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SOURCE : Libération
L’administration Biden n’aura mis que quelques jours avant d’annoncer ses intentions sur ses relations avec Cuba, un pays que Mike Pompeo, le secrétaire d’Etat de Donald Trump, avait classé parmi les «Etats terroristes» quelques jours avant la passation de pouvoir. «Les citoyens des Etats-Unis, et en particulier les Cubano-Américains, seront les meilleurs ambassadeurs de la liberté à Cuba»,annonçait jeudi la responsable de la presse à la Maison Blanche, Jen Psaki. Le premier pas de la nouvelle politique sera donc un allègement des restrictions de voyages vers l’île.
Chercheuse en sociologie politique et enseignante à l’Institut des hautes études de l’Amérique latine (IHEAL) à Paris, Janette Habel est reconnue comme l’une des meilleures sources d’information sur les arcanes du pouvoir cubain et sur les relations entre l’île et les Etats-Unis. Son livre Ruptures à Cuba, le castrisme en crise(1989), demeure une lecture obligée quand on s’intéresse à la singularité de l’île caraïbe.
Barack Obama avait normalisé les relations avec Cuba en 2014-2015. Son ancien vice-président, Joe Biden, va-t-il suivre la même politique ?
Biden avait en tout cas annoncé pendant sa campagne qu’il allait revenir sur les mesures de restrictions des voyages et des envois d’argent prises par Donald Trump. Ces déclarations lui ont coûté la Floride, un Etat où Obama était arrivé en tête en 2012. On ne peut pas comprendre la politique des Etats-Unis envers Cuba si on oublie le poids électoral de la Floride. Les 29 grands électeurs expliquent l’importance dans le débat interne de cette île qui, avec ses 11 millions d’habitants, ne présente guère d’intérêt économique. Elle explique aussi un embargo économique qui dure de façon irrationnelle depuis bientôt soixante ans.
La majorité dont dispose désormais Joe Biden à la Chambre des représentants et au Sénat va-t-elle lui permettre d’en finir avec l’embargo ?
Cela sera difficile car sa majorité au Sénat est fragile, elle ne tient qu’à la voix décisive de la vice-présidente Kamala Harris. Il suffit d’une seule défection dans les rangs démocrates pour perdre cette majorité. Or, sur la question cubaine, plusieurs élus démocrates s’opposent à toute ouverture. Un exemple : la loi Helms-Burton de 1996 [qui aggrave les sanctions en cas de violation de l’embargo, ndlr] porte les noms d’un démocrate et d’un républicain. Cette loi bloque la possibilité pour le président de revenir sur les sanctions économiques. Il lui faut l’accord du Congrès.
Il y a aussi des élus républicains qui souhaitent le dialogue avec l’île…
C’est exact, des lobbies très actifs chez les républicains poussent à la normalisation pour développer les échanges. USA Engage est l’un d’eux. Ils représentent les intérêts des Etats du Midwest, qui veulent vendre leurs poulets à Cuba. Avant même Obama, un accord permettait aux géants de l’agro-industrie tels que Cargill ou Archer Daniels Midland d’exporter leurs produits vers l’île. Ces lobbies sont très bien vus par le régime cubain, qui a invité de très nombreux hommes d’affaires, comme le président de la Chambre de commerce américaine, Tom Donohue, en 2014. Cuba s’appuie aussi sur le Black Caucus, qui réunit les élus afro-américains des deux bords.
Quelle politique peut attendre La Havane de la part de Joe Biden ?
Historiquement, Washington a alterné plusieurs politiques. La première consistait à aider financièrement la dissidence interne, très minoritaire, à se renforcer. L’entourage de Trump l’a jugée inopérante, et pensé qu’il valait mieux accentuer les sanctions afin de provoquer un mécontentement populaire censé déboucher sur la chute du régime.
Pour sa part, l’objectif d’Obama consistait à renforcer les classes moyennes et le secteur privé, dans l’idée que cela affaiblirait le pouvoir castriste en suscitant une attirance pour le mode de vie nord-américain. Cette orientation, qui fut déjà celle de Jimmy Carter dans les années 70, sera vraisemblablement celle de Joe Biden.
De son côté, que peut apporter Cuba dans une éventuelle négociation ?
D’abord l’ouverture aux capitaux étrangers dans de meilleures conditions, grâce à la récente unification monétaire. Ce n’est pas un hasard si la réforme a été annoncée début décembre, juste après l’élection américaine. Il y a aussi la libéralisation technologique en cours sur l’île, impensable aux temps de Fidel Castro, avec l’accès à Internet permis par le président Miguel Díaz-Canel. Ce sont d’ailleurs des groupes américains, y compris Google, qui ont développé cette ouverture des Cubains à Internet.
Les Etats-Unis comme l’Union européenne demandent à Cuba des progrès dans le domaine des libertés publiques : multipartisme, liberté de la presse… Des avancées sont-elles envisageables ?
Le pluripartisme et la liberté de la presse hors Internet, on en est loin. Il y a tout de même des points à signaler. Sur la peine de mort, il existe un moratoire de fait : elle figure toujours dans le code pénal mais a été appliquée pour la dernière fois en 2003. Un référendum sur le mariage égalitaire doit être organisé, et le gouvernement y est favorable. Une loi électorale en préparation pourrait permettre des candidatures hors système. Mais le fait majeur des dernières années est la liberté de critique qu’on lit sur les blogs et les réseaux sociaux. C’est l’émergence d’une société civile qui débat et conteste.
Le 8e congrès du Parti communiste se tiendra en avril. Que faut-il en attendre ?
Miguel Díaz-Canel devrait à cette occasion devenir premier secrétaire du PCC à la place de Raúl Castro [âgé de 89 ans]. Ce qui renforcerait son pouvoir et lui donnerait les coudées plus franches pour poursuivre les réformes économiques. Mais il restera surveillé par un appareil du parti qui reste en majorité conservateur et par l’armée. Je pense qu’on se dirige vers un scénario à la vietnamienne : une large ouverture économique dans le cadre d’un pouvoir politique autoritaire.
Plus que Joe Biden, n’est-ce pas la vice-présidente, Kamala Harris, qui a une carte à jouer dans la séduction des Cubaines et des Cubains ?
Certainement, en tant que femme afro-américaine et par ses racines en Jamaïque, une île proche de Cuba. Lors de sa visite historique à La Havane en mars 2016, Barack Obama avait emmené non seulement sa femme Michelle mais aussi leurs deux filles et sa belle-mère ! Dans un pays où les Afro-descendants sont peu nombreux dans les sphères du pouvoir, cette image familiale avait suscité l’empathie de la population.