La gauche cannibale, un syndrome universitaire

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SOURCE : Monde diplomatique

Les universités américaines sont devenues les bastions privilégiés d’une analyse identitaire de la société. Les conflits ordinaires qui y surgissent sont donc souvent interprétés comme l’expression de telle ou telle domination. Avec le risque que les étudiants imaginent pouvoir lutter pour la justice sociale sans quitter leur campus.

La gauche américaine est en première ligne pour s’opposer au président Donald Trump, à ses politiques économiques et sociales et à ses propos racistes. Rarement issus des classes populaires, bien souvent diplômés, les militants progressistes ont acquis leur culture politique dans un milieu social qui produit davantage de professions libérales et de cadres supérieurs que d’employés et d’ouvriers. Comme la plupart des Américains, ils résident généralement dans des communautés relativement homogènes et fréquentent surtout des personnes qui pensent comme eux. Ils vivent en somme dans des enclaves de confirmation réciproque, d’ordinaire à proximité de lieux conçus pour eux (restaurants et cafés, galeries d’art, musées, salles de concert, universités, etc.). Les établissements supérieurs où ils ont fait leurs études jouent également un rôle qui dépasse la formation professionnelle. Leurs années passées à l’université procurent aux futurs cadres supérieurs des contacts et des relations qui les marqueront. Loin de l’autorité parentale, ils mènent sur les campus une vie indépendante, s’ouvrent à de nouvelles perspectives, tissent des réseaux amicaux et gagnent en maturité sexuelle (1).

Focalisation sur les microagressions

Aux États-Unis comme dans beaucoup d’autres pays, les universités servent également de rampes de lancement aux mobilisations contestataires. Dans les décennies qui ont suivi la seconde guerre mondiale, les étudiants ont joué un rôle décisif dans les combats pour les droits civiques, pour les droits des femmes et des minorités sexuelles, ainsi que dans l’opposition à la guerre du Vietnam, sans oublier que les campus servent traditionnellement de camps de base aux mouvements sociaux et de camps d’entraînement pour les militants. Des courants radicaux aux orientations très diverses ont essaimé dans les facultés. Mais, à partir des années 1980, un prisme dominant s’est progressivement imposé : la sainte trinité de l’identité sociale — race, genre et classe. Ce « discours identitaire » s’est épanoui dans la plupart des départements de sciences humaines, encouragé par le développement du champ d’études interdisciplinaires des cultural studies (« études culturelles ») (2).

Bien que l’approche identitaire soit très présente dans d’autres secteurs — les arts, la philanthropie, les médias —, l’université demeure son bastion principal. À une époque où les discours conservateurs dominent le reste de la société, l’enseignement supérieur est l’une des rares institutions où les idées de gauche sont non seulement acceptées, mais libres de se déployer, au point d’exercer une certaine influence, notamment dans les humanités (3). Un peu comme si, face à l’offensive réactionnaire, professeurs et étudiants avaient répondu en verrouillant les portes de leurs universités, afin de purifier les espaces qu’ils pouvaient encore maîtriser en les débarrassant du racisme et de l’homophobie, qui, selon eux, imprègnent la société. D’ailleurs, pour trouver du racisme, il ne leur faut pas chercher très loin : la plupart des universités américaines ont pratiqué à leur naissance l’exclusion raciale et sexuelle. Les plus prestigieuses d’entre elles (Harvard, Georgetown, Yale, Brown) ont même largement bénéficié du travail des esclaves et du système esclavagiste (4).

Mais, à l’heure de l’obsession identitaire, ce sujet éveille peu la curiosité des militants. Ils préfèrent se focaliser sur les interactions sociales qui se déroulent sur leurs campus. Ce choix a suscité des polémiques relatives au contenu des programmes, au déroulement des cours, ou encore aux microagressions qui se produiraient quotidiennement. Les microagressions sont des tensions ou des conflits de faible intensité qui surviennent quand des étudiants issus de milieux sociaux stigmatisés se sentent lésés par des formes d’expression à leurs yeux humiliantes ou insultantes, provenant soit de personnes en position d’autorité, soit d’autres étudiants qui leur semblent issus de milieux plus favorisés. Exprimé par le « dominant », un désaccord devient souvent une microagression pour le « dominé ».

