Morts de désespoir : aux États-Unis, le capitalisme tue

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SOURCE : Reconstruire

Aux États-Unis, l’espérance de vie a diminué pendant trois années consécutives, entre 2014 et 2017 – du jamais vu. Mais pourquoi ? Anne Case et son mari Angus Deaton, qui a reçu le prix Nobel d’économie en 2015, enseignent tous deux l’économie à l’université de Princeton. Dans Deaths of Despair and the Future of Capitalism, tous deux proposent une explication, cartes et chiffres à l’appui. La principale victime ? La classe ouvrière blanche, en proie à une épidémie de suicides et d’overdoses – les morts de désespoir. Le coupable ? Un capitalisme mondialisé en état de dégénérescence, prospérant sur une nation divisée et une démocratie gangrenée par l’argent et les lobbies.

Tout part d’un constat inquiétant. Alors que la mortalité baisse régulièrement depuis des décennies dans les pays développés, la population blanche américaine suit une trajectoire nettement différente. La mortalité des blancs de 45-54 a même augmenté depuis la fin des années 1990. Si leur mortalité avait suivi la tendance des autres pays développés depuis, 600 000 personnes seraient encore en vie aujourd’hui.

Figure 1. Taux de mortalité chez les adultes de 45 à 54 ans parmi (i) les américains blancs non-hispaniques (courbe continue), (ii) les français, (iii) les britanniques, (iv) les suédois. © Deaths of Despair and the Future of Capitalism, Anne Case, Angus Deaton

En analysant les certificats de décès, Anne Case et Angus Deaton trouvent que parmi cette population, les morts par suicide et les morts liées à l’alcool ou la drogue – les « morts de désespoir » – augmentent de manière significative. Ils observent également que cette hausse est plus élevée dans les comtés où le niveau d’éducation est plus bas.

Figure 2. Taux de mortalité dû aux « morts de désespoir » (suicides, alcool, drogue) parmi les blancs et les noirs, en fonction du niveau d’éducation. (BA ~ bac+4) © Deaths of Despair and the Future of Capitalism

En additionnant les « morts de désespoir » selon le niveau de diplôme, le phénomène est flagrant (voir figure 2). Les « morts de désespoir » ont triplé parmi la population blanche avec une éducation inférieure à bac+4 depuis les années 1990, alors que leur taux stagne dans la population plus diplômée.

Comme les auteurs le soulignent, bien que le niveau de diplôme soit une variable déterminante, le phénomène est plus criant parmi la population blanche. Ils notent cependant que la population noire a connu une phase similaire dans les années 1980, alors que les emplois industriels dont elle dépendait disparaissaient progressivement au profit des emplois de service dans les villes. Cette transformation aurait alors créé selon eux des conditions propices à aux épidémies de Crack et de VIH qui ont alors atteint la population afro-américaine. Pour les économistes de Princeton, si les noirs faiblement diplômés ne sont pas aussi touchés par la vague en cours de « morts de désespoir », c’est parce qu’ils ont déjà été paupérisés, ou n’ont jamais pu bénéficier des opportunités un temps offertes à leurs homologues blancs.

Le malaise est profond. En 2017, les adultes blancs de 45 ans peu diplômés rapportent avoir un niveau de santé comparable à ceux qui avaient 60 ans en 1993. Ils s’isolent socialement, votent très peu, se noient dans l’alcool ou les opioïdes, ces médicaments proches de l’héroïne. Les auteurs rappellent qu’entre 2000 et 2017, les overdoses dues aux opioïdes ont tué davantage d’américains que les deux guerres mondiales réunies – 70 237 rien qu’en 2017.

À quoi attribuer cette vague de désespoir ?

Pour les auteurs, on ne peut pas se contenter de cibler « la pauvreté » ou « les inégalités ». Bien sûr, ces phénomènes sont liés, mais il faudrait y voir des symptômes plutôt que des causes. Ce qui est à l’œuvre, c’est la destruction de modes de vie, par un capitalisme prédateur aggravé par les spécificités du système américain.

Un des principaux facteurs, bien sûr, est la perte des emplois industriels, en raison d’une part de la mondialisation, mais aussi de la robotisation de la production. Entre 1979 et 2017, cinq millions d’emplois industriels ont disparu aux États-Unis – sans compter les effets de la crise de 2008. Les auteurs citent les chiffres de l’économiste David Autor, selon lequel la compétition avec la Chine aurait détruit entre deux et trois millions d’emplois aux États-Unis. En contrepartie, ce sont surtout les travailleurs diplômés des grandes villes qui jouissent du libre-échange ou de l’automatisation. Les hommes peu qualifiés ont désormais davantage de difficultés à trouver du travail, et doivent se tourner vers des emplois moins bien rémunérés, offrant moins de perspectives et moins propices à l’installation d’une vie de famille. Les travailleurs peu qualifiés sont de moins en moins nombreux à se marier, et donnent plus fréquemment naissance à des enfants hors-mariage, souvent avec plusieurs partenaires.

