Choses apprises sur comment ne pas se souvenir de la révolution

AVANT-PROPOS : les articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » ne représentent pas les positions de notre tendance, mais sont publiés à titre d’information ou pour nourrir les débats d’actualités.

SOURCE : Oreint XXI

Début 2011, des soulèvements populaires secouent Tunis, Le Caire, Tripoli, et font tomber des dictateurs honnis. L’onde de choc sera immense dans toute la région, du Maroc à Oman, de la Syrie à l’Irak. Et puis est venu le temps du statu quo — moindre mal —, de la répression féroce, de la guerre et du malheur. Les peuples voulaient le changement, ils ont souvent hérité le pire.
Dans une série d’articles en partenariat avec notre réseau Médias indépendants sur le monde arabe, plusieurs journalistes et spécialistes issus de la région analysent les printemps arabes et leurs suites. Pour commencer, Lina Attalah, rédactrice en chef du média en ligne égyptien Mada Masr, s’appuie sur l’étude collective d’un texte écrit en 1940 par le philosophe allemand Walter Benjamin pour tenter de saisir le chemin parcouru. Malgré la mort et le désespoir, tout n’est peut-être pas encore fini.

Il y a quelque chose d’épuisant dans la façon dont on se souvient du printemps arabe. Il y a quelque chose d’épuisant dans l’acte même de commémoration. Des questions identiques me sont posées par différents journalistes chargés de produire du contenu à l’occasion du dixième anniversaire. Je n’ai pas l’impression que mes réponses comptent. L’histoire est quelque peu pré-écrite ; la révolution est terminée et je devrais d’une certaine manière la confirmer dans mes réponses.

Mais mes réponses sur la fin et la défaite n’arrivent pas, non par espoir aveugle ou naïveté politique, mais par un certain aveuglement conceptuel jeté sur l’ensemble de la conversation. Une fois, pour tenter d’exprimer franchement ce que je ressens, j’essaie d’emmener la personne qui m’interroge dans une zone métaphysique où je lui parle d’un sort qui nous accompagne sans que nous le sachions vraiment, et de la délivrance que nous connaissons lorsque nous en prenons conscience. Je lui dis que c’est ce que ressent une survivante de la révolution. Je n’ai pas l’impression qu’elle me comprend et je sens même qu’elle pense que je suis perturbée.

Au début de 2020, notre amie Salma Shamel a généreusement lancé un groupe de lecture sur les œuvres de Walter Benjamin1, non seulement pour les étudier, mais aussi pour les approcher comme méthode épistémologique. L’invitation répondait à mon besoin constant d’espaces de praxis afin de continuer à faire ce que je fais avec un minimum de sens. Peu après que nous avons commencé à lire ensemble, nos rencontres hebdomadaires du soir sont devenues l’incarnation de ce sur quoi Benjamin nous interpelle peut-être : comment reprendre un fragment d’histoire pour répondre aux besoins du présent ?

COMPRENDRE DIFFÉREMMENT

Recourir aux écrits de Benjamin est une tentative pour combler un besoin actuel et urgent de comprendre à nouveau, ou de comprendre différemment, ou de faire passer la compréhension des processus et des formes de connaissance prédominants, avec ce qu’ils induisent en termes d’actes de mémoire. Il y a des moments où je prends l’habitude d’observer la condition même dans laquelle un processus se déroule : nous sommes un groupe d’universitaires, d’écrivains, d’artistes et de journalistes, luttant mentalement pour comprendre certains écrits cryptiques qui nous sont parvenus des années 1940 traduits de leur langue originale, alors que la plupart d’entre nous les lisent dans leur deuxième langue.

Parfois, nous ressentions la victoire du surgissement d’un certain sens, et à d’autres moments nous nous attardions dans nos spéculations, tout en lisant la même ligne encore et encore, espérant un autre surgissement de sens. Je trouve l’énergie de cette condition tout à fait appropriée pour le moment : comment pouvons-nous être aujourd’hui ? Comment notre politique peut-elle naître de l’acte de déterrer une réalité si complexe et à plusieurs niveaux pour la comprendre, et s’éloigner de ce que nous considérons comme acquis, théoriquement et pratiquement ? Et quelle est la place de l’histoire dans cette cartographie ?

Benjamin a écrit Sur le concept d’histoire en 1940, un essai composé de vingt fragments. Nous nous arrêtons sur chacun d’eux au cours de plusieurs séances. Il a écrit ce texte avant de fuir la France, alors que les citoyens juifs étaient remis à la Gestapo nazie, et il est mort peu après ; et l’a envoyé à son amie Hannah Arendt, mais pas pour le publier. Arendt traversera la frontière française et atteindra la rive espagnole de la Méditerranée où son ami a disparu2. Elle donnera une copie du texte à ses amis, et parmi eux, Theodor W. Adorno se chargera de la publication.

Sur le concept d’histoire peut répondre notamment à ces deux questions : comment adapter les concepts de temps et de temporalité à nos réalités actuelles et à nos engagements politiques ? Et comment traiter le passé d’un point de vue politique plutôt qu’historique ?

Les fondements du concept d’histoire de Benjamin consistent à se libérer de la linéarité de l’histoire, et d’une vision du temps à la fois vide et homogène. Il s’agit plutôt de capturer des fragments qui recoupent notre présent. Ces fragments nous apparaissent dans des moments de besoin, des moments de crise, et c’est alors que l’intersection entre le passé et le présent devient un moment intensifié dans le temps, un moment politique.

LE COMITÉ POPULAIRE DE MAADI

Je relis Sur le concept d’histoire lorsqu’un ami se souvient d’avoir fait partie du « Comité populaire de Maadi pour la sauvegarde des acquis de la révolution »3 en 2011. Je m’arrête à cet acte de mémoire et je me demande comment l’hégémonie d’un récit linéaire de la révolution a affecté ces marges, ces fragments sur lesquels on ne s’est pas arrêté assez longtemps. Il y a quelque chose de poétique et de triomphant à la fois dans le nom même de cette commission, sans parler de son côté profondément politique. Je me demande si le Comité populaire de Maadi pour la sauvegarde des acquis de la révolution n’était pas la micropolitique invisible par laquelle nous aurions pu réorganiser notre compréhension du grand spectacle révolutionnaire. Le nom mis à part, que faisait ce comité à l’époque ? Qui étaient ses membres ? Comment s’organisaient-ils et comment travaillaient-ils ? Quels étaient leurs objectifs ? Et quelle était leur relation avec le quartier Maadi dans une révolution où la place Tahrir dominait son imaginaire géographique (et politique) ? Que nous dit ce comité sur la relation du local au politique ? Qu’aurait-il pu se passer si nous lui avions accordé plus de place dans le récit historique de la révolution ?

Le Comité populaire de Maadi pour la sauvegarde des acquis de la révolution semble s’écarter de l’épopée de 2011 telle que nous la connaissons. Benjamin nous parle des déviations et des chemins que nous n’avons pas pris, et nous fait nous demander quelles possibilités y sont inhumées. Il existe un autre type de comités populaires qui refont surface dans la mémoire depuis le début des 18 jours de protestation, lorsque la police s’est retirée des rues. Ils étaient chargés de maintenir l’ordre et la sécurité dans les différents quartiers. Les différences géographiques, démographiques, de genre et de classe, entre autres, animent les organes de ces comités qui, ensemble, forment un indice de la réalité politique. Le pouvoir refait surface lorsque ces comités s’en emparent en défendant leurs quartiers contre les pillards et l’état de chaos général ; ceux du quartier aisé de Zamalek4 utilisent des radeaux et des pistolets, et ceux du quartier pauvre d’Imbaba5 se tiennent debout avec leurs corps virils et leurs bâtons. Ces comités deviennent une marge que nous ne regardons pas souvent sur notre chemin vers Tahrir, peut-être parce que c’est un détail déroutant, un détail qui nous boute hors de l’harmonie apparente de la place.

L’harmonie apparente de la place Tahrir s’étend pour englober des lignes de fractures claires de camaraderie et d’inimitié. Quelque chose dans cette situation me fait penser aux camarades de longue date de Walter Benjamin, Theodor W. Adorno6 et Gershom Scholem, qui auraient soustrait de sa correspondance certaines lettres qu’il a écrites au conservateur Carl Schmitt7. Benjamin éprouvait de la curiosité pour Schmitt, et la correspondance entre eux témoigne d’un intérêt mutuel pour un échange de textes. Certains l’attribuent aux penchants théologiques de Benjamin, qui s’opposent couramment à sa conception du matérialisme historique.

LES SALLES FERMÉES DE L’HISTOIRE

Sans la médiation de Scholem et Adorno pour que ce soit uniquement un Benjamin progressiste qui nous apparaisse via ses écrits, que nous dit son rapprochement avec Schmitt ? S’agit-il d’une sensibilité suffisamment élastique pour englober l’opposition binaire révolution-contre-révolution qui cherche à s’aménager un certain confort intellectuel dans des frontières imaginaires ? Et s’il n’y avait pas de frontières ?

Se rappeler les comités populaires dans leurs différentes configurations revient à ouvrir les salles fermées de l’histoire. Benjamin nous dit que ces salles pourraient renfermer les réceptacles d’un futur que nous devrions sauver. Il faut cesser de voir le passé comme une image figée, mais le considérer plutôt comme un ensemble d’expériences en cours.

Je suis assise de l’autre côté de la pièce et j’attends la question inévitable pour la fin de cette interview : la révolution est-elle terminée ? Je pourrais simplement dire oui et en avoir fini. Et j’ai peur de dire non et de paraître naïve. Mais il y a une certaine rectitude intellectuelle, et aussi une forme de libération dans ce refus d’une version achevée de l’histoire. J’essaie de trouver des mots pour décrire la continuation du passé à travers cet acte de captation de ses fragments dans le présent, dans l’apogée de la crise, dans le plus profond sentiment de blocage. J’essaie de dire que le politique se situe quelque part dans ce refus. Je ne sais pas si la journaliste finira par utiliser mes mots. Après tout, c’est le premier anniversaire de la décennie, et une décennie ressemble à un monument, et un monument témoigne de quelque chose de mort.

Peut-être devons-nous dépasser cet anniversaire, et tous les autres anniversaires.

LINA ATTALAH

Journaliste et rédactrice en chef du média égyptien Mada Masr.


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