La souveraineté de l’État contre la souveraineté populaire ? Entretien avec Dardot et Laval

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SOURCE : Marianne

Dans ‘‘Dominer. Enquête sur la souveraineté de l’État en Occident’’, Pierre Dardot, chercheur en philosophie à l’université Paris Nanterre, et Christian Laval, professeur émérite de sociologie au sein de la même université, mènent une enquête généalogique et critique sur la souveraineté de l’État, qu’ils dissocient de la souveraineté populaire.

Marianne : Vous soutenez que la souveraineté de l’État ne correspond pas à l’indépendance, à l’autogouvernement, à l’autonomie, et, somme toute, qu’elle étouffe la démocratie. Qu’est-ce que donc la souveraineté de l’État et en quoi est-elle problématique en tant que principe politique ?

Pierre Dardot et Christian Laval : Aujourd’hui le terme de souveraineté est chargé, voire surchargé, de significations positives : indépendance, autonomie stratégique, etc., au point que tous les discours politiques ont rivalisé sur ce terrain les uns avec les autres, notamment pendant la première vague de la pandémie. Mais cette polysémie contemporaine du terme doit être distinguée de la différenciation interne du concept. Or cette différenciation ne concerne proprement que l’État, et non la sphère de l’économie à laquelle on l’a souvent étendue de façon inconsidérée. Souveraineté interne et externe ne sont pas en effet deux formes de souveraineté, mais deux faces d’une même réalité, celle de l’État. C’est en tant que telles que nous les distinguons, loin de les confondre. Raymond Carré de Malberg, l’un des grands théoriciens de l’État du début du XXe siècle, avait trouvé la formule synthétique : « l’État est maître chez lui ».

Car si le terme de « souveraineté » veut bien dire qu’il n’est nulle instance, nul pouvoir, nulle autre personne qui puisse en imposer à l’État et faire la loi sur le territoire qui est son domaine, on comprend qu’il doit en aller de même vis-à-vis de puissances extérieures, notamment des autres États. Pas d’ordre international tel qu’on le connaît aujourd’hui sans ce principe de maîtrise interne et d’indépendance externe. La « souveraineté nationale » est une dénomination particulière de la face externe de la souveraineté de l’État et ceci n’advient que tardivement quand la nation devient titulaire de la souveraineté, au XVIIIe siècle dans l’histoire des sociétés européennes. La Révolution française est le moment paradigmatique de cette opération de transfert de la source de la souveraineté à la nation. La démocratie, la vraie, loin de pouvoir se réduire à une simple technique de désignation des dirigeants au moyen de l’élection, consiste en l’exercice d’un pouvoir de contrôle actif des gouvernés sur les gouvernants : la rotation des charges, qui exige que chaque citoyen soit tour à tour gouvernant et gouverné, et la révocabilité permanente des gouvernants en sont des principes constitutifs. C’est en quoi la démocratie est incompatible avec la souveraineté de l’État.

Vous distinguez la souveraineté étatique de la souveraineté populaire alors qu’on aurait plutôt tendance à considérer la première comme préalable ou condition à la seconde.

En effet il nous semble indispensable de rompre avec la conception classique de la « souveraineté populaire » telle qu’elle a très longtemps prévalu, notamment à gauche où elle fait toujours de référence incontournable et structurante. En fait, sous cette appellation, on comprenait la « souveraineté du peuple », c’est-à-dire la souveraineté qui s’exerce périodiquement et rituellement lors des élections des représentants et qui serait de nature à légitimer ces représentants. C’est en ce sens que nous disons que la souveraineté du peuple fonctionne comme un principe de légitimation de la souveraineté de l’État : cela tient à la nature de la relation de représentation. La véritable souveraineté populaire est tout autre chose. L’exemple du Chili contemporain est à cet égard très révélateur. Le mouvement qui a surgi en octobre 2019 jusqu’à prendre la dimension d’une révolution populaire contre l’oligarchie néolibérale a été complètement indépendant des partis et a su s’auto-organiser sans chefs et sans leaders, notamment à travers des assemblées citoyennes autoconvoquées. Ce qui a été décisif, c’est qu’il s’est maintenu et renforcé, malgré la brutalité de la répression et en dépit du confinement sévère auquel le Chili a été soumis. Il s’est prolongé sur le terrain électoral avec la victoire éclatante du « Oui » au référendum sur la nouvelle Constitution.

“Le meilleur régime politique est celui qui ouvre à ces pratiques de souveraineté populaire l’espace institutionnel nécessaire à leur complet déploiement, et ce à tous les niveaux”

Mais cette victoire électorale n’a été rendue possible que par la poursuite des manifestations et des rassemblements sur les places des villes du Chili : c’est par là que s’est affirmée la véritable souveraineté populaire dont le « Oui » n’a été que la traduction électorale. Il ne faut surtout pas inverser l’ordre en faisant du vote pris en lui-même l’acte par excellence de la souveraineté populaire. C’est au contraire la souveraineté en acte exercée dans la rue, dans les assemblées et sur les places, qui a imposé le référendum du 25 octobre. C’est cette souveraineté en acte que les partis ont tenté de canaliser et de détourner à leur profit en essayant d’imposer une Convention mixte composée pour moitié de représentants des partis. Peine perdue : les délégués à la Convention constituante seront intégralement élus par les citoyens en avril 2021. La leçon du mouvement chilien c’est avant tout cela : la souveraineté populaire en acte a mis en déroute la logique de la représentation politique. Ce qui relève d’une véritable mystification, c’est l’idée que le peuple exercerait sa souveraineté en élisant des représentants, même lorsque ces derniers sont élus par à peine 15% du corps électoral. C’est avec la fiction du peuple comme un tout (totum) se déclarant par ces élections qu’il faut rompre, si coûteuse que soit cette rupture avec une tradition politique consacrée en France par la République. Telle que nous l’entendons la souveraineté populaire est affaire de pratiques de contrôle et son titulaire n’est jamais un totum, mais seulement une partie du « peuple » des citoyens-électeurs, celle que forment les acteurs de ces pratiques. Le meilleur régime politique est celui qui ouvre à ces pratiques de souveraineté populaire l’espace institutionnel nécessaire à leur complet déploiement, et ce à tous les niveaux.

Justement, sous quelles formes – institutionnelles ? – cette souveraineté populaire peut-elle trouver sa traduction politique ? Le mouvement des Gilets jaunes eu égard à sa revendication d’une démocratie directe et à ses assemblées populaires souveraines, en avait-il exprimé des velléités ?

Les formes de l’institutionnalité populaire ont été très diverses par le passé : il n’est que de penser à la très riche expérience de la Révolution française en 1792-93 (le mouvement des sections populaires) ou à la Révolution russe de Février 1917 (les Soviets de quartier, de soldats et d’usine, etc.), ou encore à la Révolution espagnole de 1936-37 (coopératives agricoles, usines autogérées, services publics locaux auto-administrés, etc.). Ces formes sont imprévisibles et surgissent spontanément, hors du contrôle de tout parti. La même remarque peut être faite concernant les formes qui émergent aujourd’hui. Deux exemples méritent ici d’être mentionnés : celui des Gilets jaunes en France et celui du mouvement chilien issu du « Réveil d’Octobre ». Prenons le premier mouvement qui se caractérise par une grande diversité de formes d’action et d’organisation : les occupations de ronds-points, les interventions sur les péages des autoroutes, les assemblées locales à l’échelle communale ou municipale, puis, dans un second temps, l’assemblée des assemblées qui se réunissait à l’échelle nationale dans une ville déterminée à une date précise. Ces formes procédaient toutes d’une même volonté, le refus de principe de toute représentation : « nos revendications sont nos représentants », n’ont cessé d’affirmer les Gilets jaunes. Mais il convient de ne pas fétichiser la forme « Assemblée » prise en elle-même, coupée de tout lien avec la diversité de ces formes d’action.

Ce sont les pratiques qui font la souveraineté populaire, non les formes d’organisation qui courent toujours le danger de se dévitaliser à la longue si elles ne sont pas relancées par l’activité instituante. L’autre exemple est celui de la révolution populaire chilienne. On y observe des formes d’organisation qui apparaissent à certains égards comme une « résurgence » de formes très anciennes remontant au début du XIXe siècle : les cabildos.  Mais à l’époque il s’agissait d’assemblées locales contrôlées par les notables. En 2019, ce terme désigne des assemblées autoconvoquées par les citoyens dans chaque quartier. Ces assemblées ont joué et contenu de jouer un rôle fondamental en tant que foyer d’élaboration des revendications populaires et levier des mobilisations. Elles s’articulent aux manifestations, qu’elles préparent, et aux réunions sur les places publiques qui remplissent souvent une fonction d’éducation populaire (ce fut notamment le cas pendant le débat sur la nouvelle Constitution et la place de l’Assemblée constituante). Toute une aile du mouvement a revendiqué pour les assemblées de quartier un rôle d’élaboration directe de la nouvelle Constitution. Le mouvement chilien vaut ainsi par sa durée et par sa capacité d’auto-organisation à travers des formes institutionnelles largement inédites.

L’un des principaux enjeux de votre enquête généalogique est de critiquer « l’idéologie souverainiste », formule sous laquelle vous englobez le souverainisme de droite et de gauche. Ne s’agit-il pas ici de deux souverainismes de nature radicalement différente ?

Oui, au XIXe siècle, dans le sillage de la Révolution française, le souverainisme est divisé entre les tenants de la restauration de la monarchie, c’est-à-dire des gens qui ne peuvent imaginer un changement de titulature de la souveraineté de l’État, qui reste l’attribut du Roi, et les tenants du transfert symbolique à la Nation et au Peuple de la source ultime de la souveraineté de l’État, tel que la Révolution française l’a imposé politiquement. Mais c’est de moins en moins vrai au fur et à mesure que la « droite » a cessé d’être monarchiste et s’est ralliée au consensus républicain. Et ce consensus se fait autour de l’idée que si la Nation est source de la légitimité des gouvernants, c’est bien l’État qui est « seul maître chez lui » en tant qu’il incarne et réalise la volonté de la Nation. Le clivage actuel ne se situe plus entre un souverainisme de droite (de type monarchiste) et un souverainisme de gauche (de type républicain). Extrême droite, droite et une large partie de la gauche communient depuis dans la croyance mystique en l’État-nation souverain. Il suffit d’observer l’incroyable vénération quasi-sulpicienne pour De Gaulle dans la classe politique, et jusque dans une partie de la gauche dite radicale. Les clivages existent bien sûr toujours entre les usages à faire de la souveraineté de l’État, comme ils existent sur la définition de la nation.

Mais l’entente est complète entre les « souverainistes », s’ils le sont jusqu’au bout s’entend, sur le principe de souveraineté de l’État en tant que tel. Et c’est bien ce qui est inquiétant, car cela implique un aveuglement complet de ces « souverainistes de gauche » sur la singularité historique de l’État occidental, sur les affinités électives entre cet État et le capitalisme, sur les relations d’implication réciproque entre le souverainisme et le néolibéralisme, et sur la réalité de la structure hiérarchique des États réellement existants. On n’en a malheureusement pas fini avec la grande fiction du pontificalise occidental, et on peut même dire que le « mystère de l’État » reste toujours aussi peu questionné. C’est vraiment là une affaire de religion, surtout en France.

Écartons-nous pour un instant des aspects formels et théoriques et prenons un cas concret : que reprocheriez-vous par exemple au souverainisme tel qu’il est formulé par Arnaud Montebourg ou au protectionnisme économique de François Ruffin ?

Soyons concrets comme vous dites. Comment combattre concrètement la globalisation capitaliste ? Le nationalisme de gauche, dans ses différentes versions, est-il la bonne voie à suivre ? Le postulat de ce nationalisme tient que nos problèmes sont nationaux et que la bonne échelle de leur résolution est nationale. Cette question on ne peut plus concrète est de nature stratégique. Se couper des échanges internationaux, briser le multilatéralisme, limiter la circulation des biens, des capitaux et des personnes, restreindre les coopérations internationales en matière économique, écologique, sanitaire, etc., sont présentés par les auteurs que vous citez comme des solutions à la désindustrialisation, aux inégalités sociales, aux rapports de force entre puissances, etc. Est-ce le bon diagnostic dans tous les cas ? La finance dérégulée, les migrations, Internet, le climat, le droit du travail, la circulation des idées, le terrorisme, le dumping fiscal, toutes ces questions et bien d’autres trouveront-elles toutes des issues dans le cadre national ? Poser la question c’est y répondre. Cela ne veut pas dire que l’État national ne doit rien faire, et ne peut plus rien, c’est dire qu’une grande partie des réponses ne se résoudront pas grâce à la fermeture des frontières nationales mais dans la lutte pour de nouvelles normes internationales, ce qui suppose de s’appuyer sur les mouvements sociaux transnationaux, les partis, les syndicats, les gouvernements amis à une échelle plus large, pour peser dans les rapports de force et réorganiser les structures politiques et institutionnelles qui soutiennent et encadrent la globalisation capitaliste. À commencer bien sûr par l’Union européenne.

Quels efforts sont vraiment faits aujourd’hui pour construire une gauche européenne alternative ?  Refuser les traités de libre-échange c’est une chose, passer des accords internationaux égalitaires et écologiques c’est autre chose. Il faut se battre pour une autre légalité et une autre institutionnalité internationale, et ce n’est pas le nationalisme de gauche qui nous y aidera. La question pour la gauche c’est de passer d’une logique du refus et du repli à une attitude propositionnelle et alternative, ce qui avait commencé avec l’altermondialisme mais qui s’est arrêté faute de claires perspectives stratégiques et organisationnelles.

“Un État transformé, composé de services publics mis sous le contrôle effectif des citoyens et des usagers, serait un progrès considérable par rapport à la souveraineté autoritaire telle qu’elle anime les États aujourd’hui”

L’autre aspect du problème c’est de savoir ce qu’on peut attendre de l’État tel qu’il est. L’État n’est pas une abstraction, ni même un instrument avec lequel on pourrait jouer n’importe quelle musique. Et ce n’est pas non plus une réalité isolée dans le monde. Que peut-on faire avec un État aux mains d’une « caste » de hauts fonctionnaires convertis au néolibéralisme et qui sont en osmose y compris sur le plan personnel avec les grands groupes du CAC 40, comme l’ont montré récemment les enquêtes de Laurent Mauduit ? Il faudra changer l’État de fond en comble pour mener une autre politique. Et comment y arrivera-t-on ? Suffira-t-il de gagner une bataille électorale ou bien faudra-t-il que la société se soit engagée dans une transformation d’elle-même en étendant la démocratie à tous les niveaux et en diminuant drastiquement le pouvoir central de l’État au profit d’entités politiques et productives autogouvernées ?

Votre ouvrage ranime un clivage sensible qui travaille la gauche critique : celui entre la gauche anti-étatique – la vôtre – et celle qui considère que la verticalité est indépassable dans une société, et dont la théorisation la plus systématique et aboutie se trouve dans l’ouvrage de Frédéric Lordon, Imperium. On s’attendait de votre part à une discussion plus serrée avec cet ouvrage, or vous ne lui consacrez qu’une brève note de bas de page. Pourquoi ?

D’abord nous ne sommes pas « anti-étatiques » mais « anti-étatistes ». « Anti-étatique » signifierait que nous voudrions abolir l’État, ce qui n’est pas du tout notre objectif. Nous pensons par contre que le principe de souveraineté, qui a servi à le cimenter et à lui donner la force concentrée qu’il a et la supériorité qu’il possède dans sa forme occidentale, est contraire à la démocratie telle que nous l’entendons et qui obéit à un principe d’autogouvernement. Mais un État transformé, composé de services publics mis sous le contrôle effectif des citoyens et des usagers, serait un progrès considérable par rapport à la souveraineté autoritaire telle qu’elle anime les États aujourd’hui.

Quant à la position de Frédéric Lordon, nous ne travaillons pas sur le même registre et avec les mêmes matériaux. Nous nous appuyons sur des recherches ethnologiques, historiques, philosophiques nombreuses et diverses sans nous occuper d’affirmations bruyantes sur l’éternité de l’État, lesquelles sont démenties par toutes les sources documentaires disponibles dans les sciences sociales. Les confusions qu’entretient Imperium entre l’institution et l’État comme entre la « verticalité » et l’État sont très dommageables pour la réflexion politique dont nous avons besoin et qui doit concerner les nouvelles institutions démocratiques qui pourraient remplacer les États dans leur forme actuelle, héritée d’un long passé qu’il est indispensable de connaître.  Pourquoi appeler « État » tout principe d’unité et toute architecture institutionnelle d’une société ? Cela n’a aucun fondement. L’État est une réalité historique qui apparaît dans certaines conditions comme le montre par exemple James Scott après bien d’autres.  Plus intéressant serait de se demander dans la situation présente comment il se fait que des propos aussi métaphysiques que ceux de Lordon, et comparables en ceci à ceux d’Agamben mais à un autre pôle, sont encore possibles aujourd’hui et trouvent un certain écho dans une extrême gauche qui se veut « radicale ». C’est sans doute par impuissance politique et rupture avec la tradition révolutionnaire que les uns et les autres ne parviennent pas à penser l’invention de nouvelles institutions et à inspirer les nécessaires pratiques instituantes.

“Mais cette redéfinition de la place de l’État suppose une reconstruction de ce dernier à partir du bas”

Comme alternative radicale à la souveraineté de l’État, vous proposez la « cosmopolitique du commun », qui sera le sujet du second volet de votre projet. Pourriez-vous en préciser les grandes lignes ?

Nous parlons en effet de cosmopolitique et non de cosmopolitisme. Même lorsqu’il relève du droit et non de la morale, le cosmopolitisme demeure ambigu. Ainsi, Kant rejette hors du politique le droit international et plus encore le droit cosmopolitique. Selon lui, le droit des gens présuppose que les États entretiennent une relation analogue à celle des individus dans l’état de nature et le droit cosmopolitique est réduit à un droit d’hospitalité qui n’implique aucun droit de visite et qui entend garantir avant tout la possibilité de commercer à l’échelle du monde. De notre point de vue, même si le droit a une grande importance, il faut subordonner le droit à la politique : c’est par la cosmopolitique que nous pourrons avancer dans l’élaboration d’une architecture institutionnelle à l’échelle du monde, et non l’inverse. La primauté revient à la mise en œuvre d’une « politique du monde », et non à une « cosmo-juridicité » posé comme un objectif en soi. Il nous faut donc réfléchir à ce qu’une telle politique impliquerait aujourd’hui, par exemple sur la question de l’accueil des migrants.

Mais nous devons également poser la question de la place de l’État dans une telle perspective. Notre démarche généalogique permet de concevoir un État non-souverain puisque nous considérons la souveraineté non comme un attribut essentiel de l’État, mais comme un caractère propre à l’État moderne. Mais au-delà de la question de la possibilité, c’est le caractère hautement souhaitable d’un tel type d’État qui mérite d’être souligné. Quelle pourrait être sa place dans une cosmopolitique du commun ? Assurément il n’aurait plus la place qu’il continue aujourd’hui d’occuper en raison de la constitution des États-nation au milieu du XIXe siècle : il ne serait justement plus un État-nation mais seulement un État national. Le fait d’écarter le substantif « nation » au profit du simple prédicat « national » exprime déjà cette destitution de centralité : le prédicat indique seulement l’échelon occupé par l’État dans une organisation qui le dépasserait par en haut et qui le déborderait par en bas. Par en haut, par la construction d’organisations supranationales, voire mondiales. Par en bas, par les communs s’organisant par croisement des échelles et élargissement latéral. De sorte que l’État constituerait un commun politique parmi d’autres. Mais cette redéfinition de la place de l’État suppose une reconstruction de ce dernier à partir du bas, c’est-à-dire à partir des communs, selon une logique que l’on pourrait dire fédérative pour éviter la confusion assez fréquente avec le fédéral qui procède quant à lui de haut en bas (cf. l’exemple de l’État fédéral aux États-Unis ou au Canada).

Pourrait-on envisager une alliance des États non souverains sur le modèle de la fédération des États libres envisagée par Kant dans la partie de sa Doctrine du droit consacrée au droit des gens ou droit international ? Il y est question d’une « ligue des peuples » par laquelle les États s’engageraient à se protéger mutuellement contre les attaques extérieures, donc d’une alliance purement défensive qui ne comporterait « aucune puissance souveraine », contrairement à une « constitution civile », et se réduirait à une « confédération ». Il serait tentant d’imaginer l’Europe jouer un tel rôle dans l’avenir. Mais cela tournerait le dos à un renforcement de la « souveraineté européenne » que certains appellent de leurs vœux. De plus, et surtout, le modèle kantien du fédéralisme interétatique présuppose encore la centralité de l’État en consacrant ce dernier comme seul sujet du droit public interne et comme seul sujet du droit politique international. En ce sens il ne peut guère aider à penser une cosmopolitique du commun.


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