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SOURCE : A l'encontre
Editorial d’Economic&Political Weekly
Ce 26 janvier 2021, le gouvernement Modi organisait la traditionnelle «Republic Day parade» sur la principale avenue de New Delhi, Janpath. Simultanément, les agriculteurs mobilisés depuis des mois aux «postes frontières» de New Delhi ont organisé la «Farmer’s tractor parade». Le cortège des agriculteurs partait de trois points d’entrée de la capitale: Singhu, Tikri and Ghazipur. La police imposait un départ qui se fasse après le défilé des forces militaires et y ajoutait 37 conditions à respecter, parmi lesquelles «le plafonnement du nombre de participants et l’attribution d’un créneau horaire fixe» (India Today, 26 janvier). Dès lors, il était quasi certain que des affrontements auraient lieu avec la police qui bloquait des routes, entre autres en invoquant un départ trop rapide de la parade des tracteurs. Les autorités ont déposé plainte contre des agriculteurs les accusant d’avoir endommagé des bus et détruit des barrages construits par les forces dites de l’ordre. Nous reviendrons sur cette journée de mobilisation du 26 janvier.
L’éditorial d’Economic&Political Weekly – publié ci-dessous – oppose les traits autoritaires du régime de Narendra Modi ainsi que les tentatives de «neutraliser» la mobilisation en ayant recours à la Cour suprême et à sa proposition de mise en place d’une commission aux caractéristiques démocratiques d’un mouvement social massif et organisé, réunissant un large éventail social des agriculteurs. (Réd. A l’Encontre)
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L’art de l’évitement, entre les mains du pouvoir, semble trouver un nouveau souffle chaque fois qu’il est confronté à une opposition. Après le 10e cycle de négociations avec les organisations d’agriculteurs [un 11e cycle sans résultat a eu lieu], des rapports indiquent que le gouvernement de l’Union est prêt à retarder de 18 mois la mise en œuvre des trois lois agricoles controversées. Selon le gouvernement, ce retard dans la mise en œuvre permettra de trouver une solution à l’amiable. Les organisations d’agriculteurs ont rejeté cette offre.
Au moment où ces discussions ont lieu, une autre arène d’engagement est en train de se préparer, avec la commission de quatre membres proposée par la Cour suprême, qui comprenait initialement Bhupinder Singh Mann (leader de l’Union Bharatiya Kisan [Mann], Pendjab), qui plus tard a choisi de se retirer du comité, Pramod Kumar Joshi (Institut international de recherche sur les politiques alimentaires), Ashok Gulati (économiste agricole) et Anil Ghanwat (Shetkari Sanghatana, Maharashtra). Tous ont publiquement soutenu ces trois lois et, sans surprise, le comité proposé a fait l’objet de critiques immédiates de la part des organisations d’agriculteurs.
Les agriculteurs ont clairement déclaré qu’ils ne se présenteraient pas devant une telle commission. Les agriculteurs affirment que la commission proposée par la Cour suprême, outre qu’elle ne satisfait pas au critère d’impartialité, détourne également l’attention de la préoccupation constitutionnelle évidente qui est soulevée. En fait, comme les agriculteurs l’ont souligné, aucun des membres n’est avocat ou expert juridique. Dans une pétition adressée à la Cour suprême, les agriculteurs ont demandé que la commission soit reconstituée pour inclure d’anciens juges et des personnes sans aucun parti pris.
Dans l’intervalle, l’un des membres, Bhupinder Singh Mann, un leader des agriculteurs, s’est retiré en disant qu’il ne voulait pas faire partie de quelque chose qui allait à l’encontre du sentiment populaire parmi les agriculteurs. Entre-temps, en réponse à la demande de reconstitution d’une commission par les membres de huit grandes organisations d’agriculteurs, le juge en chef [Chief Justice] de l’Inde a fait remarquer que la commission n’a pas de «pouvoirs d’arbitrage». Alors que sa formation pourrait permettre au gouvernement de disposer d’une certaine marge de négociation, les agriculteurs refusent que leur contact avec le gouvernement soit réduit aux procédures «habituelles» d’une commission.