Ces petits affrontements résultent, au moins en partie, de la difficulté à faire cohabiter des étudiants aux profils sociaux parfois très éloignés. Ces dernières années, la plupart des universités privées les plus onéreuses ont en effet accru leurs aides financières aux étudiants des milieux défavorisés. L’agrégation de jeunes gens aux origines sociales disparates a logiquement augmenté la probabilité de conflits interpersonnels, souvent interprétés à travers le prisme des microagressions.

Pour éviter les problèmes, notamment juridiques, découlant de ces conflits, les administrateurs des universités doivent gérer avec beaucoup de doigté la vie de leur institution. Une erreur de communication, une mauvaise décision ou une déclaration malheureuse peuvent avoir des conséquences explosives. Pour éviter de heurter la sensibilité d’autrui, étudiants, professeurs et personnel administratif sont invités à participer à des ateliers et à se former. Les mots « tolérance », « différence », « sensibilité » envahissent les circulaires. Autant dire qu’un étudiant qui souhaite être perçu comme un militant de la justice sociale n’a pas besoin de recourir aux pratiques politiques de ses aînés : se coordonner pour agir collectivement, construire une organisation durable, essayer de toucher des personnes extérieures aux campus, trouver des points de convergence et d’unité avec les autres, voire les persuader de changer… Il lui suffit de brandir la différence comme une valeur en soi, et de dénoncer l’ignorance et le manque de sensibilité de ceux qui lui opposent une objection ou qui le combattent.

Dans les établissements les plus cotés, beaucoup d’étudiants et d’enseignants sont issus de l’élite. Et, même quand ce n’est pas le cas, ils observent du haut de leur campus majestueux la pauvreté, la déchéance sociale et l’exclusion qui règnent à l’extérieur. Ils éprouvent ainsi un sentiment de responsabilité, mais aussi, parfois, de culpabilité envers ceux qui sont bannis de leur monde. Or, vue à travers le prisme de la race, l’inégalité est plus souvent perçue comme un privilège de Blancs que comme le produit d’une domination de classe. En admettant publiquement leurs privilèges (de race, de genre, d’orientation sexuelle, etc.), les étudiants se jugent (au moins partiellement) absous du bénéfice que ceux-ci leur procurent, un peu comme s’ils sortaient de leur manche une carte de Monopoly « Vous êtes libéré de prison ». De telles pratiques politiques s’apparentent à un jeu social dans lequel on obtiendrait du crédit en avouant aux autres la conscience et la honte que l’on a de ses privilèges, et en éloignant (temporairement) par là l’accusation d’en faire usage.

Humiliation en ligne

Si de tels comportements politiques se retrouvent principalement sur les campus, leurs effets se font sentir bien au-delà, en particulier sur les réseaux sociaux. En permettant d’agir dans l’anonymat, Internet encourage une sorte de militantisme pour la justice sociale, qui prend la forme d’une humiliation publique des adversaires, et qui vise à emporter l’adhésion non pas en se fondant sur des intérêts communs, mais en agitant la peur d’être stigmatisé aux yeux de tous. L’humiliation en ligne apparaît comme une pratique proprement sociale, dans le sens où elle apporte à celui qui s’y livre une reconnaissance et un soutien de la part des autres adeptes. « Dans bien des cas, observe une spécialiste de la question, le but de la justice par la honte semble être le plaisir que l’on prend sur Internet à être en compagnie d’autres personnes qui sont d’accord avec nous (5). »

Ce mécanisme rappelle le charivari médiéval, un rite d’humiliation publique destiné à censurer un comportement transgressif ou à faire respecter les coutumes locales. Les charivaris ciblaient le plus souvent des membres de la communauté qui avaient contracté des mariages jugés socialement inacceptables, ou qui avaient commis un adultère. Lors de cette parodie de sérénade, la victime défilait à travers la ville, souvent contrainte de monter un âne à l’envers et de porter des vêtements grotesques, sous les huées de villageois exprimant leur hostilité dans une cacophonie de bruits rudimentaires. « Les gens peuvent être dénoncés pour des déclarations et des actes de discrimination liés au genre, à la race, au handicap, etc., explique l’écrivain Asam Ahmad. Comme les dénonciations tendent à être publiques, elles favorisent un militantisme universitaire de salon, où la dénonciation constitue une fin en soi. La nocivité de cette culture réside non seulement dans sa diffusion, mais aussi dans sa nature et sa mise en scène. Sur Twitter ou sur Facebook, dénoncer quelqu’un n’implique pas une simple interaction entre deux individus : c’est un spectacle qui permet aux acteurs de démontrer leur éloquence et leur pureté politique (6). »

