Harold Bernat: Entretien pour la sortie d’Asphyxie et Oraison funèbre de la classe de philosophie.

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SOURCE : Blog de Bernat

Entretien avec Kevin-Boucaud Victoire (Marianne) pour la sortie d’Asphyxie et Oraison funèbre de la classe de philosophie.

  • Dans Asphyxie, Harold Bernat débusque les enfumages politico-médiatiques qui minent notre démocratie et déplore l’effondrement de l’esprit critique. Dans Oraison funèbre de la classe de philosophie, il constate la mise à mort de l’enseignement de la philosophie au lycée, pourtant essentielle à ce même esprit critique qui semble s’estomper. Nous l’avons interviewé sur ces deux courts, mais intéressants, essais.

 

  • Marianne : Qu’appelez-vous les « maîtres causeurs » ?

 

  • Harold Bernat :Les « maîtres causeurs » sont exactement ce que Cornelius Castoriadis appelait en 1977, dans un texte intitulé « Les divertisseurs », les idéologues « complémentaires du système dominant ». Ils s’adressent à un public certes restreint mais qui a pour fonction d’orienter les modes intellectuelles en prenant soin de ne pas soulever les problèmes qui fâchent. Ils furent particulièrement en vue à l’acmé du mouvement des gilets jaunes. Comme l’écrit Castoriadis, ces discours fonctionnent « pour qu’il ne soit pas parlé des problèmes effectifs, ou pour que ceux-ci soient déportés, recouverts, distraits de l’attention du public. »Ce sont des divertisseurs car ils font diversion. Il ne faut pas oublier que le terme diversion peut recevoir un sens militaire, le missile leurre.
  • Ainsi, Eric Fottorino, dans un article de la revue Le 1 intitulé « Disputatio » (Le1Peut-on encore débattre ?, septembre 2020) valorise ladisputatio qui « rappelle, dit-il, les principes anciens dans la Sorbonne médiévale : cultiver le goût du désaccord à travers des joutes oratoires où chacun devait défendre une thèse imposée qui l’obligeait à penser à la place d’autrui ». Les éditorialistes et autres philosophes en vue, que je nomme dans Asphyxie « maîtres causeurs » occupent en effet exactement cette fonction, celle des clercs du XVIe siècle qui, par la mise en scène de leur disputatio savante, signifient au peuple (laos) qu’il est inapte à se forger un discours éclairé. Comme le notent judicieusement Vincent Azoulay et Patrick Boucheron dans Le mot qui tue, Une histoire des violences intellectuelles de l’antiquité à nos jours (Champ Vallon, 2009) il s’agit bien d’une dépossession. Rappeler la disputatio, le fameux débat des clercs contre la vulgaire polémique des laïcs, est une façon de les déposséder de leur parole publique.

 

  • Les « maîtres causeurs » sont les dépositaires, au nom d’un pluralisme qui ne résiste pas à l’épreuve des faits (qui a accès aux plus grands canaux de communication), d’une parole supposée légitime sur les questions sociales et politiques. Le reste est déversé dans le grand fourre-tout de la réaction, Internet et les réseaux sociaux servant d’exemples repoussoirs pour montrer ce que n’est pas un bon débat, ce que n’est pas une parole légitime. Les « maîtres causeurs » parlent pour que ceux qui pensent à côté soient inaudibles et d’emblée illégitimes.

 

  • Vous critiquez le « Grand débat » qui relève selon vous de l’enfumage. Pourquoi ?

 

  • C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre la stratégie du pouvoir en place dans cette séquence particulièrement grossière, voire grotesque, de manipulation collective : « le grand débat national » fin 2018, début 2019. Il s’agissait avant tout d’un dispositif médiatique de saturation et d’occupation de la parole publique par le président de la République et sa petite armée de communicants en réponse à une crise de légitimité majeure. Ce dispositif repose sur une crédulité entretenue : des fondés de pouvoir du capital, banquiers de leur état, auraient quelque chose à faire de cahiers de doléances rédigés ici ou là après un « débat » ? Cette fable étonnante repose sur la croyance selon laquelle le peuple aurait encore un quelconque pouvoir décisionnaire dans une situation où une toute petite minorité socioprofessionnelle, ayant parfaitement conscience de sa classe, très concentrée et supposée experte, entend bien régenter sans retour l’ensemble du corps social. Nous vivons dans l’illusion du consensus démocratique, dans l’illusion d’une réciprocité des discours en vue de l’élaboration d’un intérêt commun.

 

  • Ce temps est révolu (a-t-il d’ailleurs déjà été actuel ?) dans une situation où le capital cogère désormais ouvertement les institutions publiques avec les représentants bien souvent cooptés. Le piège se referme, c’est d’ailleurs la raison d’être de ce dispositif cynique, quand la menace se fait entendre : celui qui ne veut pas le débat est un violent. Il est de ce fait anti-démocrate. Ce qui est passé sous silence n’est autre que la violence symbolique parfaitement assumée d’un monologue présidentiel qui se voudrait « débat ». Il s’agit de faire parler l’autre, l’adversaire social, dans un dispositif qui lui retire d’emblée toute parole effective. Ce n’est pas directement un dispositif de censure mais de dissuasion. C’est plus fin et beaucoup plus pervers. Cela fonctionne comme le missile leurre dont parlait Castoriadis en 1977 avec derrière lui l’éternel chantage au Bien. Un assourdissant silence se fait entendre dès que la parole émise ne joue plus ce jeu-là qui est le seul possible, celui d’une disputatio entre clercs autoproclamés qui doit tenir lieu de spectacle pour tous.