Si la réponse au scepticisme des agriculteurs à l’égard de la commission proposée peut être perçue de différentes manières, elle détourne l’attention de ce qui se passe dans et autour de la capitale nationale depuis quelques mois. Les agriculteurs qui campent aux différentes frontières de Delhi, avec un «réapprovisionnement» continu en agriculteurs ainsi qu’en divers biens [nourriture, bois de chauffage, etc.], n’ont pas l’intention de partir tant que leurs demandes ne seront pas satisfaites. Ils représentent non seulement plus de 20 organisations, mais aussi la diversité du paysage agraire. Des petits agriculteurs marginaux aux ouvriers agricoles sans terre, des femmes et des hommes ont campé sans se laisser décourager par les tentatives de semer la désunion dans leurs rangs. Réduire cela à un moment de «rigidité» de la part des agriculteurs passe à côté de ce qui est en jeu ici. Les tactiques du gouvernement s’ajoutent à sa réputation déjà entamée d’évitement et de rigidité autoritaire. Il a déjà déployé plusieurs tactiques pour déstabiliser les agriculteurs, qu’il s’agisse de la violence policière pure et simple contre les manifestants [143 morts] ou de leur diffamation en tant que «terroristes khalistanais» [séparatistes skihs de l’Etat du Pendjab].
Plusieurs aspects soulignent le mouvement qui s’est constitué. Il marque un moment, où une leçon de démocratie presque incroyable est en train de se mettre en place, menée par ces femmes et ces hommes. Ils contestent la prétention du gouvernement à promulguer une loi au motif que la procédure de délibération et d’inclusion a été violée lors de la promulgation de ces lois [dès juin 2020], et que le fonctionnement démocratique du Parlement [en septembre] a été réduit à une simple formalité. Ceux et celles qui occupent la chaussée rappellent que si le décret de la démocratie parlementaire est réduit au nombre de votes [tous les partis d’opposition ont refusé ces lois], alors le nombre de manifestants va gonfler pour montrer leur détermination, comme en témoigne également le bouclage des frontières de Delhi. Alors que l’hiver tient sous son emprise les plaines du nord, la chaleur du moment ne peut être ignorée. Les agriculteurs se préparent à un grand rassemblement de tracteurs à Delhi le 26 janvier [partant de trois «postes frontières» autour de Delhi] et restent inébranlables dans leur principale revendication: l’abrogation des trois législations agricoles.
En outre, ils sont également très clairs sur le rôle du pouvoir judiciaire dans ce domaine. Les lois agricoles sont soumises à un examen minutieux afin de déterminer si le gouvernement de l’Union a outrepassé son mandat et a légiféré sur une question qui relève d’un domaine relevant des États: l’agriculture. Étant donné que la commission constituée, dans son intention et son expertise, n’a pas à se prononcer sur la constitutionnalité de ces lois, son rejet, selon les agriculteurs, est la réponse appropriée.
Comme la commission formée par la Cour suprême vise à ajouter un autre air à la cacophonie orchestrée par le gouvernement, les organisations d’agriculteurs protestataires sont claires dans leur intention: elles n’y prendront pas part. Alors que les discussions se poursuivent, il ne fait aucun doute que s’il y a des commissions ou comités qui doivent être reconnus ici, ce ne peut être que les milliers de «comités inconnus» d’agriculteurs qui se sont organisés de manière constante ces dernières années. Ce vaste réseau a conduit à une si grande manifestation de résistance démocratique et de fermeté face à un gouvernement qui semble être entêté bien que trébuchant, du moins pour le moment. (Editorial du Economic&Political Weekly, du 23 janvier 2021; traduction rédaction A l’Encontre)