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SOURCE : Les crises
Source : Consortium News, Patrick Lawrence
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Tony Blinken sera donc secrétaire d’État, il est doté de toute la fougue et de la fausse subtilité qu’exige une politique étrangère en faillite, si la pantomime américaine doit se poursuivre pendant quatre ans encore.
Il était inévitable que le président Joe Biden trahisse un grand nombre de ses promesses de campagne – et notamment celles qui comptaient le plus pour les électeurs naïfs qui lui ont confié le poste. La vitesse avec laquelle lui-même et son équipe ont dévoilé leur trahison est néanmoins stupéfiante.
Non, il n’y aura pas de plan de relance global avant le printemps du moins, si toutefois cela devait être le cas. Non, il n’est pas vrai que les chèques de secours « seront versés immédiatement », et non, ils ne seront pas à hauteur des 2 000 dollars auxquels Biden a assigné son administration. En ce qui concerne les réformes de Biden pour les soins de santé, on peut difficilement en croire ses yeux et ses oreilles.
Comme Andrew Perez et Julia Rock l’ont rapporté dans Jacobin la semaine dernière, les plans de Biden sont des extraits mot pour mot d’une lettre que les lobbyistes des assurances santé ont récemment envoyée aux législateurs du Capitole. L’option promise d’un secteur public n’est plus à l’ordre du jour. Des soins de santé « sûrs pour tous » ? Ces gens là ont bel et bien des avantages qu’ils ont bien l’intention de vous vendre.
Tout cela quelques jours seulement après la prise de fonction de Biden. La situation n’est pas très différente du côté de la politique étrangère, alors tirons la bonne vieille leçon. On peut avoir la démocratie chez soi ou un empire à l’étranger, mais on ne peut pas avoir les deux. C’est la deuxième option qu’on continuera de subir sous Joseph R. Biden, Jr.
Ceux qui ont été amenés à penser que le régime Biden conduirait les affaires américaines à l’étranger de manière décente et humaine et selon des principes découvriront maintenant qu’ils ont été férocement malmenés. Ceux qui ont compris dès le départ que le clan Biden n’irait pas au-delà de l’essentiel, des questions fondamentales d’exception, de l’universalisme et de notre attachement à l’empire qui en découle, seront dégoûtés mais pas surpris par la révélation de ce cadre politique.
Dans ce cas, le moment de vérité est arrivé avant même l’investiture de Biden. Son discours doucereux de ce jour-là, mercredi dernier, avec ses appels à l’unité style cartes Hallmark, était tout à fait secondaire si on considère les auditions de confirmation que la commission des relations étrangères du Sénat avait tenues la veille.
En quelques heures, les personnes clés de Biden en matière de sécurité nationale – Antony Blinken en tant que secrétaire d’État, Avril Haines en tant que directrice du renseignement national et Lloyd Austin en tant que secrétaire à la défense – nous ont donné une idée remarquablement complète de ce qui nous attend pour les quatre prochaines années.
Haines et Austin, dont on ne peut admirer les parcours, sont des fonctionnaires de bas étage qui ont été nommés et rapidement confirmés parce qu’ils font ce qu’on leur dit de faire et ne pensent pas trop – ce qui favorise toujours de belles carrières à Washington.
C’est plutôt à Blinken, dont on dit qu’il est dans une sorte de « fusion mentale » avec Biden, que nous devons prêter attention. (Un tel mélange doit planter un drôle de paysage).
Le témoignage de Blinken au Sénat, mardi dernier, s’est prolongé pendant quatre heures. Il est préférable de passer ses remarques au crible en étant assis sur une chaise avec des accoudoirs solides, et de préférence avec une tasse d’infusion de camomille pour se calmer et rester zen.
Ces quatre heures, vues ou lues dans leur intégralité, nous ont offert une extraordinaire démonstration du fonctionnement de l’empire et de sa prolongation. Un par un, les interlocuteurs sénatoriaux de Blinken lui ont dit à peu près ceci : « Fiston voici ce que tu dois dire si tu veux notre approbation à ta nomination. Nous voulons que tu approuves notre engagement en faveur de l’agression, des interventions illégales, des opérations de « changement de régime », des sanctions sans pitié et, en définitive, de l’empire. Mais fais en sorte que cela ait l’air bien. Fais en sorte que ça ait l’air sérieux, compliqué et mûrement réfléchi ».