 

  • Selon vous, le marxisme a été remplacé par « la morale provisoire » dans le monde intellectuel. Qu’entendez-vous par-là ?

 

  • Là encore ce mouvement n’est pas récent. Par marxisme, il faudrait plutôt entendre critique provenant d’un travail inauguré par Karl Marx qui consiste à comprendre historiquement les pensées politiques en les situant dans des rapports de force induits par le capitalisme, l’exploitation économique et la lutte des classes. Il ne s’agit pas de placer le « marxisme » au-dessus de tout soupçon mais de soupçonner radicalement ceux qui refusent de comprendre qu’une pensée critique (celle de Marx n’échappe d’ailleurs pas à cette règle) est toujours prise dans des déterminations sociales et historiques qui nous interdisent de faire comme si nous pouvions penser sans elles.

 

  • Les fameuses « morales provisoires » sont des maximes sans pratiques qui dissocient la pensée et le faire, sans visée collective, des jugements mondains souvent ridicules (« Les gilets jaunes ont obtenu beaucoup de choses, plus que tout le mouvement syndical au XXe siècle », Raphaël Enthoven chez Hanouna, avril 2019), des condiments à consommer sur place. Il va de soi qu’il n’existe quasiment plus d’espace pour critiquer publiquement de tels divertissements qui ne sont jamais sans effets politiques à partir du moment où ils peuvent se prévaloir des plus grands canaux de diffusion.

 

  • En quoi la « critique sociale » est importante pour la démocratie ?

 

  • La démocratie n’est pas simplement un ensemble de dispositifs institutionnels et de pratiques politiques mais un état social. Nous vivons, là encore, dans l’illusion, en grande partie fétichiste, que nous pouvons concilier n’importe quelles pratiques sociales, n’importe quelles formes d’exploitation économiques, avec une forme politique abstraite qui se nommerait par usage et extension d’usage « démocratie ». La critique sociale c’est avant tout comprendre que la critique n’a de sens qu’à être socialisée. Si elle ne devient pas une force sociale agissante, qu’est-elle ? Une posture ? Un jugement détaché ? Un beau trait d’esprit ? C’est ici que nous retrouvons d’ailleurs la misère de cette philosophie médiatique hors sol capable de faire référence au « ressentiment » chez Nietzsche pour expliquer un mouvement social sur les conditions de travail.

 

  • Ce baratin lettré trahit aussi bien Nietzsche (ce qui est un moindre mal) que la réalité sociale qui lui fait face, irréductible pour la causerie car pratique et politique, en acte. J’appelle d’ailleurs « peuple » dans Asphyxie, ce qui existe collectivement en résistance au pouvoir de statuer à sa place. Nous pourrions parler aussi de souveraineté au sens politique du terme.

 

  • Vous regrettez dans Oraison funèbre de la classe de philosophie la disparition des séries littéraires et la disparition programmée de l’enseignement de la philosophie. Pourquoi ?

 

  • La disparition de la série littéraire est un fait, celle de la philosophie un horizon quand la pratique de la critique s’évanouit peu à peu. Je ne peux pas terminer cette discussion sans rendre hommage à Samuel Paty. Il n’était pas professeur de philosophie mais le problème est le même. La laïcité est une puissance d’émancipation critique et politique, en particulier pour les populations les plus dominées socialement. C’est aussi pour cette raison que sa défense ne relève pas du conservatisme culturel étriqué. Ce n’est même pas une Valeur (les majuscules s’érigent quand les contenus s’évaporent) mais une pratique, ce n’est pas un objet d’enseignement mais une disposition dans le savoir et face au savoir. D’un côté des gorges chaudes sur les « valeurs de la République », de l’autre un plan social qui touche particulièrement les enseignants de philosophie. C’est cela le bilan réel du pseudo « président philosophe ».

 

  • Attaquer l’esprit critique c’est attaquer la laïcité et derrière elle le laos, le peuple agissant dont nous parlions à l’instant. Les clercs du spectacle, ceux qui débattent entre eux, ne supporteraient pas très longtemps qu’une pratique critique et politique socialement située s’affirme. La laïcité, au sens où je l’entends, se confond avec le libre usage de la pensée, celui qui fait des citoyens et des hommes libres, pas des causeurs adaptés qui cognent dès que la critique raisonnée devient autre chose que le faire-valoir de leur petite raison sociale.

* Harold Bernat, Asphyxie : Manuel de désenfumage pour notre temps,L’Escargot, 176 p., 15 euros

* Harold Bernat, Oraison funèbre de la classe de philosophieAtlantiques déchaînés, 12,90 euros


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