“De toute évidence, la stratégie vaccinale française se fracasse contre le mur du réel”

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SOURCE : Europe Solidaire

L’exécutif n’a pas bien anticipé les questions de transport et de réception des doses, ni les contraintes de stockage, estime le professeur de logistique Aurélien Rouquet.

Lorsqu’on élabore une stratégie, il est crucial d’intégrer les contraintes logistiques. Si l’on ne le fait pas, le risque est de voir cette stratégie, une fois mise en œuvre, se fracasser contre le mur du réel. De toute évidence, c’est ce qui arrive à la stratégie vaccinale française, conçue par la Haute Autorité de santé (HAS) et mise en œuvre depuis dix jours par le gouvernement.

Sur le papier, la stratégie proposée par la HAS a consisté, face à des vaccins dont on savait qu’ils seraient initialement en nombre limité, à définir des publics prioritaires. Pour cela, les experts se sont basés sur deux critères de priorisation : « Le risque de faire une forme grave du Covid-19 et le risque d’exposition au virus. »

 La priorité aux résidents des Ehpad

Cela les a conduits à proposer une stratégie fondée sur cinq phases successives. La première, dont le déploiement a commencé, devait cibler les résidents et personnels des Ehpad [établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes]. La deuxième phase prévoyait d’étendre la vaccination aux plus de 65 ans, ainsi qu’à certains soignants. Enfin, trois autres phases étaient prévues afin d’étendre peu à peu la vaccination, qui devait se conclure avec le public le moins à risque : les plus de 18 ans sans comorbidité.

Une telle stratégie peut bien sûr trouver des arguments sur le plan sanitaire. Même si d’autres pays ont fait des choix différents, il paraît a priori légitime de donner la priorité aux résidents des Ehpad, qui ont payé un lourd tribut au Covid-19, et que nous devons protéger, ainsi qu’au personnel médical correspondant. Cependant, déployer un vaccin au sein de plus de 10 000 Ehpad répartis sur tout le territoire est évidemment complexe. Cela l’est d’autant plus que le seul vaccin disponible pour l’instant, celui de Pfizer-BioNTech, doit être conservé à − 70 °C. En dix jours, seules quelques centaines de personnes ont ainsi été vaccinées, et la mise en œuvre de la vaccination dans tous les Ehpad va de toute évidence prendre des semaines.

 Un stock de doses dans les congélateurs

Pourtant, plus de 500 000 doses ont déjà, fin décembre, été livrées par Pfizer-BioNTech, et selon le porte-parole du gouvernement, 500 000 doivent arriver chaque semaine de janvier. Ainsi, des centaines de milliers de doses dorment actuellement dans des congélateurs ! Sur le plan sanitaire, l’enjeu est pourtant aussi de déployer le plus vite possible les vaccins ! Plus le nombre de personnes vaccinées augmentera, plus on sera en mesure de ralentir la circulation du virus ! Ainsi, un critère qui aurait dû être intégré dans la stratégie vaccinale est la capacité à utiliser le plus vite possible les doses disponibles lorsqu’elles arrivent (tout en gardant bien sûr un stock de sécurité afin de faire face aux aléas qui peuvent survenir).

Alors qu’il était clair que la vaccination de tous les résidents des Ehpad allait prendre beaucoup de temps, la bonne stratégie consistait donc à prévoir en parallèle un autre flux logistique afin de pouvoir écouler au plus vite les vaccins au fur et à mesure qu’ils sont livrés. Au vu des contraintes de stockage qu’impose le vaccin Pfizer-BioNTech, la stratégie aurait dû prévoir la création de centres de vaccination ou « vaccinodromes », comme l’ont fait d’autres pays, et préciser quel public devrait y être vacciné en priorité.

« Comme pour les masques, la mise en place des tests, du traçage des cas, le vrai problème, c’est encore et toujours que la logistique n’a pas été associée à la conception de la stratégie ! »

Face à la faillite de sa stratégie, qui est apparue rapidement aux yeux de tous, l’Etat a d’abord défendu que sa lenteur était « assumée » et visait à rassurer une population française comportant de nombreux antivaccins. Comme au temps des masques, qui, lorsqu’ils manquaient, étaient jugés par lui inutiles, le gouvernement a ainsi essayé de cacher par une communication maladroite une faillite logistique. Très vite, la stratégie qui avait été élaborée par la Haute Autorité de santé a cependant été jetée à la poubelle. Faisant fi des cinq phases qui avaient été définies, le ministre de la santé, Olivier Véran, a étendu dès le 31 décembre la vaccination aux soignants de plus de 50 ans, puis expliqué, le 5 janvier, qu’elle serait aussi bientôt ouverte à toutes les personnes de plus de 75 ans. Il a aussi annoncé la mise en place de centres de vaccination dans les grandes villes pour le début du mois de février. Enfin, il a été décidé de créer un comité citoyen qui sera associé à la « conception de la stratégie vaccinale ».

Peut-on sérieusement penser qu’un peu de démocratie participative est ici la solution ? Car, comme pour les masques, la mise en place des tests, du traçage des cas, le vrai problème, c’est encore et toujours que la logistique n’a pas été associée à la conception de la stratégie ! Ainsi, si la stratégie vaccinale de la HAS est mauvaise, c’est qu’elle n’a pas considéré les questions logistiques. Le cadrage stratégique de 51 pages ne mentionne ainsi qu’une fois le terme de « logistique », et encore, pour dire que des clusters ont été identifiés au sein « de services logistiques ».

Faut-il s’en étonner quand, parmi les membres du groupe de travail, on ne trouve que des médecins et pour seul représentant des sciences humaines et sociales un sociologue ? Par ailleurs, si le gouvernement a été incapable de voir que la stratégie proposée allait conduire à la faillite que l’on sait, c’est qu’il ne dispose pas des savoirs logistiques nécessaires. S’il existe bien sûr au sein de l’Etat des personnes spécialisées dans ce domaine, celles-ci semblent reléguées à l’arrière-plan. Les éléments logistiques ne sont de fait pas bien pris en compte dans les décisions, et perçus comme des questions d’intendance faciles à résoudre. On est d’ailleurs bien en peine au sein du gouvernement d’identifier une personne chargée de ces questions, alors pourtant que, dans cette crise, la logistique est clé.

 Puiser dans le vivier de chercheurs

Le plus rageant, c’est que les savoirs logistiques nécessaires sont disponibles, et que les acteurs qui les détiennent sont prêts à se mettre au service du gouvernement ! Le 24 novembre, dans un communiqué de presse, l’association France Supply Chain, qui réunit les responsables de la logistique de la plupart des entreprises, proposait son aide au gouvernement, et suggérait la création d’un comité « Supply Chain Vaccin ». Pourquoi donc son appel n’a-t-il pas été entendu ? De la même manière, de très nombreux chercheurs en logistique existent en France, et seraient, j’en suis sûr, prêts à mettre leur expertise au service de l’Etat (car oui, la logistique est une science, et précisément l’une des disciplines des sciences de gestion, avec ses chercheurs, ses revues scientifiques, etc.).

On attribue souvent au général de Gaulle la phrase « l’intendance suivra », qu’il niera avoir prononcée. Ce qui est sûr, c’est qu’il écrivit dans ses Mémoires que c’est « en respectant la logistique » que « le général Eisenhower mena jusqu’à la victoire la machinerie compliquée et passionnée des armées du monde libre ». Il est temps que cette logistique soit respectée.

Aurélien Rouquet
Professeur de logistique



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