du pouvoir constituant.

Dès 1836, Blanqui avait déclaré dans un discours resté longtemps inédit : « Citoyens, nous avons bien moins en vue un changement politique qu’une refonte sociale. L’extension des droits politiques, la réforme électorale, le suffrage universel peuvent être d’excellentes choses, mais comme moyens seulement, non comme but ; ce qui est notre but à nous, c’est la répartition égale des charges et des bénéfices de la société ; c’est l’établissement complet du règne de l’égalité. Sans cette réorganisation radicale, toutes les modifications de forme dans le gouvernement ne seraient que mensonges, toutes les révolutions que comédies jouées au profit de quelques ambitieux [33]. » En 1848, il proclamait : la lutte de 1793 « vient de recommencer ». Entre-temps, le tricolore avait été galvaudé, le temps était donc venu d’annoncer la couleur, de passer au drapeau rouge. La bourgeoisie avait même usurpé le beau nom de républicain et la devise révolutionnaire, mais « heureusement, elle a repoussé notre drapeau, c’est une faute : il nous reste. Citoyens, la Montagne est morte ! Au socialisme, son unique héritier [34] ! ». Le toast envoyé de Belle-Ile qui enthousiasma Marx et Engels, s’inscrivait dans la même logique lorsqu’il dénonçait la responsabilité du gouvernement provisoire et des bourgeois libéraux [35]. Il s’agit pourtant bien d’un texte de rupture tirant les leçons de l’événement : « ce n’est pas assez que les escamoteurs de février soient à jamais repoussés de l’Hôtel de ville, il faut se prémunir contre de nouveaux traîtres ». La réaction n’avait fait que son métier d’égorgeuse.

Ce toast fameux mérite bien une longue citation : « Quel écueil menace la Révolution de demain ? L’écueil où s’est brisée celle d’hier : la déplorable popularité de bourgeois déguisés en tribuns […]. C’est le gouvernement provisoire qui a tué la révolution, c’est sur sa tête que doit retomber la responsabilité de tous les désastres, le sang de tant de milliers de victimes. La réaction n’a fait que son métier en égorgeant la démocratie. Le crime est aux traîtres que le peuple confiant avait acceptés pour guides et qui l’ont livré à la réaction […]. Malheur à nous, si au jour du prochain triomphe populaire, l’indulgence oublieuse des masses laissait monter au pouvoir un de ces hommes qui ont forfait à leur mandat ! Une seconde fois, c’en serait fait de la Révolution. Que les travailleurs aient sans cesse devant les yeux cette liste de noms maudits, et si un seul apparaissait jamais dans un gouvernement sorti de l’insurrection, qu’ils crient tous d’une voix : trahison ! […]. Traîtres seraient les gouvernements qui, élevés sur les pavois prolétaires, ne feraient pas opérer à l’instant même : 1. le désarmement des gardes bourgeoises ; 2. l’armement et l’organisation en milice nationale de tous les ouvriers. Sans doute il est bien d’autres mesures indispensables, mais elles sortiraient naturellement de ce premier acte qui en est la garantie préalable, l’unique gage de sécurité pour le peuple […]. Mais pour les prolétaires qui se laissent amuser par des promenades ridicules dans les rues, par les plantations d’arbres de liberté, par des phrases sonores d’avocats, il y aura de l’eau bénite d’abord, des injures ensuite, enfin de la mitraille ; de la misère toujours. Que le peuple choisisse [36] ! »

Faut-il voir là une confirmation du Blanqui putschiste Dans son Introduction de 1895 aux Luttes de classes en France, Engels écrit : « Le temps des coups de main, des révolutions exécutées par de petites minorités conscientes à la tête de masses inconscientes est passé. » Rosa Luxemburg reprocha également à Lénine son blanquisme. Elle critiquait durement le manifeste blanquiste de 1874 au Communeux, où « l’action quotidienne est remplacée par des spéculations sur le renversement censé précéder immédiatement la révolution sociale ». Trotski ou Daniel Guérin joignirent leur voix à ce concert critique du point de vue de l’auto-émancipation. Certes, Blanqui illustre un temps de transition, de naissance et d’apprentissage du mouvement ouvrier. Mais on aurait tort d’oublier qu’il fait aussi lien entre deux époques. Malgré ses limites et ses défauts, ce n’est pas par hasard ou par indulgence qu’il fut toujours traité par Marx avec égards. Thiers savait bien, affirme ce dernier, qu’avec Blanqui en liberté « il donnerait une tête à la Commune ». Avec lui, peut-être, la Commune aurait-elle marché sur Versailles quand il en était temps, et peut-être aurait-elle osé mettre la main sur la réserve de la Banque de France. Au moment de la décision, l’audace et l’initiative sont nécessaires. Marx ne s’y était donc pas trompé quand il écrivait au lendemain de 1848 que la bourgeoisie avait inventé, pour le communisme et la déclaration de la révolution en permanence, le nom de Blanqui. On ne pouvait rendre plus bel hommage à l’Enfermé.

Avec Blanqui, c’est la raison stratégique des révolutions futures qui balbutie. Maladroitement, elle se pose des questions, auxquelles elle donne encore les réponses techniques et conspiratives d’une époque finissante. En 1830, le seul élan populaire avait suffi, pour renverser « un pouvoir terrifié par la prise d’arme ». Mais une « insurrection parisienne d’après les vieux errements n’a plus aujourd’hui aucune chance de succès », reconnaissait en 1868 le vieux lutteur dans ses Instructions. En 1848, le peuple avait vaincu par la « méthode de 1830 », mais il fut battu en juin « par défaut d’organisation ». Car l’armée n’a sur le peuple que deux avantages : le fusil chassepot et l’organisation. Il ne fallait donc plus rester statique et « périr par l’absurde », en craignant les modifications haussmaniennes. Il fallait oser prendre l’initiative, passer à l’offensive.

