Inde. Les protestations des agriculteurs replacées dans un contexte international

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SOURCE : A l'encontre

Par Utsa Patnaik

Le mouvement massif des paysans pour l’abrogation des trois lois agricoles [1] qui les concernent de près – mais qui ont été adoptées à toute vapeur et sans les consulter, entre le 17 et le 20 septembre par les deux Chambres – est entré dans son deuxième mois de mobilisation générale [cette grève générale, que traduit le terme de Barath Band, a commencé le 26 septembre].

Cette mobilisation revêt une importance historique. Il ne s’agit pas seulement des prix de soutien minimums pour les biens produits, mais aussi de la survie de l’ensemble du système des marchés publics et de la distribution des céréales alimentaires [2]. Si la viabilité économique de la production de céréales alimentaires dans le nord de l’Inde – le grenier à grains du pays – n’est pas assurée, aucune continuité ne peut être garantie pour le système d’achat et de distribution publics qui, malgré ses divers inconvénients, continue à fournir un minimum de sécurité alimentaire à un grand nombre de nos concitoyens.

Le retour à l’époque coloniale

Les pays industriels du Nord, à savoir les États-Unis, le Canada et l’Union européenne (UE), ne peuvent pas produire les cultures tropicales et subtropicales très demandées par leurs propres consommateurs, alors qu’ils disposent de montagnes de céréales et de produits laitiers excédentaires, les seuls biens que leurs terres de monoculture sont capables de produire pour des raisons climatiques. Ils doivent donc trouver des marchés d’exportation pour ces produits. Depuis plus de deux décennies, ils exercent une pression incessante sur les pays en développement pour qu’ils renoncent à leurs propres systèmes de marchés publics. Ils insistent pour que ces pays achètent les céréales alimentaires dont ils ont besoin aux pays avancés, tout en détournant leurs terres consacrées à la production de cultures vivrières vers l’agriculture contractuelle [3] de cultures d’exportation que ces pays industriels veulent obtenir mais ne peuvent pas produire eux-mêmes. En bref, ils veulent un retour au scénario économique de la période coloniale.

Des dizaines de pays en développement, allant des Philippines au milieu des années 1990 au Botswana (Afrique) une décennie plus tard, ont succombé à cette pression. Ils en ont payé le prix lorsque, avec le détournement rapide des céréales vers la production d’éthanol aux États-Unis et dans l’UE, les prix mondiaux des céréales ont triplé en quelques mois à partir de la fin 2007. Trente-sept pays nouvellement dépendants des importations ont connu des émeutes de la faim, et les populations urbaines ont été poussées dans une plus grande pauvreté.

La sécurité alimentaire des pays en développement est une question bien trop importante pour être laissée au marché mondial, mais les attaques incessantes contre leurs stocks publics de céréales pour assurer la sécurité alimentaire se poursuivent. L’Inde a à peine réussi à se relever du gouffre d’il y a dix ans: les prix d’approvisionnement ont été considérablement augmentés, après avoir pratiquement stagné au cours des six années précédant la flambée des prix de 2008. La production céréalière du Pendjab [un des centres de la mobilisation paysanne] a de nouveau augmenté, alors qu’elle était presque stagnante. Cela s’est produit à mesure que la viabilité économique de la production s’améliorait. Mais la consommation des céréales alimentaires ne s’est pas améliorée en raison, entre autres, de l’exclusion continue de nombreux pauvres du droit à l’obtention des cartes de rationnement pour ménages se situant «au-dessous du seuil de pauvreté» [les cartes attribuées aux ménages «en dessous de la ligne de pauvreté» (BPL) leur permettent d’obtenir entre 25 et 35 kg de grains par mois; les ménages considérés comme les «plus pauvres des pauvres» peuvent obtenir 35 kg par mois].

De plus, s’est «ajoutée» la crise provoquée par la démonétisation de 2016 [la suppression des coupures de 500 et 1000 roupies – 86% de l’argent en circulation– a abouti à une rareté des nouveaux billets dans les campagnes: dès lors, de très nombreux agriculteurs n’ont pas eu assez d’argent liquide pour acheter les semences, les engrais et les pesticides nécessaires à la récolte d’automne-printemps, les plongeant dans la misère]. Dans la foulée est intervenue la pandémie de 2020, avec le chômage de masse qui l’a accompagnée, ce qui a réduit la demande globale à un niveau historiquement bas.