La perte de lien social est accentuée par l’augmentation du recours aux travailleurs intérimaires, ainsi qu’à l’usage croissant de la sous-traitance qui éclate les collectifs de travail. Cela encourage l’affaiblissement des syndicats : jusqu’à 33 % des travailleurs américains étaient syndiqués dans les années 1950, contre 10,5 % aujourd’hui.

Les syndicats étant plus faibles, le rapport de force est désormais plus favorable au capital. La rémunération du travail a chuté au profit de celle des actionnaires. Les diplômés investissent dans des produits de retraite qui les incitent également à exiger une meilleure rémunération du capital au détriment des travailleurs non qualifiés.

Le capital parvient en outre de mieux en mieux à se protéger des effets du marché.  Là où les employeurs sont rares, notamment dans les zones plus rurales, il est facile pour eux de fixer les salaires vers le bas – surtout quand déménager vers des destinations offrant plus d’opportunités professionnelles représente un risque ou un coût trop important. Parfois, les employeurs s’entendent entre eux pour offrir de bas salaires auxquels les travailleurs ne peuvent échapper, comme l’ont fait certains hôpitaux au détriment des infirmières.

Ce mouvement est aggravé par la concentration accrue du capital. Les plateformes comme Amazon jouissent de quasi monopoles. Quand un concurrent monte, elles peuvent le racheter, comme Facebook avec Instagram.

Une spécificité étasunienne

Jusqu’ici, rien ne semble particulièrement propre aux États-Unis : il s’agit de la tendance globale du capitalisme des dernières décennies. Pourtant, les auteurs arguent que le phénomène des morts de désespoir n’est pas observé – en tout cas pas encore – en Europe. Mais le système étasunien présente des faiblesses qui, selon eux, expliquent cette différence.

En premier lieu, bien sûr, il y a la faiblesse du système de santé. Les auteurs partent d’un constat : le système de santé américain est extrêmement inefficace. Bien qu’étant le plus cher du monde, l’espérance de vie demeure médiocre pour un pays développé. Si les dépenses de santé par habitant étaient ramenées au niveau de la suisse, les États-Unis économiseraient 1 000 milliards de dollars par an. La faute, pour les auteurs, au modèle privé. Les cadres des hôpitaux se versent des salaires très excessifs. Un numerus clausus agressif permet aux médecins d’entretenir une rente de situation qui leur assure des salaires deux fois supérieurs à la moyenne des pays de l’OCDE – tout en les rendant plus rares et donc difficiles d’accès.

Les entreprises pharmaceutiques vendent les médicaments à des prix mirobolants, parfois grâce à des brevets sur des altérations mineures des formules chimiques.

Figure 3. Espérance de vie à la naissance (en années) en fonction des dépenses de santé par habitant (en dollars) au cours du temps, par pays. Le système américain est le plus inefficace des pays développés. © Deaths of Despair and the Future of Capitalism

En outre, le privé introduit des coûts supplémentaires. L’industrie de la santé dépense des fortunes en lobbying pour maintenir sa situation de rente (576 millions de dollars en 2018), ainsi qu’en publicité. Anne Case et Angus Deaton rappellent qu’en 2017, « les hôpitaux ont dépensé 450 millions de dollars en publicité aux États-Unis ».

Ce système, encore une fois, pénalise les moins diplômés dans leur accès à la santé. En 2017, 9 % des américains n’avaient pas n’étaient pas couverts par une assurance. Les autres doivent parfois faire face à des restes à payer considérables.

Par ailleurs, la rapacité et l’agressivité du lobby pharmaceutique ont joué un rôle considérable dans la crise des opioïdes. Les auteurs citent une étude du Los Angeles Times, l’entreprise Purdue Pharmaceutical auraient vendu « entre 30 et 50 milliards de dollars » d’OxyContin, les propriétaires ayant empoché « entre 12 et 13 milliards ». Les fabricants avaient tout intérêt à entraver la lutte contre ce fléau – et ont obtenu des lois dans ce sens.

Une autre particularité des États-Unis est la faiblesse de leur état social. Le modèle est trop peu redistributif pour protéger la classe ouvrière des effets de la mondialisation – bien moins encore que le modèle britannique avec lequel les auteurs proposent une comparaison. Parmi les raisons de cette faible redistribution, ceux-ci pointent la division raciale qui fragilise la cohésion nationale.

Comment en sortir ? Difficile dans un pays où Démocrates et Républicains ont abandonné la classe ouvrière pour défendre les intérêts du capital, et où l’argent gouverne la politique : plus d’un milliard de dollars ont été dépensés dans des campagnes électorales rien qu’en 2018. Anne Case et Angus Deaton tentent quelques préconisations, mais on peine à les voir se réaliser dans un futur proche. Après tout, Joe Biden, président fraîchement élu, promettait en 2019 lors d’une levée de fond dans un hôtel de luxe de New-York que sous sa présidence, « rien ne changera[it] fondamentalement ». La France, victime de la désindustrialisation et des réformes néolibérales, saura-t-elle prendre une autre trajectoire ?

Anne Case, Angus Deaton, Deaths of despair and the future of capitalism, Princeton University Press, 2020


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