Le prisme identitaire forgé dans les universités se diffuse désormais aux discours et aux pratiques politiques de toute la gauche américaine, et détermine toujours davantage la manière dont la société est perçue. Pour s’en rendre compte, il suffit d’observer les activités de Class Action, une petite organisation à but non lucratif sise à Boston, dans le Massachusetts. Cette structure a été fondée par deux femmes issues de milieux sociaux opposés : l’une a grandi dans une famille bourgeoise, dont elle a reçu un bel héritage ; l’autre vient d’un milieu populaire et milite depuis longtemps pour la paix et les droits des femmes et des lesbiennes. Avec quatre autres personnes d’origines diverses, elles ont formé un groupe de dialogue interclasse, qui s’est réuni six heures chaque semaine pendant six ans (7).

Très active dans tout le pays, Class Action propose des ateliers et des sessions de formation pour des fondations philanthropiques, des groupes religieux, des écoles privées, des organisations pour le changement social, ainsi que des universités (son site Internet énumère cinquante-sept établissements d’enseignement supérieur). Les ateliers visent trois objectifs principaux : « construire des ponts entre des personnes issues de classes différentes », aider les gens à surmonter les douleurs psychologiques causées par l’identité et l’expérience de classe, et réduire le « classisme » dans le monde du travail et de l’enseignement.

On ne saurait reprocher à Class Action d’aider des citoyens à gérer une situation dont ils n’ont parfois qu’une compréhension limitée. Mais rien ne dit qu’un travail de ce genre permettra d’améliorer le sort des catégories populaires. Telle qu’elle est présentée, la notion de classe semble dissociée des dynamiques collectives et des conflits qu’impliquent les rapports de classe. Ceux-ci semblent dès lors appeler un traitement par la thérapie de groupe afin de guérir des blessures psychologiques. D’ailleurs, l’invention récente du mot « classisme », sur le modèle de « racisme » et « sexisme », se rapporte bien plus aux attitudes et aux propos préjudiciables (le snobisme, le mépris) qu’à l’expropriation matérielle des travailleurs découlant logiquement d’un ordre capitaliste. Au demeurant, « construire des ponts » entre riches et pauvres ne réduira pas les inégalités.

Il ne s’agit pas réellement ici d’intersectionnalité, un concept trop souvent invoqué pour minorer la perspective de classe, au prétexte que toutes les expressions d’identité et les motifs de division doivent être inclus dans le cadre explicatif de tous les phénomènes sociaux. Car, à la différence de ce qui se passe en Europe, la plupart des Américains ont une conception rudimentaire de la notion de classe. On leur rabâche que celle-ci n’est qu’une vue de l’esprit. Pour eux, d’autres formes de clivage constituent donc spontanément une source d’inégalités beaucoup plus évidente.

Ils perçoivent par exemple la question des violences policières comme un problème exclusivement racial — et les vidéos circulant sur Internet montrent en effet souvent des hommes noirs molestés ou tués par les forces de l’ordre, ce qui inscrit cette violence dans la longue histoire du racisme aux États-Unis (lire « Sur la route, la police est reine »). Mais, comme le souligne le politiste Cedric Johnson, « le prisme racial ne permet pas d’expliquer la crise de violence politique actuelle, dans laquelle les Noirs sont surreprésentés, mais ne forment pas la majorité des victimes. En 2015, 1 138 personnes ont été tuées par la police aux États-Unis, parmi lesquelles 581 Blancs, 306 Noirs, 195 Latinos, 24 Asiatiques ou autochtones des îles du Pacifique, 13 Amérindiens et 27 personnes dont l’origine ethnique reste inconnue. (…) Les individus sans emploi ou sans domicile, ceux qui travaillent dans l’économie informelle ou qui vivent dans des zones où ce type d’économie domine sont les plus susceptibles d’être régulièrement surveillés, harcelés et arrêtés. Les militants de Black Lives Matter [Les vies des Noirs comptent] postulent que les Noirs font l’objet d’une injustice ciblée, alors que la violence de l’État carcéral touche l’ensemble des classes populaires. Pourquoi adhérer à des slogans politiques qui excluent certaines victimes et tronquent ainsi la base populaire potentielle pour des réformes progressistes (8) ? ».