Un exemple de commerce déloyal

Nos agriculteurs ont été exposés, sans rime ni raison, à un commerce déloyal et à la volatilité des prix mondiaux qui les a plongés dans des dettes non remboursables et dans le désarroi – dans un village du Pendjab, on a même vu 59 veuves d’agriculteurs se suicider. [Entre 1995 et 2019, le National Crime Records Bureau of India a signalé qu’au total 296’438 agriculteurs indiens s’étaient suicidés depuis 1995. En 2019, 10’281 personnes travaillant dans le secteur agricole se sont suicidées, ce qui est largement dû à l’augmentation du niveau d’endettement et à la «faiblesse» des revenus.]

Le commerce avec le Nord est injuste, car les pays avancés ont converti, au milieu des années 1990, leurs propres mesures de soutien des prix en subventions massives accordées sous la forme de transferts directs, en espèces, à leurs propres agriculteurs, transferts qu’ils ont inscrits de façon éhontée dans l’Accord sur l’agriculture [datant de 1994, il s’inscrit dans la création de l’Organisation mondiale du commerce] comme «non soumis à des engagements de réduction» [deux «boîtes» sur trois de l’Accord sur l’agriculture n’imposent pas une réduction de la production liée aux transferts publics].

L’Inde et d’autres pays en développement ont signé l’Accord sans avoir la moindre idée des implications de ces «petits caractères». Pour les États-Unis, les transferts directs en espèces qu’ils accordent à leurs 2,02 millions d’agriculteurs – transferts qui représentent la moitié ou plus de la valeur de leur production agricole annuelle – ne représentent que 1% de leur budget. Pour l’Inde, plus de 50% de l’ensemble du budget annuel du gouvernement central serait nécessaire pour transférer ne serait-ce qu’un quart de la valeur de la production agricole annuelle à nos 120 millions d’agriculteurs, ce qui est une impossibilité économique et serait un cauchemar administratif.

A propos d’un prix raisonnable

Les agriculteurs ont clairement fait savoir qu’ils ne veulent pas une petite cagnotte. Tout ce qu’ils veulent, c’est un prix raisonnable pour les cultures vivrières qu’ils produisent pour la population, afin de pouvoir couvrir les coûts de production et vivre à un niveau modeste. Dans le contexte indien, seul est possible le système de soutien des prix [pour les biens vendus sur les marchés «locaux», les mandis, qui certes sont insuffisants en nombre, en distribution régionale et concernent avant tout le riz et le blé; le prix minimum est souvent trop bas et les détournements nombreux].

Si l’épuisement des eaux souterraines au Pendjab [et dans l’Haryana] est un réel problème [suite à la monoculture chimique, en particulier du riz], la solution réside dans l’introduction de pratiques agronomiques améliorées telles que le Système de riziculture intensive qui permet d’économiser l’eau [avec cette technique, le sol des rizières doit être maintenu humide plutôt que continuellement saturé], et non dans la réduction de la production de riz. On ne se coupe pas la tête à cause d’un mal de tête.

Ce sont précisément ces prix de soutien aux cultures qui avaient été délibérément soumis par les pays avancés à des règles de calcul totalement arbitraires et absurdes dans l’Accord sur l’agriculture. En mai 2018, les États-Unis ont porté plainte contre l’Inde auprès de l’Organisation mondiale du commerce, arguant que le «prix de référence» pour le calcul du prix de soutien était le prix mondial moyen d’une récolte de 1986 à 1988. Ils l’avaient converti en roupies au taux de change en vigueur à l’époque, à savoir 12,5 roupies pour un dollar. Ainsi, le prix de soutien indien par quintal pour le riz et le blé en 2013-14 aurait dû être, selon eux, au maximum de 235 roupies [riz] et 354 roupies [blé], respectivement! Or, les prix de soutien réels étaient de 1348 roupies et 1386 roupies. La différence, plus de 1000 roupies par quintal, a ensuite été multipliée par la production totale de riz et de blé en 2013-14. Elle et est arrivée à 77% et 67% de leur valeur de production. Dès lors, selon les États-Unis, il s’agit là d’un soutien accordé en violation flagrante des 10% autorisés!

En outre, il y a deux mois, les États-Unis ont envoyé de nouvelles questions à l’Inde. Toutes sortes de règles malhonnêtes et absurdes avaient été introduites dans l’Accord sur l’agriculture afin de court-circuiter les pays en développement crédules. Nos agriculteurs sont parmi les producteurs aux coûts les plus bas du monde, et les prix de soutien en 2013-14, calculés au taux de change moyen alors en vigueur de 60,5 roupies pour un dollar [et non pas de 12,5 roupies], étaient bien inférieurs aux prix mondiaux, ce qui signifie que le soutien réel était négatif.