Je suis convaincu, après avoir subi l’enregistrement de C-Span dans son intégralité, que ce que j’ai regardé était un pur rituel. Blinken a gagné le soutien du Sénat et succède maintenant à Mike Pompeo, scandaleusement bourrin, aux affaires étrangères. Il le fera cependant avec la fougue et la fausse subtilité qu’exige actuellement notre politique étrangère en faillite; si la pantomime américaine doit se poursuivre pendant quatre ans encore.
Parmi les nombreux « Yes sir » de Blinken, plutôt consternants à visionner, deux se démarquent : son soutien finement ciselé à l’irresponsable assassinat de Qassem Soleimani, le vénéré commandant militaire iranien, par Pompeo il y a un an (« L’éliminer était la meilleure chose à faire »), et son approbation à la décision de l’administration Trump d’envoyer des armes meurtrières au régime manifestement corrompu de Kiev (« Sénateur, je soutiens le fait de fournir cette assistance défensive meurtrière à l’Ukraine », alors que l’administration Obama, dont il est originaire, ne l’a pas fait).
À la fin de l’année dernière, Blinken a participé à Intelligence Matters, le podcast dirigé par Michael Morrell, ancien directeur adjoint de l’Agence centrale de renseignement et qui est actuellement un commentateur régulier des réseaux d’information télévisés. Lors de leur échange, les deux hommes ont abordé la question de nos « guerres interminables » et de la détermination bien affichée de Biden à y mettre fin. Voici un extrait des propos de Blinken :
« Quant à mettre fin aux guerres interminables, le déploiement de forces américaines importantes, à grande échelle et permanentes dans les zones de conflit sans avoir une stratégie claire devrait prendre fin sous sa [Biden] direction. Mais nous devons également faire la distinction entre, par exemple, ces guerres sans fin impliquant un déploiement des forces américaines à grande échelle et sans limite de durée, avec [sic], par exemple, des opérations prolongées discrètes et à petite échelle, peut-être dirigées par des forces spéciales pour soutenir les acteurs locaux. En mettant fin à ces guerres sans fin, nous devons faire attention à ne pas peindre avec un pinceau trop large. ».
Voilà ce qui nous attend dans les années à venir, l’irrationalité hyper-rationnelle du technocrate moyen. Il y aura des ajustements à la marge, les méthodes seront réexaminées. Il n’y aura aucune réflexion quelle qu’elle soit, pour les visées hégémoniques de l’Amérique – le projet impérial.
Le discours de Blinken a reflété ces amères vérités depuis le premier mot jusqu’au dernier.
Accords avec l’Iran : qu’est-ce qui va changer
Parmi les différentes questions que le nouveau secrétaire d’Etat a abordées lors de ses audiences de confirmation, l’Iran est la plus urgente. Le sénateur Bob Menendez, interlocuteur de Blinken dans ce cas précis, a insisté sur le fait que oui, les Etats-Unis veulent revenir dans l’accord de 2015 régissant les programmes nucléaires iraniens, mais seulement si cela prévoit des interdictions contre les « activités déstabilisatrices » de Téhéran et contre un programme de missiles que l’Iran considère à juste titre comme essentiel pour sa sécurité.
Un diplomate honnête et lucide désirant arriver à un résultat avec Téhéran aurait rejeté le cadre même de la ligne d’enquête de Menendez, avec ses allusions au « soutien au terrorisme » et au « financement et à l’alimentation de ses intermédiaires ». Mais Blinken a compris et il est entré dans le vif du sujet :
« Le président élu pense que si l’Iran se remet en conformité, nous le ferons également, mais nous utiliserons cela comme une plate-forme… pour rechercher un accord plus durable et plus solide et aussi, comme vous l’avez souligné, pour aborder ces autres questions, notamment en ce qui concerne les missiles et les activités déstabilisatrices de l’Iran. Ce serait l’objectif ».