D’où la virulence de Blanqui contre la sociologie positiviste, qui est essentiellement anti-stratégique. Alors que, « dans les procès du passé devant l’avenir, l’histoire est le juge et l’arrêt presque toujours une iniquité », « l’appel reste à jamais ouvert ». Pensée d’ordre et de progrès en bon ordre, de progrès sans révolution, le positivisme est une « doctrine exécrable du fatalisme historique » érigé en religion. Pourtant, « l’engrenage des choses humaines n’est point fatal comme celui de l’univers, il est modifiable à toute minute ».

À toute minute ! Chaque seconde, ajoutera Benjamin, qui est une porte étroite par où peut surgir le Messie. Contre la dictature du fait accompli, pour Blanqui, seul le chapitre des bifurcations restait ouvert à l’espérance. Contre « la manie du progrès » continu et « la tocade du développement continu », l’irruption événementielle du possible dans le réel s’appelait révolution. La polémique primant l’histoire, posait les conditions d’une temporalité stratégique, et non plus mécanique, « homogène et vide ».

 

Publié dans P. Corcuff, A. Maillard, Les Socialismes français à l’épreuve du pouvoir, Textuel, 2006

Republié sur le site www.danielbensaid.org

Notes

[1« Avec Sorel, avec Lazare, Péguy fait exception dans le lourd paysage du positivisme français. » Daniel Bensaïd, La Discordance des temps. Essais sur les crises, les classes, l’histoire, Paris, les Éditions de la Passion, 1995, p. 206.

[2Auguste Blanqui, La Critique sociale (CS), Paris, Alcan, vol. I, p. 41-45, et Volguine, « Les idées politiques et sociales de Blanqui », in A. Blanqui, textes choisis (TC), Paris, Éditions sociales, 1955, p. 29, 162.

[3CS, in TC, p. 148-152.

[4Sur les affinités électives entre W. Benjamin et Blanqui, voir le beau texte de Miguel Abensour, « W. Benjamin entre mélancolie et révolution. Passages Blanqui », dans Heinz Wismann (éd.), Walter Benjamin et Paris, Paris, éd. du Cerf, 1986.

[5CS, p. 74.

[6CS, in TC p. 144, 158.

[7À. Blanqui, « Qui fait la soupe doit la manger », 1834, CS, p. 128.

[8Cité dans G. Geffroy, L’Enfermé, II, p. 19-20.

[9Manuscrit de 1869, publié sous le titre « Contre le Progrès » dans A. Blanqui, Instructions pour une prise d’armes, L’Éternité par les astres et autres textes, recueil établi par Miguel Abensour et Valentin Pelosse, Paris, Édition de la Tête des Feuilles, 1972, p. 103-105.

[10W. Benjamin, « Zentralpark », in Charles Baudelaire, Francfort, Suhrkamp Verlag, 1980, p. 40. Comme l’observent très bien M. Abensour et V. Pelosse dans leur postface au recueil de Blanqui (« Libérer l’Enfermé »), Benjamin « fait comme s’il détournait les armes forgées par Blanqui contre le positivisme afin de porter ses propres coups à ceux qui s’épanchent au bordel de l’historicisme », op. cit., p. 206.

[11TC, p. 119.

[12K. Marx, Les Luttes de classes en France, in Œuvres politiques, tome I, La Pléiade, 1994, p. 324.

[13TC, p. 122-124.

[14Ibid., p. 125.

[15Ibid., p. 219-220.

[16CS, in TC, p. 141-142, 159.

[17« Discours à la Société des amis du peuple », 2 février 1832, in TC, p. 93.

[18« Lettre à Maillard, 6 juin 1852 », in TC, p. 129.

[19Ibid. in TC, p. 138-139.

[20Blanqui, « Contre le positivisme », in Instructions pour une prise d’armes, p. 110.

[21CS, in TC, p. 166-167.

[22« Lettre à Maillard », 1852, in TC, p. 130.

[23CS, in TC, p. 153.

[24CS, in TC, p. 156, 160 et CS, tome II, p. 115-116. Le passage de 1848 est cité par M. Abensour et V. Pelosse dans leur postface à L’Instruction pour une prise d’armes, p. 208-209.

[25Voir Louis Auguste Blanqui, Écrits sur la Révolution, présentés par Arno Munster, Paris, Galilée, 1977.

[26In Veillées du Peuple, n° 2, mars 1850.

[27In Écrits sur la Révolutionop. cit., p. 91 et suivantes.

[28Maurice Dommanget, Blanqui, Paris, EDI, 1970, p. 21.

[29Cité par Maurice Dommanget, op. cit., p. 75.

[30Lettre de novembre 1879 citée par Maurice Dommanget, op. cit., p. 54.

[31Alessandro Galante Garrone, Philippe Buonarotti et les révolutionnaires du XIXe siècle, Paris, Champ libre, 1975.

[32Il prononçait ces mots alors que le gouvernement de défense nationale qui succédait à l’Empire voulait convoquer une assemblée pour former un « gouvernement régulier ».

[33À. Blanqui, Écrits sur la Révolutionop. cit., p. 75.

[34Appel lancé le 28 novembre 1848 du donjon de Vincennes où Blanqui était détenu.

[35Voir la correspondance entre Marx et Engels du 10 février 1851.

[36Voir Maurice Dommanget.


Articles similaires

Commencez à saisir votre recherche ci-dessus et pressez Entrée pour rechercher. ESC pour annuler.

Retour en haut