Agroécologie et capitalisme ne sont pas conciliables

AVANT-PROPOS : les articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » ne représentent pas les positions de notre tendance, mais sont publiés à titre d’information ou pour nourrir les débats d’actualités.

SOURCE : Reporterre

Agroécologie et capitalisme ne sont pas conciliables

L’agriculture capitaliste et l’agroécologie ne font pas bon ménage, rappelle l’auteur de cette tribune. Quand la première mise sur le profit et le tout-technique, la seconde parie sur l’observation et l’intelligence du milieu pour fructifier, et repose sur des exploitations familiales durables et diversifiées.

Jonathan Dubrulle est étudiant en agriculture comparée et développement agricole à AgroParisTech.


Lundi 4 décembre 2020, les responsables de la ferme dite des Mille vaches (Somme) ont annoncé l’arrêt de son activité laitière début 2021, en raison notamment de la réorientation de la coopérative belge chargée de la collecte. Un gros échec pour l’agriculture capitaliste, modèle incompatible avec la transition agroécologique. Explications en trois points.

Profit immédiat ou agroécologie : deux conceptions du temps

L’agriculture capitaliste se caractérise par une dissociation entre travail et capital. Contrairement à l’agriculture familiale, où l’agriculteur apporte capital et force de travail, le détenteur de capitaux n’est pas celui qui fournit la force de travail sur l’exploitation. Au contraire, il achète celle des autres (les salariés agricoles), sur laquelle il capte un profit. Si l’on peut retrouver de forts investissements dans certaines exploitations familiales (à l’image des farmers américains), l’objectif est avant tout de réaliser un revenu agricole pour subvenir aux besoins de la famille, et non un profit capté par des actionnaires. Le retour sur investissement attendu par le détenteur des capitaux nécessite de dégager des profits immédiats, a minimaéquivalents au taux de profit rencontré dans d’autres secteurs d’activité. Cela induit donc des choix court-termistes, position incompatible avec la vision de long terme demandée par l’agroécologie.

En effet, les bénéfices procurés par l’agroécologie sont souvent différés. La diversification des cultures et l’allongement des rotations limitent la pression des pathogènes et des ravageurs, mais il faut néanmoins patienter de cinq à dix ans pour obtenir des résultats significatifs. Le relèvement du taux de matière organique dans le sol améliore sa réserve utile, soit la quantité d’eau qu’il retient, donc limite sa vulnérabilité à la sécheresse ; mais là encore, cela demande plusieurs années. La plantation de haies permet des transferts verticaux de fertilité, grâce à la chute des feuilles qui constituent une précieuse source de matière organique. De même, la haie limite l’exposition des cultures au vent, mais il faut attendre que les arbres poussent.

Spécialisation capitaliste contre diversification agroécologique

Le visage de l’agriculture capitaliste comporte d’autres facettes. Le profit n’est pas dégagé par un accroissement de la valeur ajoutée par hectare, animal ou actif, mais par une augmentation de la superficie et de la taille du cheptel dont peut s’occuper un actif. Cela nécessite d’importants investissements dans des moyens de production de grande dimension (robot de traite, automoteur de traitement, etc.), où l’on substitue du capital au travail.

Ces équipements sont rarement polyvalents, d’où de fortes incitations à se spécialiser pour saturer ce capital fixe. Par exemple, l’achat d’un ou plusieurs robots de traite va de pair avec l’accroissement de la taille du cheptel de vaches laitières, dans l’espoir de réaliser des économies d’échelle pour réduire le coût de production unitaire. Il faut ensuite écouler ces volumes, d’où la dépendance à des circuits de collecte et de distribution de grande capacité, qui répondent à des standards industriels, et aussi de commerce international s’ils sont exportés. Cette logique de fonctionnement induit la spécialisation des exploitations, aux antipodes de la plus grande diversification demandée par l’agroécologie.

Une production locale d’amandes dans le Gard : les engrais sont à base d’algues, la tonte est faite par les moutons.

Au contraire de cette spécialisation, l’agroécologie repose notamment sur les complémentarités entre les milieux (par exemple, des prairies entourées de haies aux côtés de terres cultivées), les espèces (blé plus pois ou vesce [1]) et les variétés (notamment plusieurs variétés de blé semées ensemble au sein d’une même parcelle). Une complexification qui permet de diminuer la pression des pathogènes et ravageurs.

Elle offre également une diversité d’habitats pour la faune et la flore, et favorise les relations auxiliaires telles que la pollinisation ou la défense contre certains pathogènes et ravageurs. Ce qui n’est pas le cas lorsque les économies d’échelle induisent la concentration d’animaux au même endroit et l’homogénéisation de l’espace cultivé.

L’agroécologie : un contrat entre l’humain, la terre et l’animal

La rationalisation du travail est une autre corde à l’arc de l’agriculture capitaliste. Le centre de décision est généralement dissocié du centre d’exécution. Le travail est divisé entre les agronomes ou les gestionnaires et les chauffeurs de tracteur, vachers et agents de maintenance ; tous plus ou moins spécialisés dans un petit nombre d’opérations.

À cette division du travail s’ajoute une logique de « flexibilité », où la sous-traitance est privilégiée. De fait, de nombreuses tâches sont externalisées (celles réalisées par des entreprises de travaux agricoles ou de lavage-désinfection des bâtiments d’élevage). Dans ces circonstances, comment permettre la nécessaire observation de fins équilibres bio-physico-chimiques pour adapter ses pratiques à l’environnement (et non l’environnement à ses pratiques) ?

Un agriculteur qui observe la nature est un agriculteur qui la comprend. Cela demande du temps, n’est pas forcément planifiable à l’avance ni conciliable avec une forte augmentation des volumes par actif. Le centre de décision et le centre d’exécution sont alors imbriqués, ce qui permet d’adapter en permanence ses pratiques aux évolutions de l’environnement (structure du sol, portance des prairies, etc.). Cela nécessite un vrai contrat entre l’humain, la terre et l’animal ; plutôt que de considérer ces deux derniers comme des supports de production.

La posture d’agriculteur-observateur diffère d’une situation où le travail est divisé entre l’agronome et le salarié agricole.

Prenons l’exemple de l’observation attentive du rythme de croissance de l’herbe. Celle-ci permet de ne pas exposer au pâturage trop tôt des graminées et légumineuses prairiales ; ou encore d’éviter un pâturage trop ras, qui risquerait de dégrader l’état de la prairie. Cette posture d’agriculteur-observateur diffère d’une situation où le travail est divisé entre l’agronome, qui construit un calendrier de pâturage plus ou moins théorique, et le salarié agricole, qui sort les bêtes au pré (même s’il est compétent pour évaluer la qualité de la ressource fourragère). Ce sont bien l’observation et l’implication qui font l’agriculture de précision, et non une batterie de gadgets connectés.

Agroécologie et agriculture capitaliste ne semblent pas conciliables. La transition vers des pratiques agricoles plus respectueuses de l’environnement ne peut se concevoir sans imbrication entre travail et capital. C’est pour cette raison que l’agroécologie ne peut se déployer que sur des exploitations familiales durables, diversifiées et finement gérées pour exploiter des agroécosystèmes complexes reposant sur de multiples complémentarités biologiques.

[1La vesce commune est la légumineuse la plus utilisée en interculture, souvent en association avec des graminées, selon l’institut agricole Arvalis.


Articles similaires

Commencez à saisir votre recherche ci-dessus et pressez Entrée pour rechercher. ESC pour annuler.

Retour en haut