Cet exemple révèle les limites d’un système qui paraît écarter toute possibilité de solidarité interraciale et qui nie, implicitement ou explicitement, son importance primordiale en tant que source de pouvoir social pour ceux qui en ont peu. Si les revendications identitaires permettent de faire progresser la participation démocratique, les luttes pour l’inclusion de groupes auparavant exclus perdent de leur pertinence quand elles sont conçues comme l’unique clé de voûte d’une stratégie politique, en particulier dans un contexte où quelques-uns des éléments principaux qui favorisent « l’inclusion » — la réglementation du marché du travail, les droits syndicaux, des flux migratoires réguliers, etc. — sont en voie de disparition ou en cours de démantèlement (9). Le sens d’une lutte pour l’inclusion change quand le monde de l’exclusion s’étend, quand des intérêts communs peuvent être invoqués afin d’encourager une participation plus large aux combats militants. Le combat pour l’égalité raciale, un objectif pour tous, peut alors s’inscrire dans un projet plus vaste de défense des droits sociaux, politiques et économiques de tous.

La solidarité ne va pas de soi (10). De nombreux clivages, souvent instaurés par les employeurs, traversent le mouvement syndical américain. Conscient de la force potentielle des ouvriers et des employés, le patronat a cherché à diviser la main-d’œuvre sur le marché du travail et dans les entreprises. Introduire un syndicat dans une unité de production, organiser une grève ou négocier un contrat relève de la gageure aux États-Unis (11). Pour y arriver, il faut chaque fois surmonter de profondes différences sociales, qu’elles soient de race, de nationalité, de genre, d’ethnicité, de sexualité, ou de tous ces critères conjugués. C’est d’ailleurs pourquoi les tentatives échouent souvent, d’autant que le cadre légal et réglementaire favorise les employeurs. Néanmoins, quand les syndicats s’organisent pour trouver et cultiver des points communs, ils réussissent plus facilement à surmonter l’implacable fragmentation et l’individualisme de la société américaine. Ils aident alors les salariés à se connaître et à construire des solidarités. Cette dynamique est familière aux militants syndicaux, ou alors ils l’apprennent — faute de quoi ils échouent. Ailleurs que sur le lieu de travail, des solidarités se construisent, mais cet exemple montre bien le type de démarche qui permet d’y parvenir.

Rick Fantasia

Professeur de sociologie au Smith College, à Northampton (Massachusetts), auteur de French Gastronomy and the Magic of Americanism, Temple University Press, Philadelphie, 2018, dont la traduction en français paraîtra en 2020 au Seuil.

(1Lire « Quand l’Université reproduit les élites », dans « L’Internationale des riches », Manière de voir, n° 99, juin-juillet 2008.

(2Rogers Brubaker, « Beyond “identity” », dans Rogers Brubaker (sous la dir. de), Ethnicity Without Groups, Harvard University Press, Cambridge (Massachusetts), 2006.

(3Cf. David L. Kirp, Shakespeare, Einstein, and the Bottom Line : The Marketing of Higher Education, Harvard University Press, 2004.

(4Cf. Leslie M. Harris, James T. Campbell et Alfred L. Brophy (sous la dir. de), Slavery and the University : Histories and Legacies, University of Georgia Press, Athens (Géorgie), 2019 ; Craig Steven Wilder, Ebony and Ivy : Race, Slavery, and the Troubled History of America’s Universities, Bloomsbury Publishing, New York, 2014.

(5Kathryn J. Norlock, « Online shaming », Social Philosophy Today, n° 33, Charlottesville (Virginie), 2017.

(6Asam Ahmad, « A note on call-out culture », Briarpatch Magazine, Regina (Canada), 2 mars 2015.

(7« How we got started », Class Action.

(8Cedric Johnson, « The Panthers can’t save us now », Catalyst, vol. 1, n° 1, New York, printemps 2017.

(9Cette phrase a été reformulée dans la version en ligne.

(10Cf. Cultures of Solidarity : Consciousness, Action, and Contemporary American Workers, University of California Press, Oakland, 1989.

(11Lire Thomas Frank et Thomas Mulcahey, « Ces dures grèves des ouvriers américains », Le Monde diplomatique, octobre 1996.


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