Une bonne évaluation

La compression actuelle de la demande mondiale signifie que les prix du blé et du riz se situent à des niveaux historiquement bas. Or, les subventions agricoles des pays avancés sont à des niveaux historiquement élevés. Dès lors, leur intention de déverser leurs céréales à bas prix sur nos marchés s’est intensifié. Si nos agriculteurs protestataires ont correctement identifié les grandes firmes nationales indiennes comme bénéficiaires potentielles des nouvelles lois sur la commercialisation auxquelles ils s’opposent, les firmes agroalimentaires étrangères représentent un danger tout aussi grand [voir à ce propos l’article publié sur ce site en date du 12 décembre 2020].

Les agriculteurs ont déjà fait l’expérience de l’agriculture contractuelle avec des entreprises agroalimentaires étrangères au Pendjab et en Haryana. Ils disent clairement qu’ils ne souhaitent pas traiter avec des sociétés privées puissantes et sans visage qui renient les contrats de prix et de quantité quand cela les arrange. Malgré toute leur inefficacité et leurs retards de paiement, ils préfèrent vendre aux agents du gouvernement aux prix de soutien minimums stipulés. Ils ont tout à fait raison de penser que la déréglementation des marchés telle que prévue par les nouvelles lois, et l’entrée d’entreprises commerciales, qui ne seront pas seulement indiennes mais aussi étrangères, signifient un sérieux affaiblissement de tout le système des marchés publics et des prix de soutien minimums.

La poussée de l’«énergie verte»

De nombreux intellectuels indiens affirment que l’importation de céréales subventionnées du Nord profitera aux consommateurs pauvres du pays. Ils oublient qu’il existe une opinion de plus en plus forte en faveur de l’«énergie verte» dans les pays avancés, poussant à une conversion encore plus importante des céréales en éthanol. Par conséquent, les importations initiales de céréales à bas prix, si elles sont autorisées aujourd’hui, non seulement détruiront nos agriculteurs, mais feront bientôt place à un scénario de flambée des prix et de détresse urbaine, comme l’ont connu les pays en développement contraints de dépendre des importations. Quiconque se préoccupe de nos agriculteurs et de nos consommateurs pauvres doit soutenir les revendications des agriculteurs contre les machinations des élites commerciales locales et mondiales. (Cet article a été publié à l’origine dans The Hindu, en date du 30 décembre 2020 ; traduction rédactio A l’Encontre)

Utsa Patnaik est professeur émérite à l’Université Jawaharlal Nehru. New Delhi.

__________

[1] Les trois lois passées par le gouvernement Modi impliquent une libéralisation massive du secteur agricole. Elles modifient «l’application des zones commerciales» – autrement dit les marchés (achat et vente) régulés par l’Etat. Le commerce électronique des produits agricoles crée un marché dont la dimension échappe aux acteurs traditionnels des Etats, ouvrant grande la porte aux grands acteurs nationaux et transnationaux de l’agroalimentaire. Des denrées (céréales, légumineuses, huiles alimentaires, oignons) sont retirées des listes qui assuraient l’encadrement des prix et volumes d’achat. La seconde loi crée un nouveau cadre pour l’agriculture contractuelle (voir note 3). La troisième a trait à une réglementation possible en cas de famine ou de guerre. (Réd.)

[2] A partir du 5 janvier 2021, après diverses négociations sans résultats, les diverses organisations paysannes exigent la convocation d’une session spéciale du Parlement pour abroger les lois agricoles. Faire du prix de soutien minimum et des achats publics de récoltes un droit légal reconnu. Fixer les prix minimums de soutien à 50% au-dessus du coût moyen de production. Réduire le prix du diesel pour usage agricole. La libération des fermiers arrêtés. Le retrait de toutes les poursuites contre les dirigeants agricoles. (Réd.)

[3] L’agriculture contractuelle peut être définie comme un «accord» entre des agriculteurs et des entreprises de transformation et/ou de commercialisation – entre autres des transnationales comme Nestlé, Pepsi-Cola, Bayer, Singenta – pour la production de produits agricoles, et souvent d’intrants, dans le cadre de contrats à terme, souvent à des prix prédéterminés. Avec la nouvelle loi, les géants de l’agroalimentaire peuvent acheter autant de stocks qu’ils le veulent et les fermiers ne peuvent plus contester leurs contrats devant les cours civiles. Cela ouvre la voie à toutes les manipulations de cours.» (Réd.)


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