La violence de la neige

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SOURCE : Lundi matin

Paris : Retour sur la manifestation contre la sécurité globale

Hier, premier jour de neige à Paris.
A la fenêtre, comme chaque premier jour de neige de chaque année, je m’émeus, et tout s’émeut, retourne à la mémoire primordiale de la saison : l’enfance, ce temps où tu apprends à marcher et où tu ne sais pas encore faire ; l’effort des pas dans la neige et l’espèce de faveur, ce cadeau tombé du ciel, un lit pour se coucher en famille et mourir tout doucement.

La merveille de la neige est symétrique à sa violence. Elle me tient en respect. Elle représente aussi une part importante de l’économie du tourisme français. Depuis quelques jours, les entrepreneurs du ski, les responsables de stations, sont inquiets. Pas sûr que les stations puissent rouvrir. Entre le virus et le réchauffement climatique (qui sont, nous le savons, deux questions absolument séparées), le ski est menacé. Je pensais à cela, tandis que j’arpentais les rues vides et tristes du XIIe arrondissement à Paris, sous la neige. Je me demandais s’il ne serait pas préférable de tout arrêter, pourquoi cette horreur du ski, cette laideur giscardienne instituée, depuis des décennies, je pensais à une amie qui veut y emmener sa famille en février. Et j’ai glissé. A la sortie du métro Faidherbe Chaligny, j’ai cherché instinctivement des gens qui avaient l’air de rejoindre la manifestation. J’ai suivi des gens au hasard, un couple, rue de Chanzy, jusqu’à m’apercevoir qu’ils n’allaient pas où je voulais aller, mais plus probablement à un gouter, une galette entre amis. Ils avaient l’air pressés, c’est pour ça que je les ai suivis mais c’était une erreur, produite par le temps, par les conséquences réelles et imaginaires de la réduction de l’emploi du temps. Au ski, les stations ferment tôt, avant la tombée de la nuit. Les soirées sont longues au chalet, les remonte-pente ferment à 16h. Après on prépare la fondue. Je reprends le téléphone pour m’orienter, je regarde l’heure qu’il est. Il reste trois heures pour la manifestation. Je regarde autour de moi la ville blanche et les rues maudites du XIIe arrondissement, ce grand hôpital abandonné. Il n’y a personne, que des gens qui courent, avec un sac de courses ou une galette à la main. Je débouche sur le boulevard Diderot. Toujours pas de manifestants. Je regarde les autres gens, qui marchent en regardant leurs pieds. Je regarde les corps, les vêtements pour la neige, nos corps de citadins diminués par l’empêchement, le ralentissement, l’impuissance. Je manque encore de tomber. A l’angle du Boulevard Diderot et de l’avenue Daumesnil, des camions et des gendarmes sont postés à tous les croisements, les rues bloquées par des rubans de signalisation. On ne sait pas ce qui est bloqué ou fermé puisqu’il n’y a personne, même pas de voitures qui passent. J’avance seule sur le boulevard Diderot et l’avenue Daumesnil maintenant, seule avec les forces de l’ordre, dans la neige qui commence à fondre, le ciel et le sol se brouiller. L’avenue Daumesnil est absolument vide. Soudain, et très lentement les camions de police se mettent en marche vers Bastille, pour y accueillir les manifestants. Les camions blancs de la police et les bleus de la gendarmerie, à leur suite, très lentement, le moteur éteint on dirait. C’est interminable. Je ne sais pas combien de minutes se sont écoulées pendant que je restais là dans la neige à regarder. Je me suis absentée de moi-même, absorbée par la combinaison de la neige, et de la police dans une image qui revenait. Une image qui ne m’appartient pas. Une image de l’inconscient collectif qui lie le fascisme à la neige – et qui n’a rien à voir avec l’enfance du début, du premier émerveillement.

Je m’adosse contre un mur, sous une arche de la petite ceinture, à l’angle de la rue Traversière et de l’avenue Daumesnil, pour attendre des amis qui arrivent avec le cortège. Je n’entends rien. Pas de voix. Pas de chants. La neige étouffe tous les sons. J’attends, quelques minutes, et je vois arriver d’abord éparse, ensuite plus resserrée, une horde de policiers en armures, cagoulés, boucliers dans une main et lanceur LBD dans l’autre. Pendant une dizaine de minutes, la horde policière a défilé fièrement, en tête de manifestation. Peu à peu, j’ai vu les manifestants se détacher des armures qui encerclaient et pénétraient le corps de la manifestation de part en part. Les manifestants moins nombreux que les policiers qui conduisaient le cortège, le constituaient, exactement. 
Tout dans un grand silence.

Je n’ai pas pu quitter le mur où j’étais adossée. Je les ai regardé passer. Je les ai vus de près. J’ai vu comme ils se tenaient physiquement et comment leurs corps s’exprimaient, la séduction qui les animait. J’ai vu des visages d’hommes et de femmes, souriants. Ils souriaient beaucoup. Ils interpellaient aussi les gens autour, les passants, par une invitation paradoxale, signifiant que l’accès était interdit, qu’on ne pouvait pas passer, mais qu’on pouvait entrer dans la manifestation si on voulait, bien sûr. Quelque chose qui semblait dire : venez donc ! Venir avec qui ? J’ai vu dans ces regards et ces corps un mépris d’un nouveau genre, qui m’était inconnu, qui peut-être me rappelait de loin, celui des plus grands à l’école qui appellent des petits à tomber dans un piège, qui les attirent par leur savoir supplémentaire sur le mal. Une mise en garde qui passe par une invitation, et un défi ; ou bien quelque chose comme la séduction d’un appel au danger, une connivence dans la violence, la tentation pour un désir qui serait implicitement partagé. C’est cela : la police qui manifeste pour humilier la manifestation. La police qui prend la place des manifestants. La police qui singe, qui vampirise même jusqu’à la colère et le désir de l’autre, du manifestant.

C’est sans doute une technique, une politique, depuis quelques semaines, une directive de la préfecture et du ministère. Mais plus crûment sous mes yeux ce jour-là, c’est le spectacle de la police s’appropriant un geste, un élan ; c’est voir la police prendre ce geste, prendre la rue, aller en avant, s’avancer en masse, et rafler la mise, réduisant la manifestation à néant, poussant au bout la caricature médiatique de l’insurrection par une capture d’énergie, le détournement d’un amour.

Ailleurs, on a lancé des boules de neige sur les bataillons.

Mathilde Girard


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