“La crainte engendrée par le Covid-19 semble en relation inverse de sa létalité”

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SOURCE : anti-k

lemonde.fr

Hervé Le Bras, directeur d’études à l’Institut national d’études démographiques

Chiffres à l’appui, le démographe Hervé Le Bras examine les conséquences de l’épidémie sur les statistiques de mortalité et d’espérance de vie. Ses calculs nuancent la gravité de l’épidémie.

Publié le 09 février 2021

Tribune.

En 2020, le nombre des décès a augmenté de 7,3 % en France. Les personnes les plus âgées ont été particulièrement frappées par l’épidémie de Covid-19. Selon l’Insee, au cours de la deuxième vague, la mortalité a augmenté de 19 % entre septembre 2020 et janvier 2021, pour celles qui sont âgées de plus de 75 ans.

Selon Santé publique France, le site officiel du ministère, de la mi-mars 2020 à la mi-janvier 2021, 59 % des personnes décédées pour cause de Covid-19 étaient âgées de plus de 80 ans alors que cette classe d’âge ne représente que 6 % de la population totale. Ces données ont pesé dans les décisions prises par le gouvernement pour combattre l’épidémie.

Ces chiffres ne prennent cependant de la valeur que lorsqu’on les compare à d’autres données. Prenons par exemple ce pourcentage de 59 % et comparons-le à celui de la mortalité habituelle. Cela est possible grâce à la répartition des décès par âge publiée par l’Insee. En 2018, dernière année disponible, 61 % d’entre eux provenaient de personnes de plus de 80 ans, soit, à 2 % près, la proportion des personnes âgées parmi les décédés du Covid-19 qui vient d’être citée. Le Covid-19 ne discrimine donc pas plus les personnes âgées que ne le font les causes habituelles de mortalité en son absence.

Causes culturelles

On peut penser que ce constat contre-intuitif résulte des mesures prises par le gouvernement pour protéger les personnes âgées. Pour le vérifier, il faudrait comparer la situation française réelle à un groupe contrôle où aucune mesure n’aurait été prise, mais cela est impossible car aucune partie du territoire national n’a été dispensée de ces mesures.

Le seul moyen disponible consiste à étudier le comportement de pays proches. Deux groupes de pays apparaissent : en Allemagne, en Suisse, en Autriche, en Suède, au Danemark et aux Pays-Bas, la proportion de personnes âgées de plus de 80 ans décédées du Covid-19 excède de plus de dix points celle des décès de cette même classe d’âge en période hors épidémie.

Inversement, en Italie, en Espagne, au Royaume-Uni, les deux proportions sont voisines, à l’instar de la France. Les politiques de lutte contre l’épidémie menées dans les pays de chacun des deux groupes ont été tellement différentes qu’on ne peut pas déceler lesquelles auraient été plus favorables que d’autres aux personnes âgées.

La liste des pays dans les deux groupes suggère plutôt des causes culturelles. Les pays où les personnes âgées ont été plus atteintes que d’habitude ont en commun des rapports familiaux plus fréquents entre générations. L’Allemagne, la Suisse, l’Autriche, la Suède, le Danemark et les Pays-Bas sont caractérisés par la « famille souche » où trois générations cohabitaient autrefois. Dans les pays où la mortalité des personnes âgées est demeurée à sa proportion habituelle, les rapports familiaux se concentrent traditionnellement au sein des familles « nucléaires » limitées à une ou deux générations. Or, la propagation de l’épidémie est fonction de la fréquence des contacts interpersonnels, en particulier entre générations.

« Seulement » six mois et demi en moins

Même si la surmortalité des personnes âgées n’est pas caractéristique de l’épidémie en France, la hausse générale de la mortalité causée par le Covid-19 reste inquiétante.

A titre de repère, lors de deux des trois épidémies de choléra du XIXe siècle, la mortalité annuelle avait augmenté de 16 %. Les 7,3 % d’augmentation constatés en 2020 sont encore au-dessous, mais au train où l’épidémie pourrait se poursuivre, ils pourraient s’en rapprocher.

On en déduit souvent que l’espérance de vie va chuter dans une proportion analogue à celle de la hausse de la mortalité. Ce n’est pas le cas. En 2020, les 7,3 % de décès supplémentaires ont entraîné seulement une baisse de 0,55 an, soit six mois et demi. Ce sera le recul le plus important depuis la Libération, mais un recul modeste quand on le compare aux vingt ans d’augmentation de l’espérance de vie depuis 1946.

Lire aussi : l’excès de mortalité en 2020 en sept graphiquesComment 7,3 % de décès supplémentaires entraînent-ils seulement 0,7 % de baisse de l’espérance de vie (0,55 an sur 82,5 ans) ? Cela est dû au niveau élevé des risques annuels de décès des personnes âgées auxquelles il reste donc peu d’années à vivre.

A 15 ans, le risque annuel de mortalité est de un pour 10 000. A 88 ans, il est de un pour dix, soit mille fois plus. A partir de l’âge de 50 ans, la hausse du risque annuel de décès est rapide et régulière, au rythme d’un accroissement de 12 % d’un âge au suivant. Les 7,3 % d’augmentation des décès en 2020 ne représentent donc que 60 % (12 % divisé par 7,3 %) de l’accroissement des risques de décès d’un âge au suivant.

Plus un risque est faible, plus il fait peur

Autrement dit, la conséquence de l’épidémie de Covid-19 aura été de décaler de 0,6 année vers les âges plus jeunes les risques de décès, donc de faire perdre 0,6 année à l’espérance de vie. Par exemple, le risque de décès d’une personne âgée de 75 ans est devenu le même que celui d’une personne de 75,6 ans quand le Covid-19 ne sévissait pas.

Il est douteux que ce changement soit perceptible, étant donné toutes les autres causes de variation de la mortalité, que ce soit la condition physique, l’environnement, la classe sociale et, il ne faut pas l’oublier, le sexe (l’espérance de vie des femmes est encore supérieure à celle des hommes de 5,9 %, selon l’ Insee).

Jusqu’ici, on a raisonné en moyenne sans tenir compte de l’observation de l’Insee sur les quatre derniers mois, rappelée au début, selon laquelle l’augmentation de la mortalité de 16 % en moyenne s’est élevée à 19 % au-delà de 75 ans (elle a été de 13 % entre 65 et 74 ans et faible en deçà). Dans le détail, cela signifie que les risques de mortalité ont à peine varié jusqu’à 65 ans. De 65 à 74 ans, au lieu de 0,6 an de décalage, il faut en compter les 13/16es, soit 0,5 an et, après 75 ans, les 19/16es, soit 0,7 an. Le risque de décès couru par une personne de 82 ans l’an passé a donc été le même que celui d’une personne de 82,7 ans en l’absence de l’épidémie de Covid-19, ce qui ne modifie pas les ordres de grandeur déjà fournis.

Article réservé à nos abonnés Lire aussi « La peur de la mort remet aux commandes le principe de sécurité contre le principe de liberté »Ces calculs nuancent la gravité de l’épidémie. Ils aboutissent à un paradoxe : la crainte engendrée par le virus semble en relation inverse de sa létalité. Mais on sait que plus un risque est faible, plus il peut faire peur car plus il semble injuste à celui qui est frappé alors que presque tous les autres en sortent indemnes. C’est l’une des raisons de la vogue du principe de précaution.

Hervé Le Bras est historien et démographe, directeur d’études à l’EHESS, directeur de recherche émérite à l’INED. Il a dirigé le Laboratoire de démographie historique (CNRS) et publié une soixantaine d’ouvrages dont « Naissance de la mortalité » (2000, Gallimard).


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