C’est une pure comédie. Blinken sait aussi bien que quiconque que les conditions additionnelles que le régime Biden exigera avant de rejoindre l’accord – la fin des programmes de missiles balistiques de l’Iran et son soutien au gouvernement syrien contre les islamistes et à l’incursion illégale des États-Unis – réduiront de fait à néant toutes les chances que les États-Unis rejoignent l’accord.
J’ai prédit dans ces pages, peu après l’élection de Biden, que celui-ci et ses responsables de la politique étrangère ne faisaient que faire semblant d’être sérieux quant à la relance de l’accord nucléaire avec l’Iran. Le témoignage de Blinken le confirme.
Le week-end dernier, le Times of Israel, citant la chaîne de télévision Channel 12, a rapporté que le Premier ministre Benjamin Netanyahu envoie à Washington Yossi Cohen, chef du Mossad et proche conseiller, afin de « définir les termes » pour toute éventuelle reprise de l’accord nucléaire. Israël prétend définir les termes, et Biden recevra ce sinistre personnage ? Cela devient complètement ridicule. Absolument aucun sérieux.
Concernant la Chine, la Russie et le Venezuela : Blinken est devenu une vraie pâte à modeler aux mains des faucons de la commission des relations extérieures. Une nouvelle guerre froide à deux visages sur les deux océans – sinophobie et russophobie tout à la fois – doit devenir notre réalité ces quatre prochaines années.
A noter qu’au cours du week-end, l’ambassade américaine à Moscou a eu le culot de diffuser les itinéraires éventuels des manifestants dans différentes villes russes dans le cadre des contestations à l’arrestation d’Alexei Navlany. Que voilà un bon début.
Marco Rubio, le sénateur de Floride qui a adoré l’invasion du Capitole, voulait savoir si Blinken pensait que les États-Unis devaient continuer à soutenir Juan Guaidó, le bouffon que Rubio et Pompeo ont fait surgir en tant que « leader intérimaire » du Venezuela dans le cadre d’une opération de coup d’État ratée il y a quelques années. Blinken :
« Je suis tout à fait d’accord avec vous, sénateur, tout d’abord en ce qui concerne un certain nombre de mesures qui ont été prises à l’égard du Venezuela ces dernières années, notamment la reconnaissance de M. Guaidó… et la recherche d’une pression accrue sur le régime… Nous avons besoin d’une politique efficace qui puisse restaurer la démocratie au Venezuela, et comment pouvons-nous faire avancer cette situation au mieux ? … Peut-être devons-nous étudier comment cibler plus efficacement les sanctions que nous avons … »
Des temps terribles et lugubres sont à venir si Blinken dirige l’État comme il l’a promis au Sénat.
Il en est parmi nous qui cherchent quelques rayons de lumière. Des gens que je respecte beaucoup (certains, en tout cas) ont estimé que lorsque Biden a nommé William Burns, un officier de carrière du service extérieur, à la tête de la CIA, c’était une bonne nouvelle. Enfin on allait avoir de la diplomatie, pas des interventions illégales !
Au cours du week-end, on a appris que Biden allait réexaminer – pas plus pour l’instant – la qualification de terroristes des Houthis du Yémen, une étiquette que Pompeo a apposée alors qu’il vidait son bureau la semaine dernière. Enfin, nous allons cesser de soutenir la barbarie des Saoudiens !
De nos jours, les gens croient ce qu’ils ont besoin de croire, je trouve, et dans de nombreux cas, la conviction l’emporte sur la connaissance. Je mets ces personnes en garde. Au fond, Blinken nous a démontré que jamais une personne qui prétendrait modifier notre orientation impériale ne sera autorisée à occuper un poste élevé. Pour des gens comme Blinken, il s’agit simplement d’exercer une influence sans en avoir.
Voilà le pays dans lequel vivent les Américains, dans une république en ruine qui n’est plus capable de se transformer.
Patrick Lawrence, correspondant à l’étranger depuis de nombreuses années, principalement pour l’International Herald Tribune, est chroniqueur, essayiste, auteur et conférencier. Son dernier livre s’intitule Time No Longer : Americans After the American Century. Suivez le sur Twitter @thefloutist. Son site web s’appelle Patrick Lawrence. Soutenez son travail via son site Patreon.
Source : Consortium News, Patrick Lawrence, 25-01, 2021
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises